100% télétravail ou rien !
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
C’est l’avant dernier texte de la saison avant la trêve estivale. Bonne lecture !
Ce titre volontairement provocateur pointe le danger des solutions hybrides.
Le précédent du cloud
A l’heure où les entreprises se déconfinent se pose la question du télétravail. La question est comment faire rentrer les salariés au plus vite, avant qu’ils ne prennent de mauvaises habitudes... L’avis quasi unanime est qu‘il faut donner plus de souplesse aux salariés mais que l’avenir reste au bureau. Le télétravail est vu comme une option à disposition de l’entreprise pour donner un peu de mou à certains et économiser des coûts immobiliers. En résumé, le télétravail est fait pour les subalternes, ceux pour lesquels il est important d’économiser des coûts...
Il est intéressant d’analyser comment IBM s’est fourvoyé dans le cloud car cela peut donner des enseignements sur la façon d’aborder le télétravail. Dans les années 2010, la société considérait le cloud comme une évolution de l’informatique propriétaire, un service supplémentaire permettant d’économiser des coûts par sous-traitance et de gagner en rapidité sur certaines fonctions (non essentielles). Alors qu’Amazon investissait des dizaines de milliards de dollars dans ses parcs de serveurs pour pouvoir virtualiser l’intégralité de l’informatique des entreprises, IBM voyait chiche, considérant le cloud comme un service en plus dans sa panoplie, qui pouvait lui apporter de la croissance. IBM prônait le cloud hybride, un mélange d’informatique propriétaire tournant sur des serveurs fournis par IBM pour le coeur business et un cloud IBM pour le reste. Compte tenu de l’aspect somme toute marginal du cloud, il n’était pas nécessaire d’y déployer d’énormes ressources. Pendant ce temps, AWS était un pôle d’attraction pour les développeurs, une machine à créer du code de qualité supérieure.
Quelques années plus tard, l’histoire a validé l’approche d’Amazon de cloud par défaut: depuis qu’Amazon a dévoilé AWS comme centre de profit séparé, le cours d’Amazon a été multiplié par 8 quand celui d’IBM a langui.
Quelle a été l’erreur d’IBM ? Ne pas voir que le cloud amenait à repenser radicalement l’intégralité du système d’information de l’entreprise (ou faire l’autruche car ses métiers étaient menacés !). L’approche cloud d’abord oblige à se poser la question de ce qui est vraiment exclusif à l’entreprise et doit être détenu, comment cette détention peut être propulsée par une intégration à des services cloud (puissance de calcul, algorithmes, etc.). La mutualisation par le cloud apporte une puissance de ressource incomparable ainsi que l’apport de la communauté des développeurs. C’est là le coeur de l’amélioration apportée par le cloud: l’entreprise peut s’appuyer et faire levier sur la compétence et la créativité de développeurs du monde entier au lieu de compter sur ses propres forces seulement: il y a un effet multiplicateur. Voir le cloud comme une technologie évolutive et non de rupture manquait de vision mais était compréhensible: IBM avait un modèle économique à défendre autour de l’informatique propriétaire: il était à la fois conseil, fournisseur de middleware pour aider les applications internes à tourner et de serveurs haut de gammes qu’il aidait à financer à crédit. L’approche cloud d’abord anéantissait ce modèle économique. La plupart des grandes entreprises, généralement frileuses et cherchant à justifier les lourds investissements passés, écoutaient avec bienveillance le discours d’IBM. Ginny Rometti dans la lettre annuelle d’IBM en 2015:
Il est important de noter que l'avenir du cloud est hybride, couvrant le cloud public, le cloud privé et les logiciels, systèmes et services d'intégration nécessaires pour réunir ces environnements en toute sécurité et de manière transparente. Au fur et à mesure que les entreprises migrent vers le cloud, l'hybride n'est pas une phase de transition ; c'est la destination.
Les entreprises cherchaient des excuses pour retarder l’inéluctable, invoquant la sécurité, peu importe que le Pentagone ait choisi AWS. Pourtant, un cloud protégé par les meilleurs ingénieurs de la Silicon Valley est bien plus sûr qu’une entreprise gardant son informatique propriétaire et attirant les hackers cherchant des proies faciles.
Le télétravail a bien des points communs avec le cloud. La question à poser est: les entreprises doivent-elles se remettre en question et sérieusement envisager le télétravail par défaut ?
Les points communs
J’en vois quatre:
L’enterprise typique du XXème siècle se considère comme un bunker, devant protéger son information propriétaire ou son traitement par les salariés. Tout doit se passer à l’intérieur de ses quatre murs.
elle considère le télétravail comme une option pour économiser des coûts, s’adressant aux salariés non stratégiques (cf IBM).
L’aboutissement ultime, après expérimentation due au Covid-19, est le télétravail hybride, le centre restant le travail au bureau (cf IBM).
L’entreprise se considère comme un bloc monolithe à protéger. Tant que cette conception prévaut, il y a un obstacle majeur au télétravail par défaut, comme au cloud par défaut. Le cloud par défaut est cependant maintenant mieux compris: cela fait maintenant 14 ans qu’il est prôné par Amazon, suivi de Microsoft et Google. AWS est maintenant une affaire de $40 milliards de dollars, le cloud public est largement rentré dans les moeurs. Même les banques, jalouses de leur information propriétaire pourtant, y passent. L’open source et son effet de levier sont une notion acceptée. En témoigne Jamie Dimon de JP Morgan dans sa lettre annuelle aux actionnaires 2018:
Le pouvoir du cloud est réel. Nous avons été un peu lents à adopter le cloud, ce dont je suis en partie responsable. Au début, je pensais que le cloud n'était qu'un autre terme pour désigner l'externalisation. J'ai maintenu l'opinion, qui est toujours un peu vraie, que nous pouvons gérer nos propres centres de données, réseaux et applications aussi efficacement que n'importe qui. Mais voici le point critique : Les capacités du cloud sont beaucoup plus étendues, et nous avançons maintenant à toute vitesse. Permettez-moi de citer quelques exemples :
Le cloud nous permet d'atteindre rapidement une échelle et une élasticité de la puissance de calcul qui dépassent exponentiellement notre propre capacité. Cela sera particulièrement pertinent à mesure que nous intensifierons nos efforts en matière d'intelligence artificielle.
La plateforme du cloud est agile et flexible. Elle offre un accès à des ensembles de données, à des analyses avancées et à des capacités d'apprentissage machine qui dépassent nos propres capacités. Elle augmente l'efficacité des développeurs de plusieurs façons : vous pouvez presque "cliquer et déposer" de nouveaux éléments dans les programmes existants au lieu d'écrire un nouveau code volumineux. Par exemple, l'ajout de bases de données et/ou l'apprentissage machine à une application peut se faire presque instantanément. Et certaines tâches, telles que le test du code et le provisionnement de la puissance de calcul, sont automatisées.
Le cloud offre une expérience de développement logiciel sans friction et permet à nos ingénieurs de réaliser des prototypes et d'apprendre rapidement, tout en accélérant la fourniture de nouvelles fonctionnalités à nos clients.
Il est important de noter que le cloud a atteint un degré de maturité tel qu'il peut répondre aux attentes élevées des grandes entreprises qui ont des exigences assez fortes en matière de sécurité, de procédures d'audit, d'accès aux systèmes, de cybersécurité et de résilience des entreprises.
Nous allons rapidement "remanier" la plupart de nos applications pour tirer pleinement parti du cloud computing. Nous pourrons alors décider s'il est plus avantageux d'exécuter nos applications sur le cloud externe ou sur le cloud interne (le cloud interne bénéficiera des nombreux avantages des plateformes évolutives et efficaces du cloud externe).
Il y a un quatrième point commun plus fondamental encore que je creuserai dans la quatrième partie: l’effet multiplicateur du télétravail. C’est ce qui fait du télétravail une organisation de rupture, pas une simple évolution de l’organisation actuelle. Ceux qui ne l’auront pas vu risquent d’être laissés sur le bord du chemin comme le sont aujourd’hui les retardataires du cloud.
Le télétravail hybride: une fausse bonne idée
Une réunion hybride est, pour ceux qui travaillent à distance, une expérience désagréable: la communication est moins claire que pour ceux qui sont physiquement dans la réunion, certains détails ou appartés peuvent leur échapper. Bref, la présence physique est clairement un avantage dans ce type d’organisation. Sid Sijbrandij, CEO de Gitlab, l’exprime bien dans une série de tweets:
Si la présence physique est un avantage, le management la privilégiera au moins pour lui-même et les salariés clés. Le télétravail sera alors dévolu aux salariés de seconde zone. Il est intéressant de constater que Shopify ne veut pas tomber dans le piège du télétravail hybride et requiert que toutes les réunions, même au bureau soient conduites en visioconférence, de manière à mettre tout le monde sur un pied d’égalité. De nouveau Sid Sijbrandij:
Le télétravail devient une concession faite à certains employés, il est considéré comme un avantage en nature, pour ceux qui ne sont plus dans la course à la promotion. Comme cet avantage permet d’économiser de l’immobilier, pourquoi ne pas l’octroyer pour les salariés non stratégiques ? Le télétravail hybride va créer des marginaux, des salariés non insérés dans une culture protégée par les quatre murs de l’entreprise, une culture qui privilégie la présence plutôt que le travail accompli. Créer des marginaux n’est jamais très bon, il faut tôt ou tard penser à la réinsertion et c’est là que ça peut devenir coûteux...Les entreprises ont pu constater en période de confinement que le télétravail était productif, mais c’est probablement parce que tout le monde était en télétravail, sur un pied d’égalité. Elles veulent donc ajouter une dose de télétravail sans changer leur organisation. C’est le syndrôme IBM vis à vis du cloud. Le télétravail hybride risque d’être au mieux un pétard mouillé, au pire une bombe à retardement..
Le télétravail par défaut
Débusquons tout d’abord un mythe: le télétravail par défaut ne veut pas dire qu’il n’y a plus de bureau et qu’on travaille de la maison: Amazon, société de commerce en ligne a bien des magasins physiques, qui sont un relais pour son métier principal, un moyen d’acquérir des clients. De même, bon nombre de sociétés cloud par défaut ont aussi des serveurs en propre (Dropbox, Netflix, etc.). On peut très bien faire du travail à distance dans un bureau, là n’est pas forcément la question.
La question est celle du marché du travail. Avec le télétravail, les barrières protectrices de la localisation sautent. La concurrence s’ouvre au monde entier au lieu d’être limitée à un rayon limité par le temps de transport. Un salarié peut trouver dans le monde entier le job qui lui correspond vraiment, une entreprise peut recruter dans le monde entier. Les lois de la concurrence tirent les compétences vers le haut. Le télétravail pousse à maitriser à fond une compétence et à l’actualiser, à ne pas se reposer sur le cocon représenté par les quatre murs de l’entreprise. La maitrise d’une compétence devient le point de focalisation, compétence qu’on va confronter avec ses pairs pour progresser, obtenir sa reconnaissance et se forger une réputation. Il ne s’agit plus de cacher son savoir propriétaire, mais de l’afficher au contraire et de batir sur le savoir des autres. C’est difficile à concevoir pour un français pétri de l’esprit de Jean de La Fontaine et de la fable: le corbeau et le renard. Le forum en est l’instrument. L’exemple et le précurseur est la communauté internationale de développeurs construisant une alternative à Windows. Alex Danco dans cet essai écrit:
Linux a prouvé qu'il n'y a pas de limite supérieure à la valeur que l'on peut tirer d'un forum de discussion ou d'une liste de diffusion, si l'on a bien compris la dynamique sociale. L'internet a permis aux praticiens du code de se retrouver facilement, de fraterniser et de se disputer sur les méthodes et les meilleures pratiques, presque comme les artistes. Le fait qu'aucune de ces personnes ne se soit jamais rencontrée en personne, ou n'ait partagé une culture ou une expérience de vie commune, n'a fait aucune différence. Leur artisanat était leur culture commune.
Ce commentaire fait suite à l’analyse de Linux faite par Eric S Raymond dans The Cathedral and the Bazaar:
Linux a été le premier projet pour lequel un effort conscient et réussi a été fait pour utiliser le monde entier comme réservoir de talents. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence si la période de gestation de Linux a coïncidé avec la naissance du World Wide Web, et que Linux a quitté ses balbutiements pendant la même période en 1993-1994 qui a vu le décollage de l'industrie des fournisseurs d'accès Internet et l'explosion de l'intérêt général pour l'Internet. Linus [Torvalds] a été la première personne à apprendre à respecter les nouvelles règles que l'accès omniprésent à Internet a rendues possibles.
Si un Internet bon marché était une condition nécessaire à l'évolution du modèle Linux, je pense qu'elle n'était pas suffisante en soi. Un autre facteur vital était le développement d'un style de leadership et d'un ensemble de coutumes coopératives qui pourraient permettre aux développeurs d'attirer des co-développeurs et d'obtenir un maximum d'effet de levier de ce média.
Le fonctionnement de la communauté open source avec son effet multiplicateur sur les compétences va se généraliser dans le monde du travail, donnant un avantage incontestable aux entreprises qui adoptent le télétravail par défaut, récolterons les meilleurs éléments et pourront mettre à jour régulièrement les meilleures pratiques. C’est ainsi que depuis Wikipedia, fonctionnant sur le modèle décentralisé et ouvert, on n’entend plus parler d’autres encyclopédies propriétaires. Ces entreprises devront utiliser les forums et applications sur lesquels les praticiens d’un art s’expriment et le font progresser. LinkedIn et son graphe social encourageant le politiquement correct sont complètement dépassés dans une telle logique. Microsoft a vu juste en absorbant Github en 2018. C’était certes un moyen de se rapprocher de la communauté des développeurs, mais aussi de pouvoir faire évoluer LinkedIn vers un nouveau type de graphe social, celui centré sur les passionnés d’un art.
Les outils de productivité se mettent en place pour favoriser l’interaction à distance sur les sujets professionnels, l’équivalent du forum appliqué à un sujet précis. Le tableau blanc et les stabilos qui trônent dans les salles de réunion del’entreprise sont remplacés par Google Doc, sur lequel ont peut apporter des modifications du monde entier à distance et tirer parti de la sagesse des passionnés pour traiter efficacement un sujet. La suite Office n’est pas en reste, Microsoft ayant annoncé à sa récente conférence des dévelopeurs, le lancement de Fluid rendant plus facile le partage des applications Excel, Word, etc. de Sid Sijbrandij de nouveau:
Les nouveaux outils de productivité incluent tous maintenant la possibilité de créer des tableaux blancs virtuels, que ce soit Notion, Coda ou autres.
L’idée de passer en télétravail par défaut est de pouvoir recruter et faire travailler les meilleurs, en s’appuyant sur l’effet de levier de leur réseau, avant que les autres sociétés finissent par avoir la même idée. Car les meilleurs seront intéressés par un marché du travail mondial et la possibilité de s’y faire reconnaitre. C’est un pari audacieux qui nécessite une organisation particulière propre au télétravail. Le télétravail n’est pas l’anarchie, c’est de l’informel organisé nécessitant qu’un certains nombre de codes soient appris et respectés, sur la durée des réunions, leur déroulé, etc. . La présence d’un siège social peut poser problème car elle favorise l’hybride, donc la création d’un salariat à deux vitesses. Pour éviter ça, Shopify qui passe en télétravail par défaut tout en gardant son siège social, impose que toutes les réunions, même au siège se tienne par visio-conférence. La structure hiérarchique d’une entreprise en télétravail par défaut change également. Chacun devient son propre patron, et reporte à des personnes différentes en fonction des projets, voire en dirige certains. C’est à proprement parler une révolution, qui rencontrera beaucoup de résistance. N’en était-il pas de même du cloud public il y a quelques années ?
Même si le Covid-19 a accéléré la prise de conscience que le télétravail à 100 % pouvait être efficace, il faudra de nombreuses années pour faire changer la structure du traitement de l’information hiérarchique de l’entreprise traditionnelle. Il faut réaliser que le nouveau siège social est le cloud ! Même des Google ou Facebook peuvent être gênés car ils ont grandement misé sur la qualité de vie au travail et ont du mal à adopter franchement cette approche. Il faudra donc surveiller les audacieux qui franchissent le pas et dont certains constitueront probablement les grandes réussites de demain, tout comme l’ont été les sociétés cloud par défaut. Citons parmi ceux-ci Shopify, Square, Gitlab, Elastic, Basecamp et même une compagnie d’assurance (Nationwide Insurance).
Si le télétravail par défaut évite l’écueil de créer deux catégories de salariés au sein de l’entreprise, il n’en est pas de même globalement. L’ouverture du marché du travail à la concurrence mondiale va laisser beaucoup de monde sur le carreau, notamment ceux qui n’ont pas de passion spécifique approfondie. Il faut s’attendre à une casse sociale encore pire que celle que nous connaissons aujourd’hui. Et pour les exclus une difficulté à se révolter contre des institutions dissoutes dans le cloud. Un combat épique risque d’être mené entre les Etats-Nations, censés protéger tous leurs citoyens et les opérateurs cloud, les nouveaux sièges sociaux des entreprises du futur, bénéficiant de la mondialisation pour étendre leur chiffre d’affaires à coût marginal nul.
Bonne semaine à tous,
Hervé de La Morinerie