Ant Group: l’invasion aura-t-elle lieu ?
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Ant Group va-t-il décimer le système bancaire ?
Ant Group, le bras financier d’Alibaba va être introduit en bourse de Hong Kong et Shanghai prochainement. La valeur de l’IPO est estimée à $250 milliards plaçant la capitalisation boursière d’Ant Group à un niveau presque équivalent à celle de JP Morgan.
Ant Group (anciennement Alipay) était au départ le système de paiement sécurisant les transactions de la plate-forme Taobao (Alibaba): Alipay était pour Alibaba l’équivalent de PayPal pour Ebay. Puis Alipay s’est étendu pour organiser les paiements en dehors de l’univers Alibaba grâce à l’invention du smartphone et l’utilisation du QR code (2011). L’étape suivante fut de créer en 2013 un fonds monétaire pour canaliser les dépôts des clients d’Alipay. C’est ainsi que Yu’ebao est devenu un des plus gros fonds monétaires au monde. Alipay devenu Ant Financial en 2014 puis Ant Group en 2020, créa alors deux types de crédit à la consommation: Huabei et Jiebei. Enfin après s’être lancé dans l’assurance, une petite partie du business aujourd’hui, Ant Group s’est mis à vendre son infrastructure technologique à d’autres partenaires banquiers, gestionnaires d’actifs et assureurs.
Vu à travers ce tweet, on voit mal comment les banques traditionnelles pourraient résister à un tel Tsunami:
La production par tête est de $800 000 chez Ant Group alors qu’elle est de $450 000 chez Bank of America. Ant est plus productif.
Ant Group a plus de 700 millions de clients alors que Bank of America en a moins de 70 millions. Ant a plus d’effet d’échelle.
Le chiffre d’affaires par client est de $15 pour Ant Group quand il est de $1 300 pour Bank of America. Ant a plus de potentiel.
Le chiffre d’affaires d’Ant Group progresse de 30% à 40% par an alors que celui de Bank of America stagne. Ant gagne des parts de marché à la Gengis Kahn.
La provision pour pertes de crédit s’élève à 0,1% des encours pour Ant Group et 2% pour Bank of America. Ant maîtrise mieux son risque de crédit.
Sachant que Bank of America est une des banques les mieux gérées dans le monde, au même titre que JP Morgan, il n’est pas difficile d’entrevoir comment le système bancaire mondial pourrait être sérieusement ébranlé dans le futur par cet ouragan.
Des torchons et des serviettes
Tout d’abord, pour relativiser le tweet ci-dessus, il est important de préciser que Bank of America et Ant Group ne sont pas dans le même métier malgré les points communs: le premier vend l’accès à son bilan, le deuxième l’accès à sa technologie:
Bank of America s’appuie sur un bilan de $2,7 trillions estampillé par le gouvernement des Etats-Unis ainsi que sur une intégration maximale de toutes les composantes de ses métiers pour véhiculer la confiance. Cette confiance est l’ingrédient indispensable incitant ses clients à lui confier son argent.
Ant Group est une émanation d’Alibaba, une création de Jack Ma, donc naturellement a été conçu comme une plate-forme. Le principal ingédient d’une plate-forme est la liquidité. Celle-ci peut s’obtenir à coût de subventions (Uber) ou plus astucieusement en en étant le premier gros client. C’est la stratégie d’Amazon qui a d’abord commencé comme distributeur en ligne, ce distributeur devenant le premier client de la place de marché, laquelle place de marché est devenue le premier client de l’infrastructure informatique (AWS). Un premier client qui fait un tabac et s’impose sur la concurrence fait des émules, et ces émules vont constituer la liquidité de la plate-forme. C’est ainsi que de premier client en premier client, Ant Group devient une plate-forme informatique pour les banques partenaires, un cloud bancaire permettant d’héberger les dépôts, les crédits, la gestion d’actifs pour compte de tiers, les paiements, l’assurance, etc.: un cloud spécialisé disposant des algorithmes ad hoc pour exercer le métier. Comme un opérateur cloud, Ant Group se rémunère sous forme d’abonnements. Derrière le premier client…se cache la plate-forme…63 % du chiffre d’affaires en 2019 contre 44 % deux ans plus tôt et en marche pour les 80 %.
Les deux affaires ne peuvent être plus différentes. La première est une affaire verticale se concentrant sur une clientèle qu’elle connait bien (pour éviter les risques de crédit) et à qui elle essaie de vendre le plus de services possibles (le fameux “cross selling”), en maitrisant toute la chaine de fabrication, jusqu’à l’informatique, pour inspirer la confiance. La deuxième est une affaire horizontale, cherchant à s’étendre au maximum en tirant profit du coût de distribution quasi nul de l’internet, sans viser une intégration qui serait un frein à son expansion. Peut-il y avoir collision des deux modèles économiques dans le futur ? Ant Group est-il une menace pour le système bancaire traditionnel ?
Horizontal contre vertical
Il n’y a pas de supériorité marquante d’une affaire horizontale par rapport à une affaire verticale, contrairement aux apparences: l’affaire horizontale à succès joue effectivement les Gengis Kahn, s’étendant à la vitesse de l’éclair. mais l’affaire verticale peut faire de la résistance et vivre correctement avec une petite croissance sur les meilleurs clients. C’est exactement le cas de l’iPhone qui résiste très bien à la plate-forme conquérante Android.
Ce graphique montre bien l’érosion de la part de marché de l’iPhone par rapport à celle de l’écosystème Android: une baisse de 16 % à 13 % entre 2014 et 2019. Pour autant, l’iPhone s’adresse à la clientèle la plus exigeante, la plus fortunée et Apple gagne en vendant des services supplémentaires à cette clientèle (Apple Music, Apple TV plus, Apple Fitness +, etc.). Le résultat est que la capitalisation boursière d’Apple a enfoncé celle de Google pour dépasser largement le $ 1,5 T. La stratégie verticale d’Apple par une parfaite intégration de toutes les parties lui permet de gagner la confiance de ses clients sur le long terme et d’avoir un taux de fidélité de plus de 99 %. L’absence de “churn” est précieuse car elle évite de reconquérir les clients à chaque fois, opération très coûteuse. Google de son côté est moins préoccupé par le “churn”, qui sera subi par le fabricant de smartphone Android, pas par lui. Il lui importe d’avantage d’être un standard pratique pour les fabricants qu’un produit très soigné. Apple contre Google, n’est-ce pas Bank of America (ou JP Morgan) contre Ant Group ? Les grandes banques occidentales sont non seulement intégrées mais s’adressent à la clientèle la plus aisée au niveau mondial en leur vendant le plus de produits possibles. Une différence notable cependant est l’appréciation par les clients: le Net Promoter Score (NPS) d’Apple est supérieur à 50 quand celui de Bank of America est à -24 (celui de JP Morgan n’est guère meilleur à 4) ! Les clients ont confiance mais ne sont pas du tout emballés par le service, ce qui laisse une ouverture…contrairement à Apple.
Le risque est plutôt le sort que fait subir TSMC à Intel actuellement. Intel qui intègre conception et fonderie a fini par se faire rattraper puis doubler par TSMC sur le process. TSMC réalise uniquement la fabrication, a un modèle économique horizontal, logique pour ce type d’affaires: important frais fixe pour lancer la fonderie (de l’ordre de $15 milliards pour les dernières générations), puis amortissement sur un maximum de puces par la suite. Le secret de la réussite fabuleuse d’Intel était d’être horizontal et vertical, il était seul sur les microprocesseurs. Avec la montée en puissance du smartphone, Intel a perdu son monopole et s’est retranché sur les serveurs, en gardant son intégration. Intel est quasiment le seul client de sa fonderie. De ce fait, le coût fixe de départ est plus difficilement amorti sur le nombre de puces fabriquées, ce qui donne un avantage à TSMC. Le bénéfice de l’intégration compense de moins en moins le manque d’échelle.
Les grandes banques occidentales ont elles un modèle Teflon à la Apple ou risquent-elles le sort subi par Intel ? La désintégration du modèle économique bancaire est-elle possible sous l’effet des coups de butoir d’Ant Group ? C’est la question à $250 milliards.
L’expérience utilisateurs: talon d’Achille ?
L’expérience utilisateur des grandes banques occidentales est plutôt catastrophique. Le service est lent, bureaucratique; les applications, point de contact privilégié avec le client maintenant sont peu conviviales, et même si elles sont programmées en C++ ou .net doivent s’intégrer aux programmes historiques utilisant le cobol ! De nombreuses FinTech essaient de s’introduire dans cette faille pour proposer des services plus performants et éliminer les frictions par une meilleure UI. Le paiement est l’arme de choix car il ne nécessite pas l’immobilisation de capitaux importants pour inspirer la confiance, ni n’est soumis à une réglementation aussi stringente que le métier traditionnel de banquier. En revanche il demande une bonne infrastructure technologique pour supporter un volume en croissance exponentielle. C’est la brèche dans laquelle se sont engouffrées les FinTech à succès comme Paypal, Stripe, Adyen ou Square, même si ces sociétés sont limitées par l’emprise de Visa/Mastercard. Le problème ensuite est de passer du paiement à la banque, de la gestion de l’exponentiel, très bien assumée par la technologie à la gestion du risque, nécessitant du jugement, une qualité proprement humaine, presque artisanale. Square est l’exemple le plus abouti de la FinTech passant du paiement à la banque: au départ, terminal de paiement pour les marchands, Square a crée CashApp, une application permettant aux particuliers de déposer leur argent et de le transférer à leurs proches. L’application a récolté près de $2 milliards de dépôts et il faut songer maintenant à les prêter: Square a déposé un dossier de licence bancaire pour lancer une activité de crédits PME dès 2021. Le succès de Square, sanctionné par une progression de 130 % du cours de bourse depuis le début de l’année, une capitalisation boursière de $64 milliards (les 2/3 de celle de Citigroup), ne doit pas occulter ce simple fait: alors que CashApp a levé $1 milliard de dépôts pendant le covid (une progression de +86 % depuis mars), les banques dans leur ensemble en ont levé $2 trillions ! De CNBC, le 21 juin 2020:
C'est la version du monde bancaire qui veut que les riches s'enrichissent de plus en plus.
Selon les données de la FDIC, une hausse record de 2 000 milliards de dollars en espèces a touché les comptes de dépôt des banques américaines depuis que le coronavirus a frappé les États-Unis en janvier.
Le mur d'argent qui afflue dans les banques n'a pas de précédent dans l'histoire : rien qu'en avril, les dépôts ont augmenté de 865 milliards de dollars, soit plus que le précédent record pour une année entière…<
>…Selon la FDIC, plus des deux tiers des gains sont allés aux 25 plus grandes institutions. Et cela s'est concentré au sommet de l'industrie : JPMorgan Chase, Bank of America et Citigroup, les plus grandes banques américaines en termes d'actifs, ont connu une croissance beaucoup plus rapide que le reste de l'industrie au cours du premier trimestre, selon les données des entreprises.
"De toute façon, cette croissance a été absolument extraordinaire", a déclaré Brian Foran, analyste chez Autonomous Research. "Les banques sont inondées de liquidités, elles sont comme Scrooge McDuck nageant dans l'argent."
Le job principal des banques n’est pas de fournir une interface rapide et intuitive pour réaliser des opérations financières mais de faire office de coffre-fort inviolable. Le coffre fort est un objet lourd, fixé au sol qui n’est pas censé bouger. C’est le contraire de ce qui est demandé d’une société technologique ! Les Fintech qui développent une stratégie frontale d’attaque des banques, c’est à dire la plupart des Fintech occidentales n’ont aucune chance de gagner la bataille, elles risquent même de s’y épuiser. La stratégie d’Ant Group est astucieuse, car il se cantonne à vendre de la technologie propulsée par les données recueillies grâce à la maitrise des paiements, les activités bancaires qu’il exerce lui permettant juste de mettre le pied à l’étrier. Il évite ainsi d’avoir à exhiber des fonds propres lourds pour satisfaire aux exigences réglementaires et peut vendre à l’infini sa capacité de traitement informatique précise à coût marginal nul. Et le réel bénéfice pour lui est d’alimenter la machine Alipay en transactions, donc en données précieuses et IA.
La désintégration du métier de banquier
Il faut me compter parmi les sceptiques. Certes Ant Group fournit ses services technologiques (pricing, commercial, tuyauterie) à 2 000 institutions financières, lesquelles pourraient gagner en compétitivité par rapport aux majors et les faire trembler. Les encours de crédit gérés sur la plate-forme Ant atteignent $350 milliards, les produits d’investissement $700 milliards, cela commence à compter. Mais le plus spectaculaire est le volume de paiement géré annuellement: $ 20 T rien qu’en Chine, le double de Visa dans le monde entier. En revanche l’international est nettement plus faible: $100 milliards de paiements annuels. Cela laisse à penser que le modèle, même s’il est efficace en Chine, n’est pas forcément facilement exportable. Voici donc les raisons pour lesquelles Ant Group n’est à mon sens pas une menace pour les grandes banques tournant encore au Cobol:
Les deux points forts d’Ant Group sont les paiements (la capacité à traiter une volumétrie énorme) et par voie de conséquence l’intelligence artificielle (la capacité à prévoir le comportement des clients): les paiements sont une activité extraordinaire pour créer des algorithmes performants d’intelligence artificielle car ils permettent de voir les décisions réelles d’achat. Ce sont deux activités plus généralement où la Chine a l’avantage par rapport à l’Occident. Enfin ce sont deux activités étroitement liées à l’appareil de surveillance chinois. Les paiements et l’intelligence artificielle donnent des renseignements sur le comportement des citoyens chinois, non seulement à Ant Group mais à l’Etat. Cette surveillance institutionnalisée et les rétorsions potentielles à l’encontre des mauvais payeurs sont plus efficaces que n’importe quel algorithme pour éviter les impayés. Au moment où les pays se tendent les uns contre les autres et où grâce à la centralisation de l’internet, une app est très facile à proscrire, on peut imaginer la difficulté croissante à exporter un tel produit, quel que soit sa qualité ! Déjà Alipay s’est fait interdire en Inde le 2 septembre au même titre que 118 apps liées à la Chine, dont Tiktok. Ce n’est que le début.
Les systèmes de paiement occidentaux (Visa et Mastercard) ont un effet réseau massif, sont plus avancés qu’Alipay en matière d’expérience utilisateur (NFC au lieu de QR code) et connectées aux données massives des banques (achat de Plaid par Visa). Alipay a pu percer en Chine car l’équivalent de Visa, Union Pay était très peu répandu. La société a pu s’y imposer et devenir le principal collecteur de données, donc le meilleur en IA. Visa et Mastercard forment un rempart à Alipay et par conséquent à Ant Group qui ne pourra s’appuyer dessus pour déployer ses solutions technologiques. Les FinTech occidentales sont également coupées de la possibilité de développer des capacités technologiques pour compte de tiers car ils n’ont pas les données: ce sont les banques et Visa/MasterCard qui les maîtrisent. Les Fintech occidentales doivent fastidieusement, dans un univers très concurrentiel, fabriquer les leurs, en se battant sur l’UI plus que la qualité de l’intelligence artificielle. L’avantage est beaucoup plus ténu. Elles doivent se poser en concurrentes des banques pour exploiter leurs données ou en partenaires mais sur l’UI seulement. Un concurrent arrive avec une meilleure UI et s’en est fini de leur avantage.
Les algorithmes d’Ant Group, en particulier les plus précieux pour une banque, ceux qui anticipent les pertes sur crédit, seront nettement moins performants ailleurs où le gendarme chinois est absent.
Enfin, Ant Group, sans doute conscient de tous ces obstacles limite ses ambitions à la Chine où le potentiel pour lui réside. Extrait du prospectus d’IPO:
Seule la Chine est mentionnée dans les opportunités.
Tout ceci ne veut pas dire qu’Ant Group n’a pas de potentiel. Le système bancaire chinois passe du moyen âge à l’âge technologique en quelques décennies, avec 1,4 milliard de consommateurs à la clé. Ant Group est l’acteur majeur de cette transformation. Mais désormais, comme le dit l’adage, chacun chez soi et les vaches seront mieux gardées.
Bonne fin de semaine,
Hervé