Back to the future
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris la règle du jeu.
Bonne année 2020 à tous ! C’est la période des prédictions et le moment de s’interroger sur ce que nous pouvons effectivement prévoir.
De Venkatesh Rao (Breaking smart, 6 décembre 2019) :
En prenant du recul, je pense qu'il est important de comprendre l'innovation comme le processus qui consiste littéralement à inventer le temps lui-même. La marque du succès est que le présent commence à se sentir mort, comme le passé, et la tête de pont du futur dans le présent, appelons-le une colonie temporelle gibsonienne, se sent comme un portail pour revenir dans le présent. C'est presque comme s'il y avait eu un décalage dans le temps et qu'on était revenu dans le passé et qu'il fallait franchir un portail pour revenir au présent. Il y a un sentiment d'inévitabilité à votre expérience de la nouvelle technologie, et un sentiment de déréalisation - les choses ne semblent pas tout à fait réelles - dans votre expérience continue des technologies existantes en place.
La prévision et son corollaire, la gestion de l’incertitude est le propre de l’homme, ce qui le fait bouger. Si nous nous sommes répandus aux quatre coins de la terre, c’est bien parce que quelques uns de nos ancêtres ont eu l’idée de quitter l’Afrique, prévoyant un monde meilleur (ou moins pire) autre part. La prévision ne regarde pas exclusivement le futur: prévoir consiste à utiliser des données connues pour en trouver d’autres, qu’elles soient dans le passé, le présent ou le futur; prévoir c’est réduire l’incertitude. Claude Shannon, inventeur de la théorie de l’information considérait l’information comme le nombre de bits minimum nécessaires pour comprendre un message avec le moins d’incertitude possible. L’intelligence artificielle essaie de repérer la façon dont les données s’agrègent pour en tirer des prévisions: après avoir enregistré des millions d’images de chat, l’IA peut en reconnaître un avec de bonnes chances de ne pas se tromper. Mais comme le disait Pierre Dac:
Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir.
Les différentes voies pour explorer le futur
Prenons l’exemple d’un producteur de films. Comment savoir si le film qu’il produit connaîtra le succès ?
la première méthode consiste à multiplier les données sur les goûts potentiels des spectateurs et en tirer les enseignements pour produire le film. Le principe de base est que ce qui a plu plaira encore et cela explique pourquoi les studios exploitent leurs franchises au maximum (Star Wars, Marvel, etc.). L’intelligence artificielle est particulièrement adaptée à ce type d’approche, Netflix notamment l’utilise pour coller les souscripteurs à des programmes. Elle a ses limites car les gens aiment bien être surpris, ce qui n’est pas forcément le cas pour d’autres types de prédiction.
La deuxième méthode est d’inventer le futur, selon la fameuse maxime d’Alan Kay: il est plus facile d’inventer le futur que de le prédire. Si Disney ou Netflix sont le chantre de la première méthode, où la marque est un signe de fiabilité, de consistance, HBO illustre la deuxième où la créativité est première. Le modèle HBO est viable car dans l’industrie du cinéma, un bide n’est pas une catastrophe (une heure et demie de perdue pour le spectateur) alors qu’un grand succès change la donne. En inventant plusieurs futurs possibles, on espère trouver le bon!
Dans certains cas (manque de données, incertitude radicale), il vaut mieux inventer le futur. Dans d’autres cas, les données sont une indication précieuse et enfin il y de nombreux cas ambigus. L’inclinaison des gens à acheter peut être prévue avec une probabilité correcte. C’est le combat que mènent Amazon, Google et Facebook pour anticiper les achats de leurs utilisateurs. L’intelligence artificielle est leur arme. Les marchés financiers sont un exemple de l’ambiguïté de prévoir le futur. Le meilleur système ne peut prévoir le futur que si sa technique est propriétaire. Des qu’elle est copiée, et cela va très vite à une grande ampleur, le mécanisme de prédiction ne fonctionne plus. Cela explique pourquoi Jim Simons (Renaissance Technologies) est un paranoïaque du secret. Enfin, la technologie avance par surprise. C’est pourquoi elle progresse souvent après des périodes de bulles où on finance n’importe quoi et dans les périodes de récession où l’Etat prend le relai pour financer n’importe quoi. De ce n’importe quoi sortent de grandes choses !
La troisième méthode décrite par Venkatesh Rao est de découvrir les poches d’inévitabilité du futur, de construire un pont entre présent et futur, qui permette d’accéder au futur comme si c’était le présent, transformant alors le présent en passé. Bref , il s’agit de découvrir quand le futur est déjà écrit. Comme l’explique Venkatesh Rao, l’exercice est difficile, car il faut ressentir ce pont dans les tripes, ce n’est pas un exercice rationnel: le présent doit nous paraître obsolète!
Le futur est rarement inévitable, sur des rails. Il est le plus souvent à la croisée de chemins brumeux, offrant de nombres variantes. Par exemple, il est difficile de savoir si et comment réalités augmentée et virtuelle vont percer. Voudra t’on superposer des informations virtuelles à la réalité ou le contraire ? Quel plus cela apportera t-il à nos vies, si ce n’est de surcharger notre vue ? De même il est encore difficile de savoir comment les crypto-monnaies vont nous impacter, même si on en parle beaucoup. Elles risquent d’être reléguées au rang des activités occultes, celles qui requièrent l’anonymat. Je recherche plutôt les zones d’inévitabilité où l’adoption massive n’est freinée que par une contrainte temporaire. Côté business les conséquences sont simples: soit vous êtes sur le pont, soit vous vous dirigez vers le précipice, il n’y a pas de voie médiane.
L’exemple de Dropbox
Dropbox a à priori toutes les caractéristiques d’une affaire du futur: application de stockage dans le cloud, accessible à partir de tout PC ou Smartphone, par abonnement, candidat à l’intégration de multiples autres applications comme Zoom, Slack, etc. dans son espace collaboratif. Dropbox veut devenir le point de passage pour le collaborateur qui pourra accéder à toutes ses fonctions cloud, le service de base étant la gestion des fichiers. De plus Dropbox à une bonne croissance de l’ordre de 20 % par an et génère du free cash flow. Que demander de plus ?
C’est là que construire un pont avec le futur peut être intéressant. Prenez et payez votre Uber sur un simple clic, vous êtes transposé immédiatement dans le futur. Avoir sa propre voiture devient « passé ». Le futur est une mise en relation pour répondre à une fonction précise. L’objet devient archaïsme, gaspillage, (peu utilisé, nécessitant un stockage, une maintenance, etc.), relégué en arrière plan. L’informatique a été construite sur le modèle de l’objet: un fichier est une valise virtuelle, on parle de classeur Excel, document Word, etc. Il est fort à parier que notre représentation mentale n’aura plus besoin de s’appuyer sur les objets à l’avenir, puisqu’on raisonnera fonction. Dropbox sera alors vidé de sa substance, la gestion des fichiers. Si fichiers, il y a, leur gestion sera faite par les grandes usines cloud comme AWS et Azure, et nous accéderons directement à l’information ou service souhaité. Il faut s’imaginer le futur comme bipolaire: d’un côté les applications qui fournissent des fonctions (Uber, Airbnb, Spotify, etc.), de l’autre des usines qui gèrent les objets sous-jacents: des parcs d’ordinateurs, de voitures, de logements, de bureaux, etc. Il n’y a pas de place dans ce futur pour un Dropbox qui fait du fichier le centre du monde. Simon Pitt dans un article intitulé : les fichiers sont une espèce en voie de disparition explique bien le contexte:
Le fichier a été remplacé par la plate-forme, le service, l'écosystème. Cela ne veut pas dire que je propose que nous menions un soulèvement contre les services. Vous ne pouvez pas arrêter le progrès en bouchant les tuyaux Internet. Je dis cela pour pleurer la perte de l'innocence que nous avions avant que le capitalisme n'envahisse inévitablement Internet. Quand nous créons maintenant, nos créations font partie d'un énorme système. Nos contributions sont une minuscule tache dans une grappe élastique de base de données. Plutôt que d'acheter et de collectionner de la musique, des vidéos ou d'autres artefacts culturels, nous sommes exposés au tuyau d'alimentation : toute la culture qui fait rage sur nous, pour 12,99 $ par mois (ou 15,99 $ pour la HD) tant que nous maintenons nos paiements comme de bonnes entités économiques. Quand on arrête de payer, il ne nous reste plus rien. Pas de dossiers. Le service est révoqué.
De toute évidence, les dossiers sont toujours là. C'est juste que nous sommes de plus en plus éloignés d'eux.
Dropbox, tout comme Box son concurrent, sont des exemples de « value traps ».
Le futur de l’objet
Des différentes fonctions exercées par un objet, une subsistera à l’invasion du software: l’apport de statut social. Ce dernier ne peut être commandé à partir d’une application et sera probablement le dernier à l’être. Le software a un coût marginal nul, donc vocation à être répandu partout, c’est l’inverse de ce qu’on entend d’un statut social. Plus l’objet perdra de sa fonction strictement utilitaire, plus il servira de faire valoir social. Le corollaire de l’urbanisation est l’anonymat qui nous pousse à envoyer des signaux de qui nous sommes (une autre forme de langage). Que veut on signaler aujourd’hui ? Deux facettes contradictoires:
La réussite: les objets luxueux sont un excellent signal de la réussite sociale. Ils sont exclusifs, donc rares d’une part et manifestent une exubérance, un trop plein d’autre part (souvent manifesté en premier dans l’emballage). L’objet est parfait, unique dans la réalisation de sa fonction de base mais fait encore plus. Ce n’est pas sans rappeler le « il y a encore autre chose » de Steve Jobs lors des keynotes d’Apple. Le luxe signifie surabondance car la réussite permet l’exubérance. A défaut de luxe, les objets premium font l’affaire. On peut facilement imaginer à l’avenir une bifurcation des objets entre le tout venant qui fournira les fonctions de base par application et le premium/luxe qui enverra le signal de réussite. Dans un tel monde les marques fortes ont leur chance, les marques moyennes seront éliminées.
La préoccupation pour la planète. La pression s’accroît, tout le monde veut être un bon citoyen, c’est à dire celui qui ne gaspille pas. On mange moins, mais on mange bio, on cuisine plutôt qu’on achète de la nourriture industrielle, on apprend à acheter intelligent. La fréquentation des hard discounters a évolué ces dernières années: de plus en plus de gens aisés viennent y faire leur courses. Extrait de Hard Discounters:
Le phénomène du shopping intelligent Où vous faites vos courses a toujours été l'un des grands signes de statut social en Grande-Bretagne…Pour les classes moyennes, c'est Marks & Spencer, pour la classe moyenne supérieure Waitrose, et Morrisons est le fief de la Grande-Bretagne de la classe moyenne inférieure. Pourtant, en 2017, un Britannique sur deux faisait ses courses à Aldi ou à Lidl. Pourquoi? La stagnation des revenus est une explication, mais il y en a plus. De plus en plus, il est considéré comme des achats «intelligents» d'acheter des produits hard-discounter de qualité (soi-disant) comparable à un prix beaucoup plus bas, plutôt que d'être «arnaqués» par des marques de fabricants à prix élevé ou les marques de magasins proposées par Tesco. , Kroger ou Coles. Le phénomène du shopping intelligent ne se limite pas à la Grande-Bretagne, ni même à l'épicerie. Il s'agit d'une tendance mondiale du comportement des consommateurs. Les achats pour les marques à bas prix se trouvent dans les investissements (par exemple Vanguard), les compagnies aériennes (Spirit, Ryanair), les meubles (Ikea), l'électronique grand public (Vizio, Media Market), les vêtements (Primark, H&M), l'automobile (Dacia, Daihatsu) et les soins de santé (Aravind, Teva). Les achats intelligents fournissent une motivation positive pour faire ses courses chez les hard discounters. Vous achetez chez Lidl ou Trader Joe's, non pas parce que vous le devez, mais parce que vous le souhaitez. Il est maintenant cool de faire ses courses de manière avisée. Les Allemands appellent cette motivation positive «Ich bin doch nicht blöd» (je ne suis pas stupide) et «Geiz ist geil» (l'avarice est cool). Les acheteurs hard discounter se retrouvent désormais dans toutes les strates socio-économiques et dans toutes les catégories de produits. Dans un pays après l'autre, il n'y a plus de stigmatisation attachée au shopping chez un hard discounter.
Voici, représenté en graphique, les produits qui répondent à ces deux tendances:
Le carré en haut à droite est aussi inaccessible que la quadrature du cercle, car l’exubérance et écologie sont difficilement réconciliables. Il faut choisir entre écologie et luxe. Et pourtant le futur est là !
Le moteur du futur est électrique
Quiconque a conduit un véhicule électrique (voiture, bicyclette, trottinette) réalise assez vite que le futur est déjà là. La facilité de conduite, la fluidité, les accélérations, le silence, tout contribue à en faire une expérience sans contest supérieure à ce qui existe aujourd’hui tant avec l’huile de coude qu’avec le moteur à essence. L’obstacle est le coût. Mais dès que celui-ci baisse, la demande explose. Il n’y a qu’à voir le nombre de trottinettes électriques qui ont envahi Paris par exemple. La voiture électrique est inévitable: le présent de la voiture à essence nous paraît immédiatement le passé. Ce pont posé entre présent et futur, si on le combine avec l’analyse précédente sur l’évolution du statut de l’objet permet de tirer une grille d’analyse de la stratégie des constructeurs automobiles.
La stratégie des constructeurs automobiles
Elon Musk a compris que le futur serait à l’intersection du luxe et de l’écologie, de l’exubérance et de la parcimonie, il a une longueur d’avance, ayant misé 100% de sa stratégie sur cette intuition. L’ensemble de ses voitures ne vise pas le côté fonctionnel mais la fluidité du tout électrique (luxe) associé à son caractère écologique. Une Tesla véhicule du statut social !
Cela laisse aux constructeurs traditionnels peu d’options: s’ils veulent véhiculer eux aussi du statut social, ils ne peuvent se situer dans le cadran de Tesla, sauf à transformer complètement et radicalement leurs chaînes de production et leur stratégie. Il n’y aura pas de place pour les mous qui visent la transition lente:
En haut et à gauche du cadran, des sociétés comme Ferrari mettront un doigt dans l’électrique pour améliorer les performances de leurs modèles, pas pour des raisons écologiques. La Ferrari SF 90 Stradale associe un moteur V8 à trois petits moteurs électriques pour une puissance totale de 1000 chevaux. Ce modèle hybride permet d’attendre les 100 km/heure en 2,5 s. Jusqu’à présent le modèle le plus rapide, la 812 Superfast développait 800 chevaux sur un V12 et pouvait passer de 0 à 100km/h en 2,9s. Chez Ferrari, l’hybride permet de s’élever encore dans le cadran en haut et à gauche et de le dominer.
La plupart des constructeurs traditionnels occupent le cadran en bas, à gauche, peu enviable pour répondre à une demande de statut social. Dans le futur, ils peuvent accepter leur sort et se cantonner à la production de véhicules de masse, fonctionnels, sans valeur ajoutée, à destination des plates-formes type Uber et Lyft ou des gens qui ne sont sensibles qu’à l’aspect fonctionnel de la voiture. Leur stratégie est donc de faire des voitures fonctionnelles avant tout: à moteur thermique puis hybrides puis électriques, en fonction des réglementations. C’est la stratégie du suiveur, la marque est un signal faible. Les économies d’échelle sont indispensables à une telle stratégie impliquant plate-formes modulaires et consolidation. C’est pourquoi il faut s’attendre à de nombreuses fusions de constructeurs traditionnels, pour assurer la survie du plus gros. Dans cette catégorie de suiveurs se trouve Peugeot, qui n’a jamais cru vraiment à l’électrique et typiquement compte utiliser ses plate-formes modulaires CMP et EMP2 pour fabriquer tant hybrides qu’électriques. Outre Atlantique, Fiat Chrysler est également en retard sur l’électrique, ayant traîné des pieds comme Peugeot. Il se réveille sous la pression de la réglementation mais ses voitures électriques, hybrides pour la plupart , fabriquées sur des plateformes de véhicules à essence n’auront pas la fluidité d’une Tesla ni sa marque écologique. FCA est destiné à rester dans le cadran en bas à gauche et à être de plus en plus relégué au rang de fabriquant de base (avec les marges correspondantes). FCA et Peugeot sont fait pour s’entendre pour être au mieux des producteurs « low cost ».
Ford utilise ses modèles iconiques (ceux qui se trouvent plutôt en haut de son cadran comme le F150 et la Mustang) pour tenter une translation sur la droite et atteindre le bas du cadran de Tesla. Les chances sont maigres: ces véhicules sont fabriqués sur les chaînes anciennes et n’auront pas la fluidité du tout électrique. Ce sont des « fake ». Ford suivra les Peugeot, FCA, etc. et restera un producteur de carcasses.
Enfin, il y a les audacieux qui veulent sortir de leur cadran, constituer une marque du futur. Ils misent d’ores et déjà sur le tout électrique, plutôt que sur l’hybride, sur des plates-formes spécifiques qui les éloignent des véhicules à essence. Il faut compter General Motors dans cette catégorie qui crée la plate-forme BEV 3. La stratégie est audacieuse car à part Tesla jusqu’à présent, aucun constructeur occidental n’arrive à vendre des modèles électriques. Cela explique leur réticence à créer des plates-formes spécifiques. Pourtant, c’est la seule solution pour contrer Tesla et proposer des voitures compétitives. GM peut être à Tesla ce qu’Android est à Apple. La société vise le cadran en bas à droite: la voiture électrique idéale pas trop chère à destination des écolos.
Imaginer un pont avec le futur permet d’analyser la stratégie actuelle. Faire un retour dans le temps permet de mesurer le passéisme de la plupart des constructeurs et les stratégies gagnantes.
Peut on en envisager un futur inévitable avec l’IA ?
Il faut considérer l’IA comme un ensemble de routines prédictives étroites. La baisse du coût de ces routines accélérée par l’adoption du cloud va entraîner leur adoption partout où c’est efficace. La conséquence sera de réduire notre niveau d’incertitude sur de nombreuses tâches et de pouvoir les automatiser. Reprenons la chronologie:
dans le monde pré-IA, nous avons appris à adopter des solutions suffisantes pour gérer l’incertitude. Nous prenons des marges de sécurité et nous organisons en conséquence. Les salles d’attente des aéroports ont été conçus pour faciliter le temps d’attente, ainsi que le duty free, etc. Éliminez l’incertitude du temps de trajet et vous pouvez développer les aéroports low cost, supprimer les salles d’attente. Éliminez l’incertitude et vous pouvez supprimer la gestion « value » et la fameuse marge de sécurité.
Dans les premiers temps de l’IA, les prédictions ne sont pas suffisamment fiables pour enclencher une action automatique. L’IA suggère plusieurs solutions et c’est à nous de pondérer les risques et les probabilités: le problème de prédiction a été résolu en en créant un autre: la nécessité d’exercer son jugement. Nous devons juger si une recherche Google est opportune, une série Netflix intéressante à regarder, un achat raisonnable à faire sur Amazon, le prix d’un investissement suffisamment bas, etc.. Cela finit par être fatigant ! L’IA nous aide dans nos décisions mais nous devons appuyer sur le bouton et assumer les conséquences.
Enfin la troisième phase est l’automatisme. On peut voir déjà entrevoir ce futur avec les véhicules autonomes. Mais ce futur est déjà là avec TikTok qui choisit la vidéo qu’il nous soumet par défaut, Facebook qui élimine des posts de notre newsfeed, Gmail qui trie les spams, le Medallion fund qui bat les indices, etc.. L’automatisme nous libère de notre obligation d’exercer un jugement, c’est le futur inévitable, la conséquence inéluctable de la précision croissante de l’IA. Le facteur déclenchant pour passer de la prédiction à l’automatisme est le rapport entre la fiabilité de la prédiction et les consequences d’une prédiction erronée. Quand les conséquences de l’erreur sont faibles, on peut vite intégrer l’IA à un automatisme: spams, flux vidéo courte durée, playlists, etc. A l’inverse, quand la vie est en jeu, l’intégration prendra beaucoup de temps. Il faut s’attendre à des délais importants pour l’adoption de la voiture autonome, en particulier concernant le transport de passagers.
L’investissement de type «value » être profondément transformé par l’IA. Il repose sur le principe que l’avenir est difficilement prévisible, un bon jugement est donc de prendre une marge de sécurité à l’achat mesurée selon différents critères chiffrés et le principe de retour vers la moyenne. Avec l’IA, les précisions s’affinent, les gestions automatiques se mettent en place et toutes les données possibles sont triturées pour arbitrer les sous-évaluations. Est-ce à dire qu’il n’y a plus besoin de marge de sécurité et que c’est la fin de la gestion « value »? Non, mais cette marge ne sera plus justifiée que par les scénarios de rupture radicale (exemple d’un météorite inattendu, d’une invention improbable, etc.). Il s’ensuivra que la gestion « value » connaîtra des périodes de disettes très longues suivies de performances impressionnantes sur un laps de temps très court quand le contexte changera radicalement, le temps que les automatismes s’adaptent. Les praticiens de ce type de gestion doivent relirent Le désert des Tartares. Rien n’est désespéré à qui sait attendre ….
Une zone d’investigation intéressante est le commerce. Les progrès de l’IA permettront de passer bientôt d’un modèle achat puis livraison à l’inverse: livraison puis achat. Vous serez livré avant d’acheter: un rêve pour Amazon ! Cela peut paraître surprenant mais le futur est déjà là : Stitch Fix sur la base de la connaissance de ses clientes leur envoie sur une périodicité définie des vêtements conçus par ses stylistes. Le défaut est l’achat, les vêtements non souhaités sont renvoyés à Stitch Fix. Le taux de fiabilité de l’IA est de 63% et cela suffit à faire fonctionner le modèle économique ! Stitch Fix a 3,4 millions de clients en progression de 17% d’une année sur l’autre, le chiffre d’affaires étant lui en progression de 21%: pas mal pour du textile. Il faut s’attendre, c’est inévitable à ce qu’Amazon fasse la même chose. Tous ces investissements dans la logistique du dernier km permettront de faire ce que les autres comme la poste (ou FedEx) ne font pas: la livraison inversée du client jusqu’au centre de dépôt. Avec un taux d’utilisation de sa flotte supérieur, Amazon pourra lancer la livraison avant l’achat, à l’échelle mondiale.
C’est pourquoi je laisse la conclusion de cet article à Jeff Bezos:
On me pose souvent la question : "Qu'est-ce qui va changer dans les 10 prochaines années ?" Et c'est une question très intéressante ; c'est une question très courante. Je n'ai presque jamais entendu la question : "Qu'est-ce qui ne va pas changer dans les 10 prochaines années ?" Et je vous soumets que cette deuxième question est en fait la plus importante des deux - parce que vous pouvez bâtir une stratégie d'affaires autour des choses qui sont stables dans le temps. ... Dans notre commerce de détail, nous savons que les clients veulent des prix bas, et je sais que ce sera le cas dans 10 ans. Ils veulent une livraison rapide ; ils veulent un vaste choix.
Il est impossible d'imaginer un avenir dans 10 ans où un client se présentera et dira : "Jeff, j'adore Amazon ; j'aimerais juste que les prix soient un peu plus élevés". "J'adore Amazon, j'aimerais que tu livres un peu plus lentement." C'est impossible.
La meilleure façon de voyager dans le temps est de s’accrocher à ce qui ne changera pas…
Bonne fin de semaine,
Hervé