Big Banks après Covid-19
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Deuxième article de la série Big Business après Covid-19.
Big Banks=JP Morgan+Banc of America + Citigroup+Wells Fargo et quelques autres.
De Matt Levine (Bloomberg), le 2 avril 2020:
En général, on pense que les gens courent vers les banques pour retirer leurs dépôts, pas pour en mettre plus, mais je suppose que c'est une sorte de crise financière bizarre. Quoi qu'il en soit :
Afin d'atténuer les tensions sur le marché du Trésor résultant du coronavirus et d'accroître la capacité des organismes bancaires à fournir des crédits aux ménages et aux entreprises, le Conseil de la Réserve fédérale a annoncé mercredi une modification temporaire de sa règle de ratio d'endettement supplémentaire. Ce changement exclurait les titres du Trésor américain et les dépôts dans les banques régulées par la Réserve fédérale du calcul de la règle concernant les sociétés holdings, et sera en vigueur jusqu'au 31 mars 2021.
Les conditions de liquidité sur les marchés du Trésor se sont rapidement détériorées, et les institutions financières reçoivent d'importantes entrées de dépôts de clients ainsi qu'une augmentation des niveaux de réserves. Les restrictions réglementaires qui accompagnent cette croissance des bilans peuvent limiter la capacité des entreprises à continuer à servir d'intermédiaires financiers et à fournir des crédits aux ménages et aux entreprises. La modification du ratio de levier financier supplémentaire atténuera les effets de ces restrictions et permettra aux entreprises de mieux soutenir l'économie.
Depuis la crise de 2008, les grandes banques ont joué en défense. Elles ont d’abord été vilipendées par le public, voyant en elles les responsables de cette crise: leurs grands patrons et traders s’enrichissaient par des stock options et bonus sans prendre garde aux conséquences des produits toxiques qu’ils véhiculaient. Elles étaient responsable de la propagation du virus, le Subprime-2008. Les pouvoirs publics ont pris le relais, tout content d’avoir un coupable facile, le fameux bouc émissaire. Les amendes ont commencé à pleuvoir comme à Gravelotte: d’après Marketwatch (24 février 2018):
Les banques ont été condamnées à des amendes d'un montant stupéfiant de 243 milliards de dollars depuis la crise financière, selon un décompte publié mardi.
La plupart de ces amendes ont été infligées pour avoir induit en erreur les investisseurs sur la qualité sous-jacente des prêts hypothécaires qu'ils ont contractés pendant la bulle immobilière.
Selon Keefe, Bruyette et Woods, qui ont établi la liste, Bank of America est en tête de la liste ignominieuse avec 76 milliards de dollars d'amendes. JPMorgan Chase a été condamnée à une amende de près de 44 milliards de dollars, et un certain nombre d'autres grandes banques ont été condamnées à une amende de plus de 10 milliards de dollars. Treize banques représentent 93% du total.
Enfin une panoplie de ratios et de normes prudentielles ont été imposés aux banques pour limiter leur levier et leurs risques de crédit: SLR, surcharge GSIB, CECL et autres acronymes. Ces mesures, compréhensibles vu le laxisme pré 2008, béni par le régulateur de l’époque, avaient de surcroît un caractère punitif. Big Bank, grand responsable de la crise de 2008 devait rendre gorge et renoncer au dogme du ROE supérieur à 20%.
Le rapport de force s’inverse
Une telle manifestation du rapport de force est inédite…et dangereuse:
inédite, car généralement l’Etat s’appuie sur Big Banks pour l’aider à soutenir l’économie, en cas de crise. C’est du reste ce qui s’est passé en 2008: JP Morgan a racheté Bear Stearns et WaMu, à la demande des pouvoirs publics, Bank of America Merrill Lynch, enfin Wells Fargo Wachovia. Il y a en fait un deal non écrit entre la puissance publique (Trésor et FED) et les grandes banques: la première apporte sa signature et garantie implicite aux secondes, en échange, les secondes soutiennent la première en cas de crise. Le partenariat public/privé est une manifestation de l’union qui fait la force. En 1998 lors de la faillite de LTCM, BigBank est venu à la rescousse mais cela s’est produit aussi lors des nombreuses paniques financières qui ont marqué l’Histoire: 1893, 1907 avant la création de la Fed mais aussi 1929 (sans succès cette fois, la Fed n’ayant pas joué son rôle).
dangereuse car Big Banks ont été échaudées, estimant que l’Etat a trahi son engagement moral, après la crise de 2008. Voici l’analyse cinglante qu’en fait Jamie Dimon dans la lettre annuelle JP Morgan 2014:
Je dois souligner que si nous avons certainement fait notre part d'erreurs coûteuses, une grande partie de nos frais de justice au cours des dernières années provient de problèmes que nous avons acquis avec Bear Stearns et WaMu. Ces problèmes ont dépassé de loin nos attentes. Pratiquement 70 % de tous nos frais juridiques, qui ont été extraordinaires (ils s'élèvent maintenant à près de 19 milliards de dollars), ont résulté de ces deux acquisitions. Dans le cas de Bear Stearns, nous n'avions pas prévu que nous aurions à payer les pénalités que nous avons finalement dû payer. Et dans l'affaire WaMu, nous pensions avoir de solides indemnités de la Federal Deposit Insurance Corporation et du séquestre WaMu, mais dans le cadre de nos négociations avec le ministère de la justice qui ont abouti à notre important règlement hypothécaire, nous avons dû y renoncer. Au cas où vous vous poseriez la question : Non, nous ne ferions plus quelque chose comme Bear Stearns - en fait, je ne pense pas que notre conseil d'administration me laisserait prendre l'appel. L'accord WaMu pourrait toujours être sensé, mais à un prix bien inférieur pour compenser l'incertitude juridique permanente (y compris la capacité du gouvernement à nous retirer les indemnités que nous avons négociées). Je n'avais pas, et peut-être n'aurais-je pas pu, anticiper une telle tournure des événements. Ce sont des leçons coûteuses que je n'oublierai pas.
Jamie Dimon a dit tout haut ce que les autres banques pensent tout bas. Évidemment aujourd’hui, comme lors de chaque crise, l’Etat a cruellement besoin de Big Banks pour l’aider à soutenir l’économie, surtout qu’elles en ont largement les moyens. Avec un taux de chômage qui explose (10 millions de nouveaux chômeurs en 15 jours), il faut que les banques puissent prêter, assurer la liquidité des différents agents économiques et assurer le règlement rapide de l’ensemble des aides de l’Etat (le fameux plan de $2,2 Trillions). Les banques sont donc à la manœuvre pour reprendre le pouvoir qu’on leur a confisqué.
Les banques reprennent le pouvoir
L’arsenal mis en place depuis 2008, consistant à oblitérer Big Banks n’est pas adapté à la crise actuelle car il est pro-cyclique-c’est à dire l’empêchant de lisser le cycle- On peut certes être rassuré sur la capacité de Big Banks (SIFI banks) à supporter des risques extrêmes comme le montre le graphique suivant de février 2019:
L’économie n’a pas besoin de banques mommies qui engrangent du capital et de la liquidité en temps de crise. Et pourtant, c’est ce que la réglementation a construit. Survol de la momification encore une fois avec Jamie Dimon dans la lettre annuelle 2017 de JP Morgan:
La procyclicité est encore plus importante. Les actifs pondérés en fonction des risques augmenteront, tout comme les exigences en matière de garanties - et cela s'ajoute à la procyclicité des réserves pour pertes sur prêts.
La tenue de marché est nettement moins importante que par le passé (par exemple, les positions globales des négociants principaux en obligations - y compris les titres du Trésor et des agences, les titres adossés à des créances hypothécaires et les entreprises - s'élevaient en moyenne à 530 milliards de dollars en 2007 contre 179 milliards de dollars en moyenne aujourd'hui). Alors que dans le passé, ce total était peut-être trop élevé, pratiquement tous les gestionnaires d'actifs affirment qu'il est aujourd'hui beaucoup plus difficile d'acheter et de vendre des titres, en particulier les moins liquides.
Les besoins de liquidité, bien que beaucoup plus élevés, comportent désormais un élément de rigidité qui n'existait pas auparavant. Les banques seront incapables d'utiliser ces liquidités au moment où elles en ont le plus besoin, c'est-à-dire pour accorder des prêts ou intervenir sur les marchés intermédiaires. Elles ont une "ligne rouge" qu'elles ne peuvent pas franchir (elles sont tenues de maintenir des exigences de liquidité strictes et rapides). Comme les clients exigent davantage de liquidités de leurs banques, celles-ci seront essentiellement incapables de les leur fournir.
Il y a eu un recours excessif aux modèles (dont j'ai parlé plus haut dans cette section).
La politisation continue d'une politique complexe est un problème. Personne ne peut croire que des exigences globales très détaillées et complexes en matière de liquidités ou de capitaux devraient être fixées par les politiciens.
Pas de banques à la rescousse cette fois-ci - les banques ont été punies pour leur aide lors du dernier tour.
Ce que prétend Jamie Dimon dans son dernier point n’est pas vrai. Les banques n’ont aucun intérêt à faire cavalier seul. Une crise peut être le moyen pour elles de rentrer dans les bonnes graces du public et de reprendre la main, ce qu’elles vont faire avec le Covid-19. Mais cela passe d’abord par un bras de fer avec l’Etat pour ne pas se faire avoir une deuxième fois. De CNBC (2 avril 2020):
Quelques heures avant le lancement prévu d'un programme fédéral visant à octroyer au moins 350 milliards de dollars de prêts aux petites entreprises en proie à la pandémie de coronavirus, aucune des banques participantes interrogées par CNBC n'est sûre d'être prête.
Qu'il s'agisse d'institutions mondiales massives avec des bilans de plusieurs trillions de dollars, de banques régionales ou de petits prêteurs locaux, les entreprises ont toutes une chose en commun : elles attendent des conseils essentiels de la Small Business Administration et du Trésor sur la manière exacte d'administrer le programme...JPMorgan Chase, la plus grande banque américaine, a été le premier prêteur à dire publiquement ce que les autres avaient chuchoté : Elle a envoyé un e-mail à ses clients tard jeudi pour leur dire que la société "ne pourra très probablement pas commencer à accepter des demandes le vendredi 3 avril comme nous l'avions espéré".
Ce programme est un élément crucial du plan de relance de 2 000 milliards de dollars signé la semaine dernière par le président Trump pour amortir le choc des perturbations liées au coronavirus. Le gouvernement a demandé aux banques d'aider à débourser 350 milliards de dollars en prêts-subventions juste après minuit vendredi, et le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin a déclaré sur CNBC cette semaine qu'il demanderait au Congrès plus de fonds si cet argent venait à manquer.
Le 3 avril la question est résolue: tout va très vite avec le Covid, les banques connaissent leur position de force:
Les banques ont évidemment négocié des conditions très lucratives pour ce deal: 1% de taux d’intérêt sur les montants remboursés (taux de refinancement à zéro) plus entre 1% et 5% en fonction de la taille des crédits: 5% au dessous de $350 000, 3% entre $350 000 et $ 2 millions, 1% au delà. La taille moyenne d’un crédit PME étant de $600 000, on peut imaginer la manne pour les banques: environ $15 milliards sans risque avec probable reconduction; et cela sans compter que ces $350 milliards leur permettront d’éviter des contentieux, étant premiers en ligne de pertes.
Pour Big Banks c’est aussi l’occasion de négocier un retour dans la course, de sortir de leur gaine pour pouvoir recevoir des dépôts et prêter plus librement. Comme tout va très vite avec le Covid, les banques ont déjà obtenu la suspension du CECL (règle absurde qui consiste à provisionner « upfront » sur la durée de vie d’un crédit alors que le produit ne court que pour l’année en cours) jusqu’à la fin de l’année. Cette règle bridait complètement le crédit, particulièrement en situation de crise, Le deuxième ratio est le SLR: une surcharge de 3% sur les dépôts à la fed ou actifs en bons du Trésor effectués par les banques dépassant $250 milliards de total de bilan. Cette surcharge est complètement inutile car ces banques ne font que replacer des dépôts clientèle, l’opération est sans risque pour elles. Le SLR dissuade complètement les grandes banques d’accepter des dépôts au delà de la couverture de leurs ratios de liquidités, un comble dans cette période !
Reconquérir le public
Comme l’explique Matt Levine, ce n’est pas une crise ordinaire: les gens vendent des obligations du Trésor pour déposer massivement dans les banques: $500 millards supplémentaires depuis le début de l’année d’après les statistiques de la FED au 27 mars. On comprend la rapidité avec laquelle la FED a suspendu le SLR: pour soutenir les prix des bons du trésor. Parallèlement cela souligne un nouvel état d’esprit du public par rapport à leur banque. On ne voit plus sa banque comme cela:
Mais plutôt ainsi:
Comme le dit Steve Eisman (repéré dans The Big Short de Michael Lewis), les banques sont dans le métier de vendre l’accès à leur bilan. On a vite tendance à l’oublier en périodes de vaches grasses où l’argent circule facilement en dehors de ces bilans. C’est la période où Visa est préféré. Mais aujourd’hui tout le monde se bouscule, soit pour du dépôt ($500 milliards), soit pour du crédit ($ 500 milliards également). Bank of America a ouvert vendredi son site pour distribuer les crédits fédéraux aux PME. 85 000 de ses clients ont postulé dans les premières heures pour $22 milliards (6% de l’ensemble du plan!). C’est un véritable rush que Bank of America contrôle en donnant la préférence à ses clients ayant déjà un crédit: charité bien ordonnée commence par soi même. Le public est alors prêt à entendre une autre histoire à propos des banques (tout comme c’est le cas pour BigTech). C’est donc un moment stratégique pour les banques de déployer leur bilan et prendre à leur charge l’incertitude qui accable leurs clients. Elles sont en position de le faire, elles vont passer de grosses provisions pendant la crise et ressortiront avec une position concurrentielle fortement renforcée, non seulement par rapport aux autorités (écho du public) mais aussi par rapport aux FinTech.
Banques contre FinTech (épisode 3)
Episode 1 ici et épisode 2 là. Dans la première manche Google essaie d’attaquer par le paiement en créant le compte Google Cache (nom de code), sous-traité à Citigroup pour la partie matérielle. L’idée est d’offrir un système de paiement concurrent de Visa/MasterCard et de banaliser les banques par une information de qualité supérieure. La riposte de Visa a été l’achat de Plaid, permettant de contrôler l’accès aux données bancaires par les FinTech et de sauvegarder ainsi l’écosystème existant banques/systèmes de paiement. La troisième manche (après Covid -19) redonne un net avantage aux banques:
Les FinTech se distinguent principalement par l’expérience utilisateur (UX), la coquillle. Leur avantage est ténu mais peu faire illusion en période de forte liquidité. Pour améliorer leurs applications, elles utilisaient Plaid qui leur permettait de soutirer de l’information aux banques. Cela sera désormais plus difficile avec l’acquisition de Plaid par Visa: l’information sera plus sélective. Leur manque d’intégration à la partie la plus prisée, l’accès à un bilan solide va cruellement leur manquer. Comme le dit Warren Buffett, quand la marée se retire, on voit ceux qui se baignent nus. Aujourd’hui et cela restera probablement longtemps dans les mémoires, le plus important est de pouvoir déposer son cash dans un lieu sûr ou emprunter rapidement, le reste est accessoire.
Or le Covid-19 va manifester la fragilité des FinTech qui fait contraste avec la solidité de Big Banks. De Tech Crunch:
Dans une note de service interne à l'entreprise publiée par le co-fondateur et PDG Tom Blomfield, il dit aux plus de 1 500 employés de la banque qu'il ne touchera pas de salaire pendant les douze prochains mois, et que l'équipe de direction et le conseil d'administration se sont portés volontaires pour accepter une réduction de salaire de 25 %, comme l'ont fait d'autres "Monzonaughts" au sein de l'entreprise.
En outre, un nombre limité d'employés britanniques de Monzo se sont vu offrir un congé volontaire de deux mois, dans le cadre du plan mis en place par le gouvernement britannique pour protéger les emplois pendant la période de verrouillage du coronavirus, qui touche déjà de nombreuses entreprises - et pas seulement Monzo - y compris plusieurs autres sociétés de technologie que je connais…Plus précisément, je crois savoir que Monzo accepte jusqu'à 175 demandes de congé pour le service clientèle, et jusqu'à 120 demandes provenant d'autres secteurs de l'entreprise.
Cela représente 295 salariés sur 1500, soit 20% pour une banque qui en février 2020 envisageait d’embaucher 500 personnes, soit 33% de personnel en plus ! Pendant ce temps, Bank of America embauche. De CNBC (31 mars 2020):
Les entreprises sont actuellement confrontées à des défis sans précédent pour répondre à l'épidémie de coronavirus. Alors que de nombreuses entreprises américaines annoncent des licenciements et un gel des embauches, Bank of America affirme avoir embauché plus de 2 000 nouveaux employés rien qu'en mars et ne procédera à aucun licenciement ou réduction d'emploi en 2020 en raison de la pandémie. Elle a également augmenté son salaire horaire minimum aux États-Unis, le faisant passer à 20 dollars.
Big Banks ont donc une occasion historique de faire oublier la crise de 2008 (une peccadille par rapport à celle-ci pour les populations), de revenir dans les bonnes grâces du public, de se voir ainsi épargner l’ire du régulateur, enfin de mettre au pas les FinTech. La tentation à laquelle il leur faut résister est de trop montrer qu’elles ont la main par rapport aux autorités en trainant des pieds pour dispenser leur aide. Elles ont un exercice d’équilibriste à jouer pour éviter ce gente de retour en arrière:
Un comble vu que Bank of America a été la première banque à mettre en place le programme, devançant toutes les autres !