BigTech après Covid-19
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
De Information age (23 mars 2020):
La stratégie numérique de l'UE pourrait être révisée en raison des défis posés par le coronavirus - 2020 devait être l'année de la réglementation des grandes technologies.
La pandémie de coronavirus a non seulement perturbé les entreprises, mais aussi les plans des gouvernements.
Selon un article du Financial Times, la stratégie numérique de l'UE devra être révisée et remaniée à la suite des difficultés causées par la crise du coronavirus.
La perturbation causée par le coronavirus, ou Covid-19, en est le principal facteur et, selon les personnes impliquées dans la stratégie, elle retardera probablement la législation, comme la réglementation sur les grandes technologies.
Le mois dernier, Information Age a participé au forum Microsoft Data Science and Law à Bruxelles, où le commissaire européen Didier Reynders a discuté de la stratégie et du livre blanc de l'UE concernant la formation des algorithmes d'IA et la souveraineté des données.
Les réalités de cette politique ont été exposées par la pandémie, ont déclaré les fonctionnaires de l'UE.
"Maintenant, avec le coronavirus, si vous travaillez sur quelque chose comme un vaccin et que vous voulez agir rapidement, il y a une prise de conscience que vous devez vous appuyer sur un ensemble de données beaucoup plus large", a déclaré au Financial Times une personne ayant une connaissance directe de la pensée de la Commission européenne.
"L'UE ne revient pas encore sur sa position, mais elle réfléchit plus activement aux conséquences involontaires de ce qu'elle a proposé dans le livre blanc sur la grippe aviaire", a déclaré cette personne.
Les sociétés contemporaines reliées par l’internet favorisent le mimétisme. La tentation de désirer ce que l’autre désire est grandement facilitée par le nombre d’amis que l’on peut avoir sur les réseaux sociaux. Qui dit mimétisme dit également violence et boucs émissaires. Paradoxalement, les GAFA étaient devenus les boucs émissaires par excellence de nos sociétés mimétiques et étaient accusés de toutes sortes de maux depuis quelques années. Ils étaient devenus des vampires assoiffés de notre vie privée, de nos économies et au dessus des lois des états nation. Bref, il fallait leur faire rendre gorge. Les amendes ont commencé à pleuvoir: c’est ainsi que Facebook a écopé d’une amende $5 milliards de la FTC en 2019 pour violation de la vie privée après que Google a essuyé de multiples amendes de la commission européenne pour abus de position dominante depuis 2017. Le projet Libra de Facebook a subi une broncha des pouvoirs publics des deux côtés de l’Atlantique. Enfin maintenant, tant la FTC que le DOJ se penchent sur le cas d’Amazon, Apple, Facebook et Google pour vérifier qu’ils se conforment aux lois anti trust.
La désignation du bouc émissaire
La mondialisation et l’internet du coût marginal nul ont créé des écarts de richesse impressionnants que personne ne peut ignorer:
Dans un tel contexte où tout le monde peut voir en temps réel la fortune de Jeff Bezos, Marc Zuckerberg ou Larry Page, il n’est pas étonnant que leurs sociétés soient devenues les boucs émissaires de la concentration de richesse dans le monde. Les pouvoirs publics aiment généralement enfourcher le bouc émissaire désigné par les foules: mieux vaut cela qu'être soi même désigné. C’est ainsi qu’après la crise de 2008, les banques étaient devenues les coupables idéals, et ont dû payer des amendes considérables. Pourtant, les pouvoirs publics les avaient fortement encouragés (voire plus) à s’engager dans les subprimes avec la bénédiction du régulateur, ayant assoupli les ratios de solvabilité dès 2004. De même, la cristallisation croissante du problème des écarts de richesse sur les GAFA a été saisie au bond par les gouvernements. En effet, l’internet est une formidable machine à renverser les pouvoirs en place par la démocratisation de l’information. Nous avons constaté dans Le cinquième pouvoir la réaction systématique des pouvoirs publics:
Trois réactions sont possibles dans une démocratie:
La première est de discréditer le fil d’actualités comme peu fiable, radical, rempli de fake news. L’Etat peut alors demander à Facebook de faire la police, de censurer son contenu. Il peut aussi essayer de donner des privilèges spéciaux aux médias traditionnels (accès privilégié à l’information, subventions) pour prolonger leur avantage sur l’information.
La deuxième est de toucher Facebook au portefeuille. L’Etat peut imposer des amendes, forcer la scission d’Instagram (diviser pour mieux régner) ou renforcer les règles sur le ciblage pour diminuer les recettes publicitaires. Ce ne sont pour Facebook que des blessures superficielles. Les mesures prises généralement gênent plus les concurrents que Facebook qui peut résister. En attendant, il faut s’attendre à d’avantage de mesures de ce type dans le futur.
La troisième, plus astucieuse, est de s’appuyer sur la nouvelle réalité qui est selon les mots de Marc Zuckerberg le cinquième pouvoir, celui du public qui s’expriment par internet. On espère ainsi se concilier les bonnes graces du cinquième pouvoir. C’est par exemple Donald Trump qui dirige par Twitter interposé ou Emmanuel Macron qui exploite l’opposition entre l’éditeur viral et les partis traditionnels pour se faire élire.
Attaquer et affaiblir les grands monstres de l’internet est donc devenu de bonne politique jusqu’à ce que le Covid-19 frappe. Un changement complet d’état d’esprit est en train de s’opérer:
Force est de constater que grâce à BigTech, nous pouvons tous supporter le confinement et donc sauver des vies.
Bigtech et confinement
Le confinement rend tout de suite BigTech beaucoup plus sympathique, voire vital. Car les ressources internet sont mises à l’épreuve et tiennent grâce aux capacités cloud d’Amazon, Google, Microsoft, Facebook et Apple. Les gens confinés utilisent de nombreuses applications mais le dénominateur commun est BigTech. Pour le télétravail, on utilise Zoom (AWS et Azure), Slack (AWS), Teams (Azure) mais aussi Drive (Google), Office (Azure), WhatsApp (Facebook), FaceTime(Apple), etc. Toutes ces applications ont vu leur volume exploser à la hausse et ne peuvent tenir la charge que grâce aux ressources cloud sous-jacentes. Ce tweet de Stewart Butterfield le 26 mars est éloquent:
Même son de cloche chez Zoom qui est obligé de rajouter de la capacité notamment chez ses deux opérateurs cloud publics, AWS et Azure. En plus du télétravail, il y a la distraction, aussi indispensable pour éviter de peter un câble. Quand on est obligé de mettre de la distance entre nous, Facebook est le moyen de se rapprocher. Voici ce qu’en dit Alex Schulz, VP of Analytics le 24 mars:
Nous partageons donc les données suivantes pour mettre en contexte la charge que nous gérons :
Dans de nombreux pays parmi les plus touchés par le virus, le nombre total de messages a augmenté de plus de 50 % au cours du mois dernier.
De même, dans les endroits les plus touchés par le virus, les appels vocaux et vidéo ont plus que doublé sur Messenger et WhatsApp.
En Italie, plus précisément :
Nous avons constaté une augmentation de 70 % du temps passé sur nos applications depuis l'arrivée de la crise dans le pays.
Le nombre d'affichages en direct sur Instagram et Facebook a doublé en une semaine.
Nous avons également vu la messagerie augmenter de plus de 50 % et le temps consacré aux appels de groupe (appels avec trois participants ou plus) augmenter de plus de 1 000 % au cours du dernier mois.
Netflix, l’application la plus vorace en bande passante a du réduire son débit devant l’utilisation massive de son application. Le week-end du 15 mars, la demande de bande passante a explosé à la hausse:
Netflix fonctionne sur AWS, YouTube sur l’infrastructure Google. La population mondiale rentrant progressivement en confinement, l’utilisation des ressources va encore considérablement augmenter et mettre sous pression les capacités existantes. Au 25 mars, 2,6 milliards de personnes étaient en confinement, le double de la veille, l’Inde ayant ajouté ses 1,3 milliard d’habitants au total.
Le goodwill procuré par BigTech contraste avec l’incapacité des gouvernements à contenir cette crise. Le confinement est la solution quand on est débordé par la progression du virus. Tous les pays qui l’ont mésestimé au départ finissent par appliquer cette méthode plutôt sommaire et destructrice pour l’économie. D’autres pays étaient prêts et ont réussi à traquer efficacement la progression du virus, évitant ce terrible expédient (Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong). La différence entre les “faisants” et les “diseux” éclate à la face des populations, relayée par Facebook et Twitter, populations qui déjà avaient une confiance plus que limitée dans la puissance publique. Le cinquième pouvoir et son intermédiaire BigTech s’en trouvent considérablement renforcés et pour longtemps, au grand détriment de la puissance publique occidentale, incapable d’agir à temps. Au lieu de diviser BigTech et de les affaiblir, l’urgence est plutôt de leur laisser utiliser pleinement l’ensemble des données qu’ils peuvent collecter pour trouver des vaccins, localiser les personnes à risque, surveiller la distanciation sociale, etc. D’où la révision opportune de la stratégie digitale européenne.
BigTech contre Coronavirus
L’analogie avec la panique bancaire de 1907 aux Etats-Unis est intéressante. De Wikipedia:
La panique de 1907 - également connue sous le nom de "panique des banquiers" ou "crise du knickerbocker" est une crise financière qui s'est déroulée aux États-Unis sur une période de trois semaines à partir de la mi-octobre, lorsque la Bourse de New York a chuté de près de 50 % par rapport à son pic de l'année précédente. La panique s'est installée, car c'était en période de récession économique, et les banques et les sociétés fiduciaires ont fait l'objet de nombreuses attaques. La panique de 1907 s'est finalement étendue à tout le pays lorsque de nombreuses banques et entreprises locales et d'États ont fait faillite. Les principales causes de la ruée ont été le retrait des liquidités du marché par un certain nombre de banques de la ville de New York et la perte de confiance des déposants, exacerbée par les paris secondaires non réglementés dans les "bucket shops"…L'effondrement du Knickerbocker a semé la peur parmi les trusts de la ville, les banques régionales ayant retiré leurs réserves des banques de la ville de New York. La panique s'est étendue à l'ensemble du pays alors qu'un grand nombre de personnes retiraient des dépôts de leurs banques régionales.
La panique aurait pu s'aggraver sans l'intervention du financier J. P. Morgan, qui a promis de grosses sommes d'argent et a convaincu d'autres banquiers new-yorkais de faire de même, pour consolider le système bancaire. Cela a mis en évidence l'impuissance du département du Trésor indépendant de la nation, qui gérait la masse monétaire du pays mais n'était pas en mesure de réinjecter des liquidités sur le marché. En novembre, la contagion financière avait largement pris fin…
La panique de 1907 s’est répandue comme un virus, manifestant l’incapacité des pouvoirs publics à calmer la situation. C’est l’intervention du secteur privé, en l’occurrence de JP Morgan qui a permis d’enrayer la crise. La leçon de cette crise fut la création de la FED en 1913. Quelque 113 ans plus tard, JP Morgan reste l’institution la plus respectée du système bancaire américain.
En 2008, le gouvernement et le congrès US pataugent pour résoudre la crise des surprimes. Les grandes banques interviennent pour sauver la mise (JP Morgan achète Bear Sterns et Washington Mutual, Bank of America achète Merril Lynch et Wells Fargo achète Wachovia). Mais cela ne suffit pas. La crise s’emballe et le gouvernement laisse tomber Lehman le 15 septembre 2008, précipitant la panique. Le 1er octobre 2008, Warren Buffett sonne la fin de la partie en annonçant une injection de liquidité dans le conglomérat General Electric. Les pouvoirs publics sont encore dans les méandres des négociations sur l’utilisation des $700 milliards du TARP mais vont rapidement affiner leur stratégie pour faire levier sur le TARP. Il est clair qu’après la crise de 2008, Warren Buffett est resté le héros, écouté, voire adulé par les commissions sénatoriales alors que les autres banquiers étaient cloués au pilori et mis à l’amende.
Warren Buffett est étrangement absent cette fois. La réalité est que ce virus est d’un autre type et que Warren Buffett ne peut en rien sauver le système. Le congrès ainsi que la FED sont tout à fait au point pour régler la question de la crise économique. Un package colossal estimé à $6 trillions a pu être mis en place en à peine une semaine. Quel contraste avec 2008 ! Que peut faire Warren Buffet avec ses $130 milliards à côté ? Pas grand chose de plus.
Cette fois la guerre peut être vaincue par l’information. Dans un premier temps le confinement est obligatoire pour les pays qui n’ont pas réagi à temps. Une fois la progression du virus stoppée et en l’absence de vaccin ou de traitement miracle, il faudra traquer les cas et les isoler, c’est la seule solution pour faire repartir la machine économique:
Scott Gottlieb parle d’un système de surveillance sentinelle qui permet d’identifier le virus très rapidement. Cela repose certes sur les tests mais également sur la possibilité de tracer la localisation de tout un chacun a tout moment. De nombreux pays peuvent tracer leurs citoyens par les portables mais la localisation, par le GPS reste imprécise et ne peut mesurer avec précision la distance entre individus. Les Etats-Unis veulent aller plus loin. Du Washington Post (16 mars 2020):
Le gouvernement américain est en pourparlers actifs avec Facebook, Google et un large éventail de sociétés technologiques et d'experts de la santé sur la manière dont ils peuvent utiliser les données de localisation glanées sur les téléphones des Américains pour lutter contre le nouveau coronavirus, notamment pour savoir si les gens se tiennent à distance de sécurité pour endiguer l'épidémie.
Les experts de la santé publique s'intéressent à la possibilité pour les entreprises du secteur privé de compiler les données sous une forme anonyme et agrégée, qu'elles pourraient ensuite utiliser pour cartographier la propagation de l'infection, selon trois personnes familières avec l'effort, qui se sont exprimées sous la condition de l'anonymat car le projet en est à ses débuts.
L'analyse des tendances en matière de localisation des propriétaires de smartphones pourrait s'avérer être un outil puissant pour les autorités sanitaires qui cherchent à suivre le coronavirus, qui a infecté plus de 180 000 personnes dans le monde.
BigTech devrait permettre d’être beaucoup plus précis sur la localisation que les sociétés de télécommunication. Rappelons que les sociétés comme Apple ou Facebook travaillent sur une localisation précise au cm (voir notre article sur la révolution UWB). En temps de guerre, les escarmouches contre les atteintes à la vie privée sont une coquetterie. Quelle rupture par rapport aux $5 milliards d’amendes infligées à Facebook en 2019 ! En coopérant avec les états, ces sociétés peuvent permettre grâce à leurs capacités de faire la différence par rapport au Covid-19
BigTech sur le front ?
Le 26 mars ont été annoncées les inscriptions hebdomadaires au chômage aux États-Unis et c’est historique comme le montre ce graphique:
C’est le moment pour les BigTech de redorer leur image par des actions spectaculaires à contre-courant destinés à aider les gens, quitte à faire souffrir provisoirement leur compte d’exploitation. Amazon crée 100 000 nouveaux jobs aux Etats-Unis dans les centres de livraison tout en y augmentant les salaires horaires de $2 pendant le mois d’avril. Amazon est 100% focalisé sur la lutte contre le Covid-19. Jeff Bezos:
Nous avons modifié nos processus de logistique, de transport, de chaîne d'approvisionnement, d'achat et de vente à des tiers afin de donner la priorité au stockage et à la livraison d'articles essentiels tels que les produits ménagers de base, les désinfectants, le lait maternisé et les fournitures médicales. Nous fournissons un service vital aux gens partout dans le monde, en particulier aux personnes les plus vulnérables, comme les personnes âgées. Les gens dépendent de nous…Mon temps et mes réflexions sont maintenant entièrement consacrés à COVID-19 et à la manière dont Amazon peut jouer au mieux son rôle. Je veux que vous sachiez qu'Amazon continuera à faire sa part, et que nous ne cesserons pas de chercher de nouvelles possibilités d'aide.
Si Amazon investit à fonds ses ressources pour aider les gens dans la lutte contre le Covid-19, pour les autres, il y a du progrès à faire, les efforts sont moins spectaculaires. Apple a décidé de donner 10 millions de masques qu’il avait en stock aux aides-soignants. Microsoft a rendu son application Teams gratuite et Google augmente les capacités de Hangout Meet jusqu’au 1er juillet, tout en réduisant par solidarité le débit de YouTube. Google a mis également au point un site permettant de se tester pour le Covid-19 en Californie. Facebook cherche juste à adapter son infrastructure à l’augmentation très forte du trafic sur ses sites et à éliminer les fake news, tâche plus ardue quand toutes ses équipes sont en télétravail. Mais au delà, on aimerait une implication plus forte.
BigTech a une occasion historique, compte tenu de ses capacités et de ses moyens financiers de monter au créneau tout comme l’ont fait en leur temps dans les grandes crises financières les JP Morgan ou Warren Buffett. Il semble à ce jour que Jeff Bezos ait repris le flambeau avec une très forte détermination. Il lance ainsi une perche aux quatre autres (Facebook, Google, Microsoft et Apple) pour passer de l’ombre à la lumière pour des générations à venir. Saisiront-ils la perche ?