Ce que la Chine a compris sur l’e-commerce…
et qui va lui donner une longueur d’avance sur les cryptos.
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
L’e-commerce représente 50 % des ventes au détail en Chine contre 20 % en moyenne en Occident. Un élément d’explication: les occidentaux ont une vue trop utilitaire du e-commerce.
Alex Danco dans What’s behind the Shopify effect:
C'est évidemment anecdotique, mais je connais beaucoup de gens intelligents qui comprennent bien l'Internet et qui ont effectivement conclu : c'est comme ça que l'Internet fonctionne. Il y a une flèche du progrès qui va dans une direction - vers l'élimination des frictions - et une augmentation correspondante des entreprises natives de l'internet, en particulier les modèles d'agrégateur et de plateforme, qui soutiennent et monétisent cela. Sur l'internet d'aujourd'hui, il peut être difficile d'imaginer qu'il puisse en être autrement.
Pendant ce temps, il y a une autre industrie à côté qui a une philosophie très différente sur la friction. Il s'agit de l'industrie du jeu.
L'industrie du jeu comprend que la friction n'est pas quelque chose dont il faut se débarrasser aveuglément. La friction est un défi, et pour eux, le défi est le produit. C'est là tout l'intérêt des jeux : créer et organiser des défis qui motivent intrinsèquement les gens à les relever. L'industrie du jeu comprend mieux que quiconque la distinction entre une mauvaise friction et un bon défi.
Il en est des frictions comme du cholestérol: il y a les bonnes et les mauvaises. Il semble qu’on a oublié cette distinction en occident. Alex Moazed et Nicholas Johnson deux consultants en technologie ont bien résumé la tendance dans leur livre Modern Monopolies publié en 2016, avec leur concept de « pain in the ass ». Je préfère le texte anglais plus poétique que sa traduction française…
You may view transaction costs in the broad sense as « pain in the ass » costs. All platforms reduce these costs in one way or another. For example, Google cuts down on the « pain in the ass » cost of finding a website. Uber cuts the « pain in the ass » cost of hailing a cab. Airbnb cuts the “pain in the ass” costs of finding and booking a short-term rental. Facebook cuts down on the « pain in the ass » cost of staying up to date and interacting with friends. PayPal cuts the « pain in the ass » costs of sending digital payments. Etc. In fact, if you are building a platform and trying to figure out what your fundamental value proposition is, here is a good formula. Determine what is the main activity you are trying to change, then put it in this sentence: "X, it's not a pain in the ass anymore."
Effectivement, les premières plateformes, celles qui dominent encore l’internet aujourd’hui se sont construites sur cette idée maîtresse d’éliminer les frictions et de faciliter au maximum les transactions. Cette vision correspondait à l’intérêt immédiat des parties: le consommateur économisait sur son temps et la plate-forme pouvait gagner rapidement en effet d’échelle et devenir selon la vision de Moazed et Johnson un monopole. C’est ainsi qu’Amazon, Google, Facebook et Alibaba ont dominé leurs marchés respectifs, en rendant les transactions commerciales ou autres plus faciles à conduire que leurs compétiteurs (plus rapide, moins cher). Ils se battent sur l’aspect pratique. Une fois le client acquis, il faut le faire revenir et pour cela disposer de la sélection la plus importante pour qu’il évite d’aller voir ailleurs. Le plus achalandé gagne, que ce soit en produits, en posts ou en liens.
Contre-positionnement
Le problème est que l’homme n’est pas qu’une machine à consommer. Il a besoin primaire de statut, un statut qu’il acquiert par les efforts qu’il entreprend pour être reconnu par ses pairs. La quête de statut est un combat, un jeu, un défi. Le commerce, activité universellement répandue, peut être un vecteur privilégié pour conférer du statut, dans la mesure où il dit quelque chose de la personne et des efforts engagés pour obtenir cette reconnaissance. Amazon ou Alibaba ne peuvent contribuer à conférer ce statut puisque leur objectif premier est d’éliminer les efforts. Il y a donc une fenêtre de tir pour les adeptes de la stratégie dite de positionnement contraire. Cette stratégie développée par Helmer Hamilton dans son livre 7 powers y est ainsi résumée:
Un nouveau venu adopte un nouveau modèle d'entreprise supérieur que l'opérateur historique n'imite pas en raison des dommages anticipés à son entreprise existante.
Le positionnement contraire adopté par le challenger empêche le dominant de l’imiter sous peine de détruire ce qui fait sa propre force. C’est ainsi que Shopify essaie de se contre-positionner face à Amazon, faisant valoir à ses commerçants l’importance du commerce durable. Engager ses clients à faire de bonnes actions (pour la planète, la diversité, le local, etc.) les oblige à sortir de l’acte pur de consumérisme, leur donne un statut de bon citoyen…les fidélise et permet d’augmenter les marges. Le statut se paie. Shopify essaie de retourner la célèbre réplique de Jeff Bezos:
Vos marges sont mes opportunités.
Se casser la tête pour la planète est un bon défi sur lequel commerçants et clients peuvent s’entendre, car il correspond à une tendance profonde. C’est le pari de Shopify pour contrer le consumérisme façon Amazon. The Shopify Effect:
Pour ceux d'entre vous qui ne sont pas des commerçants ou des partenaires de l'écosystème (les clients, NDLR), vous faites également partie de ce magnifique système. Des choses incroyables se produisent lorsque les gens soutiennent des entreprises indépendantes. Vous votez avec vos dollars pour les choses que vous voulez voir plus souvent dans le monde. Vous favorisez les pratiques d'agriculture biologique, la création d'emplois, le retrait du plastique des océans, la dignité des enfants placés en famille d'accueil. Vous donnez un coup de pouce à la roue pour que davantage de ces choses se produisent. Et vous aidez les petites entreprises à prospérer dans un monde qui a besoin de plus d'entrepreneurs.
Shopify se veut être un outil au service des commerçants, réduisant les frictions administratives et leur permettant de se mettre en valeur, mais il leur laisse carte blanche sur le commercial et la relation client. Il n’intervient qu’à titre de conseil des commerçants utilisant ses services (constitution du site, blog, paiements, gestion des factures, livraison). La décentralisation a un coût: les commerçants ne sont pas obligés de suivre, adoptant la stratégie qui leur chante: l’armée marche en ordre dispersé, cela limite la menace pour Amazon. Ce dernier a probablement plus à craindre de plateformes centralisées comme Facebook qui ont clairement en ligne de mire le commerce social. Facebook a commencé avec la place de marché en lui donnant dès le début une orientation sociale, la messagerie étant le point d’entrée de l’acte d’achat:
Facebook ne cherche pas à supprimer les frictions. Ce qui lui importe est au contraire d’en introduire une: le contact avec le vendeur, qui permet s’ouvrît le champ à des challenges, comme celui de la négociation du prix (toujours une fierté). Quelle différence avec la place de marché d’Amazon où le vendeur est relégué aux oubliettes, et les frictions à l’achat sont éliminées: prix fixe, financement par crédit, avis utilisateurs. Il n’y a plus qu’à appuyer sur le bouton: achat en 1 click et la tondeuse arrive plus vite que l’éclair.
La place de marché de Facebook, pourtant sommaire et peu sophistiquée a 1 milliard de visiteurs tous les mois, cinq ans après sa création. Marc Zuckerberg introduit maintenant le « chat » commerçant partout, notamment dans WhatsApp. Dans un effort pour doubler les plateformes traditionnelles, il cherche à enlever les mauvaises frictions en facilitant au maximum l’achat et le paiement à partir du « chat ». Il crée ainsi les “shops” qui réunissent déjà 1 million de commerçants et 250 millions de visiteurs mensuels, transformant Facebook business en l’équivalent de Shopify (infrastructure)+Twilio (relation client). Zuckerberg, dans sa dernière conférence téléphonique sur les résultats trimestriels:
Je veux être clair sur le fait que nous avons un long chemin à parcourir pour construire une plateforme de commerce complète à travers nos services. Il s'agit d'un voyage de plusieurs années, mais je suis très déterminé à y parvenir. Ce système de commerce moderne va rassembler un certain nombre de domaines dans lesquels nous avons déjà des solides offres - comme les publicités, les outils communautaires et la messagerie - avec des domaines comme les boutiques, la messagerie d'entreprise et les paiements que nous nous efforçons de développer.
Cette stratégie du brique par brique est une bonne illustration de ce que j’évoquais la semaine dernière dans mon article Chine: stratégie façon puzzle. Si les américains font dans la dentelle, les chinois eux sont des adeptes de Raoul Volfoni: “je dynamite, je disperse, je ventile”…Facebook instaure une bonne friction, le dialogue avec le vendeur, pour que l’acte d’achat dépasse le côté purement pratique. Les sociétés chinoises vont plus loin en organisant la quête de statut, en intégrant commerce, groupe et jeux. En effet, le statut est indissociable du groupe (qui le distribue) et du feedback (qui le manifeste). Les sociétés chinoises sont « all in » pour troubler l’e-commerce traditionnel.
Comment les sociétés chinoises redistribuent les cartes
Alibaba, avec plus de $1 trillion de produits vendus chaque année sur ses places de marché Taobao et Tmall, est la plate-forme à battre . Alibaba facilite au maximum l’acte d’achat avec un modèle publicitaire, intégrant les avis, le chat le paiement et la livraison. Son principal concurrent jusqu’à ces dernières années était Jd.com, un clone chinois d’Amazon. Alibaba diminuait les frictions pour les commerçants, Jd.com pour les consommateurs. Pour vaincre ces deux titans, ou au moins les menacer, il fallait trouver un contre-positionnement. Répondre au besoin de statut par l’e-commerce était la solution. Alibaba pratiquait déjà le commerce social, le chat étant intégré à ses services, il fallait aller beaucoup plus loin pour organiser le challenge conduisant au statut. C’est pourtant d’Alipay qu’est venu la première tentative d’intégration du jeu et des paiements: en aout 2016, il lance un mini-jeu appelé Ant-Forest, qui permet de gagner des points d’énergie verte quand on fait de bonnes actions pour la planète (par exemple payer sur Alipay…). Les points gagnés servent à planter des arbres virtuels sur l’application, mais en fait bien réels. En 2020, le jeu avait attiré 550 millions de participants et permis de planter 223 millions d’arbres.
Le contre-positionnement est venu de Pinduodo, qui a joué sur une faiblesse d’Alibaba, la logistique. Il est difficile d’avoir un modèle économique ultra-léger comme Alibaba et une logistique irréprochable. Pinduodo s’est intéressé aux produits les plus difficiles à livrer (les produits agricoles) dans les zones les plus pauvres (où le consommateur veut payer le moins cher possible), là où il risquait peu une contre-attaque. Et cela tombait bien: 1 milliard de personnes vivent dans les zones pauvres avec un taux de croissance du PNB par tête a deux chiffres. En proposant l’achat groupé et un point de livraison unique, il simplifiait considérablement les problèmes de logistique, introduisait un moyen de se faire valoir auprès de ses amis en les invitant à faire baisser le prix d’un produit: le tout en un ( jeu d’argent, groupe et commerce). Le jeu introduisait une friction, retardant l’acte d’achat- l’objectif premier était de mobiliser ses amis, et d’obtenir ainsi des réduction de prix- mais une friction largement consentie: Pinduodo a eu un succès retentissant et compte 800 millions d’acheteurs 6 ans après sa création. La société a depuis fait des émules, l’achat groupé et le jeu sont les deux nouvelles grandes tendances de l’e-commerce chinois et ne s’arrêtent pas aux produits agricoles: même les iPhones sont vendus en achats groupés. Le combat est lancé entre Pinduodo, Meituan, Alibaba, Jd.com, etc. pour lancer les bonnes frictions et conquérir les utilisateurs.
La troisième manche: les cryptos.
Un attribut indissociable du statut est la récompense, décernée par le groupe. Elle en est la preuve, l’équivalent du grade dans la hiérarchie du groupe. Le jeu est d’autant plus addictif qu’une récompense est attachée au gain, d’où le succès des jeux d’argent. Et généralement, on en veut toujours plus. Au début, les like qu’on gagne sur les réseaux sociaux, sont suffisants, pour gagner un statut. Mais ils finissent par laisser le créateur sur sa faim, il lui faut une véritable rémunération: le like ne prive pas celui qui le donne, mais l’argent oui, sa signification est supérieure. C’est ainsi que le tweet est remplacé par la newsletter payante. Twitter réagit en acquérant Revue, un concurrent de Substack, puis en introduisant les tweets payants (Super follows et Tip Jar). Les cryptomonnaies pourraient à mon sens jouer un rôle important dans la monétisation du statut et le développement de l’e-commerce. Elles donnent en effet une valeur monétaire au statut qui dépasse celui que peut conférer une simple somme de monnaie traditionnelle:
Une cryptomonnaie a deux faces: un service caractérisé et la valeur de ce service. Le statut du service est mesuré par sa valeur monétaire, ce que les gens sont prêts à payer par rapport à un autre service.
Une cryptomonnaie regroupe les gens qui croient à la même histoire: on aura par exemple une crypto pour les traumatisés de la création monétaire (le bitcoin), une crypto pour le partage musical (Musiconomi), une crypto pour les amateurs de trading (Uniswap), une crypto pour les fans de jeux, etc. Le découpage peut être extrêmement fin, puisqu’il va jusqu'aux NFT (non fongible tokens). Le facteur commun est de croire à la même histoire jusqu’à lui donner une valeur monétaire. Le statut, sa place dans l’histoire, est donné par la quantité de crypto détenue.
Les membres du groupe, qui traitent une cryptomonnaie donnée, sont aussi propriétaires du protocole, du code sous-jacent, qui rend un service (“smart contrat”). La valeur du protocole va monter en proportion du statut que confère le “smart contrat”. Les consommateurs de “smart contrat” sont également propriétaires du code; les intérêts sont alignés pour en faire augmenter la valeur.
Le “smart contrat” est un programme qui exécute automatiquement les tâches qui sont inscrites dans le marbre (le code), sans qu’il y ait besoin de tout un apparatus pour veiller à sa bonne exécution. Les paiements sont automatiquement dirigés vers les bonnes personnes lors de l’exécution du service. Le coût de l’exécution du contrat est négligeable ce qui a une conséquence importante: le multiplication possible de ceux-ci pour des micro-tâches précises.
Grâce aux cryptomonnaies, un marché du statut va s’instaurer, devenir liquide, se développer et entraîner avec lui l’e-commerce social. A chaque type de tâche, de service pourra correspondre une cryptomonnaie dont la valeur dépendra du statut dégagé par le service. Chacun pourra vendre une partie de lui-même, déclenchée par smart contrat. Les cryptos à la mode ne seront peut-être plus celles d’aujourd’hui ! Voici enfin un domaine d’application important pour les cryptos: les sociétés qui en plus de leur produit, vendent du statut pourraient ainsi lui attacher une crypto. Prenons l’exemple d’Alipay: au lieu de donner des arbres virtuels, il pourrait donner des crypto smart contrat écologique: 1 unité de la crypto écologique, le Bittree, serait l’équivalent d’un arbre planté. Le cours du Bittree fluctuerait en fonction de l’offre et de la demande. Pour gagner, les entreprises devraient anticiper les tendances de statut, placer une partie de leur trésorerie dans ces cryptos-statuts et monétiser leurs produits plus cher grâce au couplage produit-cryptos…Pinduodo, au lieu de faire des rabais pour récompenser le groupe qui a réussi à se fédérer pour l’achat de biens, pourrait offrir des cryptos déclenchant un smart contrat incitatif: le Reduccoin, valable sur tous les biens acceptant le Reduccoin, quelle que soit la plate-forme. Le Reduccoin regrouperait les obsédés des réductions de prix, les négociateurs dans l’âme.
Il est fort à parier que les sociétés chinoises qui n’hésitent pas à créer de bonnes frictions pour monétiser le statut soient encore une fois les premières à trouver des applications pratiques aux cryptos, le chaînon aujourd’hui manquant.
Bonne fin de semaine,
Hervé