Centres commerciaux: la fin d’une époque
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
De CNBC:
25% des centres commerciaux américains devraient fermer dans les 5 ans. Leur donner une nouvelle vie ne sera pas facile
PUBLIÉ JEU, 27 AOÛT 2020
Lauren Thomas@LAURENTHOMAS
Coresight Research estime que 25 % des quelque 1 000 centres commerciaux américains vont fermer au cours des trois à cinq prochaines années.
La pandémie de coronavirus a accéléré une disparition qui était déjà en cours.
"Ce n'est pas parce qu'un espace commercial est devenu vacant ou est resté en jachère qu'il est automatiquement un bon candidat pour une reconversion en espace industriel", a déclaré Victor Calanog, analyste immobilier de Moody's Analytics.
Selon les données de Moody's Analytics REIS, la construction d'appartements aux États-Unis devrait diminuer de 15,6 % dans un monde post-Covid-19. Le développement des bureaux devrait chuter de 10 %, tandis que le commerce de détail devrait chuter de 15,7 %.
Le développement industriel, quant à lui, devrait reprendre 3,6 %.
Les centres commerciaux sont une illustration parfaite du dilemme de l’innovateur décrit par Clayton Christensen: un modèle économique, une société dominante, indétronable, se trouvent confrontés à un modèle alternatif qui transforme l’expérience en bien sur un point, est moins cher mais reste une solution imparfaite globalement. Cet dernier modèle prend des parts de marché sur les clients les moins motivés par le premier modèle, ceux qui lui rapportent le moins. Le premier modèle ne veut pas lancer de concurrent du nouveau car il a peur de se cannibaliser. Il préfère se concentrer sur les clients qui lui rapportent le plus et voit ainsi petit à petit son marché se restreindre. Pendant ce temps le modèle alternatif s’améliore…jusqu’à marginaliser le dominant.
Le travail de sape
L’e-commerce prend des parts de marché sur le commerce traditionnel depuis des années. Mais, jusqu’à récemment, cette part de marché était insuffisante pour gêner véritablement le concept de centre commercial qui avait réussi à naviguer le contexte en se réorientant. En 2017 aux Etats-Unis, cette part de marché n’était encore que de 10%, dont presque la moitié occupée par Amazon. Amazon avait un net avantage sur le commerce utilitaire (trouver ce qu’on cherche) grâce à une sélection de centaines de millions d’articles.Les centres commerciaux gardaient d’autres arguments en leur faveur (possibilité de flâner, achat impulsif, expérience sociale). Amazon s’améliorant sans cesse sur les délais de livraison, les centres commerciaux basiques ont commencé à perdre leur clientèle (Sears, JC Penney) et tout naturellement, le centre commercial s’est trouvé acculé au haut de gamme, valorisant l’expérience sociale, le beau et le luxe, abandonnant la fonction de recherche. Le centre commercial Beaugrenelle est l’illustration frappante de ce déplacement vers le haut de gamme si caractéristique du dilemme de l’innovateur.
Le centre Beaugrenelle
Construit en 1979 quand l’internet n’existait pas, le centre Beaugrenelle ne subissait pas la pression de la concurrence. Aussi les architectes s’en sont donnés à cœur joie pour mettre en avant leurs théories:
Le nouveau brutalisme: des bâtiments minimalistes qui font ressortir les éléments de la construction (béton, structure métallique), et ne cherchent pas à attirer l’œil autrement que par les matériaux (pas de couleur). Le tout devait donner une impression de bon marché (vision égalitariste), pour des ménages aux revenus modestes.
Le fonctionnalisme: les magasins intégrés au lieu d’habitation, loin du traffic et de toute visibilité. Le principe est que les rues sont faites pour la circulation et que les commerces doivent être prêts des habitations.
La force des villes repose sur leur traffic: s’en priver est une erreur grossière mais les architectes n’étaient pas les payeurs. Le centre n’a jamais très bien fonctionné mais avec l’internet, ce fut l’hallali. Dans sa première épure, le centre qui comprenait quand même 80 commerces sur deux niveaux a fini par fermer en 2004. Comme on peut le voir sur cette photo, c’était charmant:
Autre photo à la fermeture du centre:
Ce qui pouvait à la limite se concevoir dans un monde sans véritable concurrence n’était plus possible avec la compétition d’Amazon. Le centre a fait peau neuve et a réouvert au public en 2013. Les erreurs du passé ont été corrigées et le centre se positionne sur le côté grandiose et l’expérience sociale pour faire face au e-commerce. Le centre est visible et essaie d’attirer le regard des automobilistes avec des vitrines visibles depuis le boulevard et un passage transparent au dessus de la route:
Il y a un grand cinéma Pathé (au lieu du modeste MK2 d’antan) avec popcorn à gogo, de nombreux restaurants et magasins haut de gamme. L’expérience des courses doit être agréable et sociale, le client valorisé. Voici ce que donne l’aiguillon de la concurrence:
Comme dans une cathédrale gothique, la lumière éclaire…le choix des clients au lieu de leur âme…Cette profusion de magnificence peut masquer la réalité d’un modèle économique de plus en plus marginalisé. Certes les chiffres (avant Covid) sont encore dans une bonne tendance. Ci-après, ceux de Simon Property Group, le principal détenteur de centres commerciaux aux Etats-Unis:
Cette apparente bonne santé cache deux tendances fâcheuses pour les centres commerciaux:
la montée en puissance d’Amazon, qui les oblige à se restreindre au commerce social,
l’introduction de l’e-commerce social, qui va saper leur nouveau positionnement.
La montée en puissance d’Amazon
Avant internet, la grande distribution reposait sur la maitrise du terrain. Cette maitrise permettait d’optimiser les trois variables du choix, du prix et de la disponibilité, grâce à une gestion horlogère de l’espace. Le centre commercial était ce qu’on pouvait faire de mieux sur ces trois paramètres car il regroupait en plus d’une grande surface, de nombreux magasins variés. Amazon a détruit ce subtil équilibre. J’ai étudié la question dans La guerre de l’épicerie:
Amazon a fait sauter ce subtil équilibre, reposant sur la maîtrise du terrain, en créant l’abondance globalisée en ligne: le choix est devenu la variable clé, au sacrifice des deux autres sur le court terme. C’est du Clayton Christensen type: casser une intégration existante en proposant une amélioration puissance 10 à un point de la chaîne puis construire une nouvelle intégration autour de ce point. La théorie est ici. Jeff Bezos a changé la donne en ne cherchant plus à résoudre un problème d’optimisation de l’espace mais à fournir l’abondance avant tout, la rotation des stocks étant secondaire. Alors qu’un superstore propose 140 000 produits, Amazon en propose 500 millions…En donnant la priorité au choix, Amazon a sacrifié la rapidité d’accès (il faut organiser un transport longue distance) et le prix (l’instauration de la place de marché a multiplié par plus de 2 le nombre de produits proposés mais les marchands n’ont aucune contrainte sur les prix qu’ils affichent). Ayant une supériorité énorme sur l’éventail des produits proposés à la vente, il ne reste plus à Amazon qu’à s’améliorer progressivement sur les deux autres variables pour remporter le morceau: le marché du commerce de détail estimé à $25 T, soit plus que le PNB des Etats-Unis…Et c’est ce qu’il fait: après la livraison en 2 jours garantie, c’est maintenant la livraison en 1 jour.
Alors que les détenteurs de centres commerciaux vantent leur génération de cash-flow, Amazon investit massivement dans sa logistique pour s’approcher de la livraison immédiate. Nous n’en sommes pas encore là mais d’ores et déjà, les centres commerciaux qui n’ont pas assez investi dans le commerce social ont été balayés. On peut citer ceux de Sears Holding ou de JC Penney. Avec le Covid, la part de l’e-commerce a subitement grimpé:
Cette hausse de la part de marché de l’e-commerce est certes un peu artificielle car elle intègre la période de confinement où les centres commerciaux étaient fermés. Néanmoins, la période a façonné de nouvelles habitudes pérennes et il n’y aura probablement pas de retour en arrière. Ce qui signifie que le centre commercial va devoir définitivement devenir une destination de loisir…les problèmes vont commencer.
La problématique des salles de cinéma
Le cinéma est devenu le principal point d’ancrage du centre commercial, généralement bien placé, très visible depuis la rue pour attirer le chaland dans le centre. Voici un plan typique de centre commercial aux État-Unis:
Pendant des années, les cinémas et les studios maîtrisaient l’offre de films en les distillant suivant un calendrier consensuel et un partage des recettes. Le cinéma était le point de passage obligé pour voir les nouveautés. Netflix a enfoncé un premier coin dans ce bel assemblage en mettant à disposition de ses abonnés une multitude de films de qualité moyenne mais nouveaux. Les salles de cinéma ont eux aussi subi le dilemme de l’innovateur, obligés de se concentrer sur les « blockbusters » avec un partage de recette nettement plus favorable aux studios (Grosso modo 50/50). Pris en étau entre Netflix et les deux gros studios produisant des franchises (Disney et Universal), l’équilibre financier des salles de cinéma est devenu plus fragile; heureusement qu’il reste le popcorn. Le coup de grâce a été porté en avril par Comcast (Universal) qui a décidé de sortir Trolls World Tour le même jour dans un nombre de salles limité et en streaming. Le boycott d’AMC et d’autres chaines de cinéma n’a rien pu y faire. Le film a été un succès avec un box office de seulement $17 millions, le reste provenant des recettes digitales conservées par le studio à 85 %. Disney a suivi l’exemple avec Mulan, sorti le 4 septembre dans les salles ouvertes sur le territoire des Etats-Unis et en streaming pour le prix de $29,99 sur Disney +. Le Covid-19 est l’excuse donnée pour opérer cette prise de pouvoir très nette des deux gros studios sur les salles de cinéma. L’avenir parait assez sombre pour cette industrie et par ricochet, cette marginalisation des salles va encore fragiliser les centres commerciaux. Ils ne seront plus sauvés que par le shopping social.
A l’attaque du dernier rempart: le shopping social
L’e-commerce social est encore un concept nébuleux en Occident. Pourquoi les centres commerciaux se sentiraient-ils menacés ? Facebook, Instagram, Snap ou Pinterest monétisent leurs réseau social par la publicité. Ils sont encore peu versés dans le commerce, à l’exception d’Instagram qui commence à s’y intéresser. La menace vient de la Chine et depuis le succès retentissant de TikTok dans le monde entier, les réseaux sociaux occidentaux sont à l’écoute…et prêts à agir vite.
Le phénomène chinois s’appelle Pinduodo..Il taille des croupières à Alibaba et Tencent. Pinduodo a compris que les deux monstres n’arrivent pas à se comprendre: Alibaba est très bon vendeur mais moins bon sur le social, Tencent est très bon sur le social mais moins bon sur le commerce. Il y a donc un créneau à prendre: l’e-commerce social. L’idée est très simple: faire les courses ensemble. Le modèle économique qui en dérive sera probablement, comme TikTok difficile à déloger, car bâti sur une intelligence artificielle très nettement supérieure à celle des dominants:
Les algorithmes d’Alibaba visent à rendre plus efficace la recherche de produits, en triant parmi l’abondance, ceux qui correspondent exactement aux goûts de l’utilisateur, pris individuellement. Plus il y a de quantité de biens proposés et de feedback utilisateur, plus l’algorithme va trouver des produits pertinents pour ce dernier. Qualité de l’algorithme =f (nbre de produits, feedback individuel)
Les algorithmes d’un réseau social visent à multiplier les interactions entre les membres. Qualité de l’algorithme =f(nbre interactions, feedback). Le placement des publicités dépend d’autres algorithmes qui doivent tenir compte de la contrainte du premier.
Les algorithmes de Pinduodo visent à trouver les gens aux goûts identiques, prêts à faire leurs courses au même moment (ensemble) à la fois pour s’amuser et payer moins cher Les interactions sont favorisées, certes, au travers de jeux notamment permettant de gagner des lots discounts ou autres. Mais ces interactions sont subordonnées aux achats collectifs. Le nombre d’articles importe peu, ce n’est pas le sujet. Qualité de l’algorithme =f(achats collectifs, feedback). Le mécanisme de feedback est direct permettant d’enrichir l’algorithme beaucoup plus vite qu’un algorithme publicitaire qui sollicite des utilisateurs venus pour autre chose. Les achats étant moins dispersés que ceux effectués par un moteur de recherche, les discounts négociés peuvent être supérieurs entraînant un cercle vertueux entre acheteurs collectifs et commerçants. Pour en savoir plus, je vous conseille ce très bon article. Il est de Turner Novak.
Il est peu probable que Pinduodo perce en Occident où se situent à plupart des centres commerciaux. Les applications chinoises y sont vues avec de plus en plus de suspicion et peuvent être facilement bloquées ou menacées (cf TikTok et WeChat). Cependant, Pinduodo va faire des émules. Les applications occidentales d’achats groupés ont échoué car elles s’intéressaient aux vendeurs et non pas aux clients. On peut citer Groupon. La force de Pinduodo est de partir du client pour définir l’offre: son algorithme s’intéresse à ce qui fait vendre, en groupe. C’est beaucoup plus puissant dans un monde d’abondance où le client peut passer d’une application à l’autre à la vitesse de l’éclair. Avec internet, il faut conquérir le client avant tout, comme l’ont compris Amazon, Google, Facebook ou Apple, entre autres. Groupon ne capitalise plus que $600 millions car il a préféré s’intéresser en premier à aider les commerçants à déstocker, l’approche d’avant internet. Cependant, grâce à Pinduodo, l’idée du e-commerces social fait son chemin. Facebook, a mis un doigt dans le e-commerce avec le lancement de Facebook Shops en mai 2020 mais reste prisonnier de son modèle visant à maximiser les interactions sociales, pas les interactions commerciales. Tôt ou tard, la menace va se préciser et le dernier rempart du centre commercial, c’est à dire sa vocation à être un lieu convivial où on fait ses courses ensemble, risque de subir la concurrence de l’e-commerce social. on moquera au départ cette concurrence qui touchera les ménages modestes et les biens de petit prix (comme Pinduodo). Mais , selon le schéma classique du dilemme de l’innovateur, peu à peu , le centre commercial devra encore monter en gamme et risquer la marginalisation complète.
Le centre Beaugrenelle apparaitra peut-être dans quelques années comme aussi suranné que nous apparait maintenant le centre brutaliste de 1979; il devra alors faire place à des boutiques plus luxueuses dans un environnement plus luxueux encore. Mais le XVème n’est pas l’avenue Montaigne…
Bonne fin de semaine,
Hervé