Échelle
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
C’est la dernière lettre de l’année 2020. Je vous souhaite un joyeux Noël et un bon bout d’an comme on dit dans mon pays de Forcalquier !
De même que dans l’immobilier, les trois critères d’un bon investissement sont localisation, localisation et localisation, dans les affaires les trois critères sont échelle, échelle et échelle.
Hollywood Reporter (20 novembre 2020):
Vendredi, John Malone a averti que les fournisseurs de télévision traditionnels, assaillis par les désabonnements, auront du mal à concurrencer les plateformes de streaming qui se produisent dans le monde entier, comme Apple TV, Roku et Amazon Prime Video.
"C'est une question d'échelle. Les programmes de divertissement se sont mondialisés. Charter ou Comcast, avec une empreinte de 30 % aux États-Unis et peut-être 60 % de part de marché dans cette empreinte, représentent une très petite partie de l'échelle mondiale", a déclaré l'investisseur milliardaire lors de la Journée des investisseurs de Liberty Media, au cours d'une séance diffusée sur le web.
M. Malone a ajouté que les plateformes de diffusion directe aux consommateurs, qui s'étendent à l'échelle mondiale, sont plus économiques que les fournisseurs de télévision traditionnels liés au marché américain.
"Les acteurs qui proposent des plates-formes d'envergure mondiale et qui atteignent leur taille maximale vont donc dominer sur le plan économique. Il est très difficile pour un câblo-opérateur qui est limité à un sous-ensemble d'une empreinte nationale d'avoir une échelle suffisante pour jouer dans la programmation et le contenu mondial", a-t-il déclaré.
John Malone est un vieux briscard de l’univers des médias dans lequel il oeuvre depuis les années 1970, ayant construit un empire ex nihilo. John Malone n’est pas tombé dans la potion médiatique quand il était enfant ou entré dans le métier par passion contrairement à Rupert Murdoch, Bob Iger, Michael Eisner ou Barry Diller. C’est un pur cérébral, ingénieur de formation, ayant fait ses premiers pas chez Mac Kinsey, attiré comme un aimant par l’industrie alors la plus prometteuse pour mettre en oeuvre un effet d’échelle massif. Quand il prend les rennes d’une vieille société de câble en quasi-faillite (TCI), la télévision hertzienne règne en maitre, c’est le modèle économique idéal: trois chaînes nationales sur tout le territoire protégées par licence avec un coût marginal zéro, donc un effet d’échelle maximal. Il est difficile de faire mieux. Warren Buffett disait, en parlant de cette industrie: “J'essaie d'investir dans des entreprises qui sont si merveilleuses qu'un idiot peut les diriger. Parce que tôt ou tard, ce sera le cas”.
Seulement, John Malone a trouvé la faille: tout le territoire n’est pas accessible, certaines zones reculées ne perçoivent pas ou peu le signal. Il est donc possible de créer un effet d’échelle sur les miettes laissées par la TV hertzienne, en câblant ces zones: l’idée est de mettre une antenne au meilleur endroit pour capter le signal puis de relayer la TV hertzienne, puis pourquoi pas d’autres chaines dans les habitations par un câble.
Câbler génère un coût fixe important mais le coût marginal est quasi-nul, surtout en province où il n’y a pas de place pour un deuxième opérateur: il n’est nul besoin d’améliorer sans cesse le réseau, il n’y a plus qu’à faire passer le maximum d’ondes dans les tuyaux et les facturer. Et justement, au moment où John Malone investit dans TCI, la FCC assouplit sa réglementation pour permettre des chaînes alternatives relayées par satellite jusqu’aux antennes des cablo-operateurs. Ces chaînes sont prêtes à tout pour trouver un public, sont donc de la matière première très bon marché. Aussi incroyable que cela puisse paraitre, l’effet d’échelle est rarement compris. John Malone a largement profité de cette incompréhension: entre 1973 et 2000, TCI consolide le secteur, achète des sociétés de câble locales en perte pour une bouchée de pain: ces sociétés sont en perte car elles subissent le poids des amortissements et n’ont pas encore grand chose à faire passer dans les tuyaux, si ce n’est les chaînes hertziennes. Elles génèrent néanmoins des cash-flows positifs et en l’absence de coûts de maintenance, ces cash-flows sont en réalité des bénéfices non fiscalisés que Malone achète à vil prix. Puis il exploite l’effet d’échelle: une fois une bonne partie de la population accessible par ses câbles, il lui propose des programmes payants, différents de ceux des chaines hertziennes, avec un objectif de faire passer 500 chaînes ! La suite logique pour tirer profit du coût marginal zéro est de faire de l’intégration verticale en prenant le contrôle des chaînes prometteuses, transformant ainsi un coût variable en coût fixe…En 2000, John Malone vend TCI à AT&T pour $50 milliards. TCI vaut alors bien d’avantage qu’un réseau hertzien dominant comme NBC ou ABC. Il sent qu’avec la montée des réseaux par satellite comme DirecTV, le pouvoir est en train de basculer en faveur des chaînes.
Le génie de Malone est d’avoir perçu et exploité les deux facettes d’une industrie qui produit un réel effet d’échelle:
La possibilité de régner en maitre sur cette industrie si on l’a conquis en premier, avec des marges ultra-confortables. Les suiveurs se retrouvent avec de faibles marges sur une offre moins consistante. Il faut aller très vite pour gagner. C’est ce qu’a fait John Malone par acquisitions multiples de petits câblo-opérateurs locaux afin d’être le premier à constituer un opérateur national.
Une importante faiblesse qui est de proposer la même chose à tout le monde. L’effet d’échelle est à son maximum quand on peut dupliquer une prestation sans engendrer de coûts supplémentaires. Il peut y avoir alors un sérieux décalage entre une offre standardisée et une demande beaucoup plus nuancée. John Malone a su exploiter ce talon d’Achille pour faire triompher le câble sur la TV hertzienne. Il a su d’abord voir les inconvénients d’une offre TV standardisée qui, effet d’échelle oblige, devait plaire au plus grand nombre de spectateurs et d’annonceurs, une offre en conséquence mièvre et politiquement correcte. Après avoir développé une empreinte nationale, il a pu rendre viable des chaînes alternatives originales et ciblées payantes et par offres groupées intéresser tout le monde. Le rêve de John Malone était de faire passer 500 chaînes dans ses câbles afin de surpasser sans équivoque les chaînes hertziennes en terme de personnalisation du service tout en gardant les bénéfices de l’effet d’échelle.
Le compromis entre effet d’échelle et personnalisation
A l’époque où John Malone s’est lancé, il y avait peu d’industries bénéficiant d’un effet d’échelle comparable à celui des médias, particulièrement celui de la TV. Le processus de production de biens lambda impliquait des coûts variables significatifs de matières à transformer (hormis pour de rares sociétés comme Coca Cola qui fabriquait de l’eau colorée). En choisissant sciemment le secteur du câble, John Malone a conduit une expérience de laboratoire extrêmement intéressante à analyser pour comprendre comment la Silicon Valley a changé l’économie.
L’effet d’échelle est à double tranchant: seule une prestation standardisée permet de l’obtenir, standardisation qui nuit à l’expérience utilisateur jusqu’à être finalement rejetée. De ce fait, l’effet d’échelle enferme en lui les germes de sa propre destruction. C’est pourquoi Paul Graham, fondateur de Y Combinator donne ce conseil aux start ups: « Do things that don’t scale ! ». John Malone a bien vu la faiblesse de la TV hertzienne, a proposé un service plus personnalisé avec le bouquet numérique qui lui a permis de construire un effet d’échelle qui a duré presque 40 ans. Mais lui aussi a fini par être victime d’une plus grande personnalisation rendue possible par le streaming…et il ne l’a pas vu venir. En effet c’est la chaine Starz controlée par John Malone qui a la première licencié son catalogue de films à Netflix. Erreur stratégique ! Cela a permis à Netflix de construire un nouveau modèle économique fondé sur la personnalisation à outrance: au lieu d’avoir un choix sur 200 programmes, les souscripteurs de Netflix pouvaient choisir entre 2 500 films, dont le catalogue Disney. L’offre était incomparablement meilleure, Starz l’a réalisé un peu après mais c’était trop tard. La machine à effet d’échelle Netflix était lancée. Avec 200 millions d’abonnés payant, un film produit par Netflix est amorti beaucoup plus vite que par n’importe quelle plateforme concurrente. Reed Hastings a supplanté John Malone au centre du ring.
Le premier enseignement dans cette expérience est de voir que la personnalisation l’emporte sur l’effet d’échelle. Le mérite de la standardisation, du point de vue du consommateur est essentiellement le prix. Car avoir la même chose que tout le monde n’est pas très vendeur: on préfère une Ferrari produite à 8 000 exemplaires par an qu’une Fiat produite en plusieurs millions d’exemplaires. Le mérite de la TV hertzienne était la gratuité (financée par la publicité). TCI s’est imposée malgré une offre payante car le service était plus personnalisé: la gratuité a ses limites. Puis le câble a malgré son prix atteint 80 % de la population des Etats-Unis. Netflix, dont le prix de l’abonnement était beaucoup moins cher que celui d’une offre de bouquet câblé pour un service plus personnalisé avait un boulevard devant lui.
Le deuxième enseignement est l’impératif de rapidité pour gagner la course à l’échelle. L’objectif de Netflix, comme celui de John Malone dans les années 70 était de conquérir des souscripteurs à marche forcée pour établir son effet d’échelle. Une fois obtenu, il avait une capacité importante pour augmenter ses tarifs, ce qu’il n’a pas manqué de faire avec succès. Dans un monde de coût marginal zéro, une affaire doit réaliser de la haute croissance, il s’agit d’une course contre la montre dont il faut accepter de payer le prix. John Malone a été incompris pendant des années: TCI faisait toujours des pertes et achetait des sociétés en pertes à la vitesse V. Et pourtant, que de valeur créée pendant toutes années:
Le troisième enseignement est que pour créer une affaire de grande envergure, il ne faut pas se laisser enfermer dans une niche, en privilégiant la personnalisation au risque de perdre de vue la standardisation. John Malone a très bien vu ce risque et l’a géré par l’offre groupée qui permettait de trouver un équilibre entre personnalisation et standardisation.
Le quatrième enseignement est qu’un effet d’échelle une fois acquis est durable, même s’il est attaqué par une nouvelle manière de faire. Coca Cola est toujours là après 150 ans, la TV hertzienne fait de la résistance, le câble également. Le jeu en vaut la chandelle, c’est pourquoi il faut payer pour une telle position enviable.
Ces enseignements sont utiles pour comprendre pourquoi la Tech représente une part si importante de l’économie.
Silicon Valley et effet d’échelle
Jusqu’à la percée du silicium, peu d’industries offraient autant de perspectives d’effets d’échelle que les médias, ils constituaient une exception au milieu d’industries percluses de frais variables (coût d’achat des marchandises vendues) et de services contraints par le coût du temps passé. Les médias étaient le fleuron de l’économie, la cible privilégiée des grands investisseurs. Mais c’était hier.
De wikipedia:
Le silicium est l’élément chimique de numéro atomique 14, de symbole Si. Ce métalloïde tétravalent appartient au groupe 14 du tableau périodique. C'est l'élément le plus abondant dans la croûte terrestre après l’oxygène, soit 25,7 % de sa masse.
Le silicium étant particulièrement abondant, toute la valeur de la Silicon Valley provient de sa propriété intellectuelle, de sa capacité à transformer une matière sans valeur en un composé unique propriétaire, reproductible à l’envie, comme une puce ou un logiciel. Le modèle économique d’Intel était le même que celui de Microsoft et du câble avant eux: un gros frais fixe au départ (pour Intel le coût de la fonderie et du design de la puce, pour Microsoft, la recherche pour concevoir Windows), suivi d’un coût marginal très faible. Le duopole a conquis le marché du PC à toute vitesse pour gagner la bataille de l’effet d’échelle et depuis s’est toujours maintenu. Il a fallu attendre un outil plus personnalisé, le smartphone, pour détrôner l’effet d’échelle du PC. Mais là encore, un effet d’échelle encore plus massif s’est produit, avec 2 milliards de smartphones vendus par an contre 300 millions de PC. La Silicon Valley a ouvert la boîte de Pandore de l’effet d’échelle. Le smartphone sera probablement un jour marginalisé par un produit ou service plus personnalisé, mais est à priori là pour durer, comme son prédécesseur le PC et avant lui le serveur.
La boite de Pandore
La grande différence entre l’informatique et les autres secteurs de l’économie est qu’elle permet de bâtir des sociétés bénéficiant à plein de l’effet d’échelle tout en proposant un service personnalisé. Typiquement Excel est un produit standard, mais qui peut être transformé en outil personnalisé par son utilisateur. Il en est de même d’un système d’exploitation qui peut accueillir n’importe quel logiciel et par extension, du hardware qui peut héberger n’importe quel système d’exploitation. Toute la chaine peut jouer la carte de la personnalisation, laquelle est rendue encore plus fine grâce à l’interactivité de l’internet. Le mode d’emploi de John Malone devient la norme de la Silicon Valley, mais aussi de nombreuses sociétés chinoises: offrir un service personnalisé et construire un effet d’échelle sur cette base le plus vite possible (avant qu’un autre ne le fasse). Dès lors le sens de l’histoire est de se débarrasser de toute intégration verticale (au moins dans la première phase de construction de l’effet d’échelle) pour aller plus vite. En intégrant, on subordonne une activité à une autre, ralentissant l’effet d’échelle. C’est pourquoi TSMC, fonderie dominant la fabrication peut l’emporter sur Intel dont la fonderie est réservée à ses propres puces: plus de volumes, plus d’investissements lourds dans la recherche et les usines pour des puces plus performantes. C’est aussi pourquoi le cloud est l’avenir car il permet à ses clients de se concentrer sur un effet d’échelle unique pour le conquérir avant les autres. C’est pourquoi il y a tant de sociétés de logiciels à succès concentrés sur une tâche précise: Okta, MongoDB, Twilio, Datadog, Zoom, Stripe, etc. Ces logiciels sont natifs cloud et peuvent être utilisé sur n’importe quel matériel ou système d’exploitation, celui de l’utilisateur où qu’il se trouve. L’intégration court le risque d’être mise à mal, que ce soit celle d’Intel ou d’Apple. Microsoft a vu le danger de l’intégration Windows et a tourné casaque pour être un fournisseur de cloud d’abord, c’est à dire un fournisseur d’effet d’échelle ! Finalement, on arrive à une situation où on a:
d’un côté les sociétés technologiques US et chinoises qui peuvent construire cet effet d’échelle avec un service personnalisé, soutenable sur le long terme et qui se valorisent x fois le chiffre d’affaires. Les bénéfices sont sans intérêt car dans une première phase l’objectif est d’occuper le terrain et il ne faut pas lésiner sur le marketing et la recherche.
de l’autre côté, les sociétés traditionnelles qui travaillent la matière et subissent la pesanteur de bénéfices contraints par les frais variables.
Les nouvelles frontières
On a pour l’instant une économie à deux vitesses. Ce n’est qu’une question de temps avant que les Tech s’attaquent aux secteurs traditionnels pour les libérer de leur pesanteur. Un des premiers à tirer est Pinduodo, une plateforme chinoise d’achats groupés. Arrivant à fédérer des groupes d’acheteurs importants, il renverse le modèle habituel producteur/grossiste/commerce de détail, en faisant directement fabriquer ce que les gens veulent. Les fabricants éliminent les frais variables importants de distribution et se concentrent sur les coûts fixes: les frais de marketing liés à la création de leur marque. Ils peuvent ainsi améliorer leur effet d’échelle. Tesla attaque l’automobile avec un modèle inspiré de John Malone: gros frais fixe au départ (gigafactory, usine, puces, logiciel de conduite, etc.), faible coût variable du fait du nombre limité de pièces pour construire la voiture et du mode de distribution direct qui permet d’améliorer la personnalisation. Un secteur intéressant à regarder pour illustrer cette tendance est celui des articles de sport. Décathlon a du souci à se faire: une société comme Peloton montre la voie. Elle vend des bicyclettes d’appartement en les groupant avec une offre de cours de sport interactifs et en réseau, disponibles entre autre sur l’écran de la bicyclette. La partie logicielle devenant prépondérante fait basculer ce vendeur de bicyclettes de simple fabricant en disciple de John Malone, qui comme Tesla distribue en direct. Le leader du secteur Nike est également en train de faire pivoter son modèle économique pour vendre en direct, créer une relation avec le consommateur et éviter les frais variables de la distribution. Là aussi, on constate un pivot des frais variables vers les frais fixes (logiciel et marketing de marque) sur lesquels Nike va faire levier pour dominer le marché.
Le paradoxe est que pour réussir la transformation de l’économie traditionnelle, la Silicon Valley va devoir accepter de mettre les mains dans le cambouis du monde physique, de s’alourdir. L’effet d’échelle est d’autant plus facile à mette en oeuvre que la matière à transformer est abondante et qu’on n’a pas à se soucier de la contrôler. On peut ainsi se développer à vive allure avec un modèle horizontal, en dominant les fournisseurs. Le silicium est abondant, d’où Intel, Microsoft, TSMC, etc. Les informations sont abondants, d’où Google, les interactions sociales sont abondantes d’où Facebook. Mais dès que la matière première est rare et coûteuse, l’intégration verticale doit à un moment reprendre ses droits, c’est une question de rapport de force. La lutte n’est jamais terminée…
Bonne fin de semaine,
Hervé