Chine: Stratégie, façon puzzle
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Les finesses stratégiques élaborées par les professeurs de Harvard tels que Michael Porter et Clayton Christensen ne sont pas adaptées à l’environnement concurrentiel chinois. Pour moi la stratégie des sociétés chinoises est bien résumée par la réplique de Bernard Blier dans les tontons flingueurs:
Je m’en vais lui faire une ordonnance. Et une sévère ! Je vais lui montrer qui c'est Raoul. Aux quatre coins de Paris qu'on va le retrouver éparpillé par petits bouts façon puzzle. Moi quand on m'en fait trop, je correctionne plus : je dynamite, je disperse, je ventile…
Raoul Volfoni (Bernard Blier)
Les américains semblent de plus en plus jouer dans la dentelle: leurs concepts d’avantage concurrentiel et de disruption ont guidé la stratégie des entreprises pendant des années…et avec succès. Leurs grandes entreprises de Procter & Gamble à Coca Cola, d’Apple à Facebook, d’Intel à Nvidia ont dominé leurs secteurs respectifs, se sont imposées dans leur chaine de valeur, dans le monde entier…sauf bien souvent en Chine où leurs échecs se sont multipliés: Ebay et Amazon n’ont jamais percé face à Alibaba, Facebook a fait pale figure face à WeChat, finalement banni en 2009, Google China fut un échec patenté malgré le brio de Kai Fu Lee, son dirigeant. Apple a pour sa part réussi réalisant là bas près de 20 % de son chiffre d’affaires, mais Tencent lui taille des croupières avec ses mini programmes, ayant constitué un véritable système d’exploitation à l’intérieur d’IOS. Visa et Mastercard sont inexistants, éclipsés par Alipay et Tencent Pay, Uber ne fait pas le poids face à Didi, etc. Plus gênant, les sociétés chinoises sont maintenant en mode conquête à l’international, rivalisant avec les sociétés américaines sur leur propre territoire: TikTok, anciennement Musical.ly, racheté par ByteDance est maintenant une menace tant pour Facebook que pour Youtube, Agora, société chinoise, est le moteur propulsant Clubhouse, la dernière darling de la Silicon Valley. Zoom, autre société fondée par un chinois a damé le pion à Skype et WebEx. Byd est une menace pour les constructeurs de batteries, fabricants automobiles, de bus, de composants électriques et même de masques…Analyser l’environnement chinois avec un prisme américain est une erreur… erreur partagée par les nombreuses multinationales qui se sont fourvoyées en Chine et risquent maintenant la riposte chinoise…
A la racine des stratégies US et chinoises
Côté Chine:
La sagesse conventionnelle prétend que les chinois sont des copieurs. Alibaba a copié Amazon, Tencent Facebook, Baidu Google, Didi Uber, Byd Tesla, et que ces sociétés ne réussissent que parce qu’elles bénéficient de la protection des autorités chinoises. Cette vision, quoi que partiellement exacte reste superficielle. Elle est exacte dans la mesure où la culture chinoise est plutôt celle de la copie ainsi que l’exprime Kai Fu Lee dans son livre AI Superpowers:
La mémorisation par cœur a formé le noyau de l'éducation chinoise pendant des millénaires. L'entrée dans la bureaucratie impériale du pays dépendait de la mémorisation mot pour mot des textes anciens et de la capacité de construire un parfait «essai à huit pattes» en suivant des directives stylistiques rigides. Alors que Socrate encourageait ses étudiants à rechercher la vérité en remettant tout en question, les anciens philosophes chinois conseillaient aux gens de suivre les rituels des sages du passé antique. La copie rigoureuse de la perfection était considérée comme la voie vers la vraie maîtrise.
Elle est superficielle dans la mesure où, si les entreprises chinoises pratiquent la copie, elle les oblige à suivre systématiquement un schéma « darwinien » brutal de survie du plus adaptable, donc à innover pour doubler les copycats, à changer de métier quand la tâche est trop ardue et à utiliser des techniques rudes pour éliminer la competition (exclusivité). Leur vision est simplement pragmatique. Plus il y a de copies, plus il faut sortir du marigot par un produit particulièrement adapté au goût des clients. La copie force l’innovation, même si elle n’est pas une fin en soi. En 2006, Pony Ma , fondateur de Tencent, a déclaré dans une interview:
Je n'innove pas aveuglément. Microsoft et Google font des choses que d'autres ont faites. Le moyen le plus intelligent est certainement d'apprendre de la meilleure étude de cas, puis d'aller au-delà.
Un deuxième aspect qui force les sociétés chinoises à faire feu de tout bois pour concourir est le rythme effréné de changement côté consommateur. Les chinois s’enrichissent très vite, leurs aspirations se transforment et leur civilisation passe soudainement du moyen âge à l’âge de l’intelligence artificielle. Le schéma suivant est explicite:
De tels changements obligent à être en permanence à l’affut des nouvelles tendances et à s’y adapter au plus vite.
Un troisième élément est le niveau de vie malgré tout peu élevé d’une grande majorité de la population. Le revenu median par tête n’est que de $ 1 200 annuel contre $ 34 000 aux États-Unis. Les entreprises chinoises visent des populations pauvres; il n’y a pas de place pour tout le monde, il faut éliminer le concurrent par tous les moyens, même ceux qui feraient pâlir la FTC ! Même si superficiellement, les entreprises chinoises paraissent copier les américaines, elles sont beaucoup plus agressives sur les prix et brutales vis à vis des compétiteurs.
Enfin, le social et le jeu ont une grande importance en Chine et ne sont pas chers à mettre en œuvre. Les sociétés chinoises intègrent cette dimension ignorée des entreprises américaines; le social n’est pas cantonné au réseau social. Le commerce est social et ludique autant qu’utilitaire: Amazon à peu de chance de percer, il n’est pas assez fun. Alibaba s’est distingué par le social, Pinduodo par le social et le jeu obligeant Alibaba à devenir plus ludique…
L’histoire de Meituan et de son fondateur Wang Xing est une bonne illustration de ce qui précède. Wang Xing est un copieur invétéré: il fait une première tentative en 2003 en copiant le réseau social américain Friendster. Après un premier échec, il essaie en 2005 d’imiter Facebook et son réseau étudiant avec une interface très voisine destinée cette fois aux étudiants chinois: le site, Xiaonei, est un succès mais devant l’ampleur des investissements en serveurs à réaliser, il le vend pour se lancer dans une nouvelle aventure. En 2007, il crée un clone de Twitter, nommé Fanfou. Le gouvernement ferme le service un peu plus tard pour contenu politique incorrect. En 2010 enfin, il s’en prend à Groupon, alors très en vogue, qu’il s’emploie à imiter. D’après Wikipedia, il y a alors 2 000 sociétés chinoises concurrentes ! Mais contrairement à Groupon, qui est resté cantonné dans son métier de base, l’écoulement de stocks excédentaires des entreprises, par voie d’achats groupés, Meituan s’est focalisé sur le client et ses aspirations en perpétuelle évolution. Il s’est transformé en site de livraison rapide à la Uber Eats, de réservation d’hôtels à la Booking, de réservation de restaurants à la Tripadvisor, d’e-commerce à la Amazon…mais en visant la clientèle pauvre. Ce patchwork de métiers disparates vaut maintenant $200 milliards contre $1,3 milliards pour Groupon. Meituan peut aller dans toutes les directions et atomiser ses concurrents façon puzzle en se focalisant sur les tendances du moment, ce que veulent ses 500 millions de clients.
Côté Etats-Unis
La Silicon Valley abhorre la copie, les sociétés sont en mission, non pour gagner de l’argent mais pour changer le monde. Chacune doit apporter sa brique à l’édifice, en prenant sa place dans une chaîne de valeurs. La chaine de valeur a une importance capitale aux Etats-unis. Elle est mère de la stratégie:
On en choisit une très solide et on y défend sa place en se protégeant des copies. C’est la stratégie de Warren Buffet théorisée par Michael Porter.
A l’inverse, on s’attaque à une chaîne de valeur fragile en en changeant la hiérarchie: c’est la stratégie tech classique de la Silicon Valley, la disruption théorisée par Clayton Christensen dans The innovator’s dilemma et The innovator’s solution.
Il y a dans les projets d’entreprise aux État-Unis, une certaine élégance, une esthétique même: Il faut faire des beaux produits: des iPhones et des Google maps. En tout cas, un respect des règles du jeu et des transgressions possibles est manifeste: tout le monde se connait, se rencontre à San Francisco, à la conférence Allen ou à Davos et doit tenir sa réputation. Comme l’affirme Warren Buffett:
Il faut 20 ans pour construire une réputation et cinq minutes pour la ruiner. Si vous pensez à ça, vous ferez les choses différemment.
Aux États-Unis, le concurrent est respecté, il crée un marché. Ainsi Netflix applaudit l’entrée de Disney dans le streaming car il accoutume les foyers à ce nouveau type de media. Il y a de la place pour plusieurs applications de streaming pour remplacer les $100 mensuels de TV payante.
Nous sommes aux antipodes de la Chine, en partie parce que l’économie avance doucement, à un rythme sénatorial de 2% par an, permettant aux entreprises de peaufiner leur stratégie. Le contraste entre Facebook et Tencent est frappant: le premier se concentre sur le social sous toutes ses formes (Facebook, Instagram, WhatsApp), le second tire sur tout ce qui bouge, investissant dans de multiples start up qui sont devenus Meituan , Didi, Pinduodo, Bilibili et autres. Tencent est autant un réseau social qu’une société de capital risque.
Peut on théoriser la stratégie des sociétés chinoises ?
Je n’ai pas réussi à trouver en Chine d’équivalent des lettres de Warren Buffett, Jamie Dimon ou Robert Wilmers, ni des écrits de Peter Thiel, encore moins des professeurs de stratégie adulés, comme ceux cités plus haut. Les rapports annuels des sociétés chinoises sont ennuyeux, conventionnels, succincts, remplis de mots creux. En fait, les américains aiment discuter stratégie, les chinois aiment la pratiquer. Dans un monde de “copycats”, dévoiler sa stratégie serait une erreur. Ils n’ont que faire des beaux produits, il leur faut celui qui correspond à la tendance. Typiquement, Google aime les beaux produits: le moteur de recherche a été conçu sans penser à la monétisation, le réseau de serveurs sans équivalent n’a été commercialisé que très tard, trop tard, 20 % du temps des ingénieurs sont consacrés à des projets personnels…Google collecte beaucoup de données sur ses utilisateurs. celles-ci sont utilisées à des fins publicitaires essentiellement, pour aider les autres sociétés à conduire leurs affaires. Bytedance collecte également beaucoup de données mais à des fins stratégiques: ses applications lui permettent de relever les tendances et de s’y engouffrer: éducation, jeux, santé.
L’intelligence artificielle est une vraie menace pour les États-Unis car les chinois l’utilisent stratégiquement, moins pour améliorer leurs produits que pour en créer de nouveaux ou faire des acquisitions…à un rythme effréné. Il n’y a qu’à voir la vitesse à laquelle TikTok est devenu une menace pour les réseaux sociaux…et pour d’autres sociétés technologiques…Chez Bytedance par exemple toute la société est un produit sur lequel il faut expérimenter et qu’il faut améliorer:
Le corpus théorique échafaudé aux Etats-Unis est impuissant pour décrire la pratique chinoise. Il est trop séquentiel. La boucle OODA, imaginée par l’aviateur Dan Boyd serait ce qui se rapproche le plus: Observe, Orient, Decide, Act, mais elle est trop cartésienne, logique, temporelle, linéaire. Si la stratégie américaine ressemble au jeux d’échec, la chinoise ressemble d’avantage au jeu de go où il faut occuper tout le terrain au final mais où on peut commencer n’importe où et finir n’importe où, l’important étant la connexion entre les blocs. C’est en tout cas clairement la stratégie utilisée par Alibaba. Son cofondateur et vice-président exécutif Joe Tsaï ne s’en cache pas dans cette vidéo publiée en 2017.
Alibaba place ses pions aux quatre coins du goban (tablier de jeu quadrillé) pour encercler puis étouffer l’ennemi. Or si Alibaba pratique le jeu de go et occupe déjà une bonne partie du goban avec Taobao, Tmall, Lazada, Alipay et autres pions, les autres compétiteurs sont obligés de jouer aussi pour ne pas se faire encercler. Il n’est rien de pire qu’un joueur de go qui avance ses pions au petit bonheur la chance…Renverser le goban n’est pas chose aisée.
A ce jour, les multinationales chinoises occupent surtout la partie chinoise du goban, même si elles placent leurs pions également ailleurs. Mais qu’adviendra-t-il quand leurs visées deviendront plus lointaines ? La seule option sera alors de casser le goban par des politiques nationalistes. L’entreprise a déjà commencé…
Bonne fin de semaine,
Hervé