Christensen revisité
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
La loi de conservation des profits attractifs, imaginée par le professeur de Harvard Clayton Christensen, a longtemps été une clé pour comprendre un environnement concurrentiel, en particulier quand il impliquait de la technologie. C’était avant.
Il est de bonne stratégie de ne pas concurrencer ses clients. Les représailles peuvent être très dommageables. En tout cas, c’est ce qu’on pouvait penser jusqu’à ces dernières années. On n’imagine pas IBM conseiller une société sur son informatique, trouver le métier intéressant et lancer un concurrent. IBM perdrait vite tous ses clients…Et pourtant ! Il semble qu’une telle pratique soit maintenant la recette du succès, en témoignent par exemple:
Amazon
Zoom
le bon vieux Intel
Amazon a développé un site d’e-commerce intégré, de l’informatique à la logistique en passant par la vente, mais propose à l’envi ses services à tous les niveaux de la chaîne, si bien qu’il finit par être concurrent avec tout le monde: il n’y a pas de place pour la diplomatie: chaque unité de base a son propre compte d’exploitation et donc doit chercher des clients en dehors d’Amazon, si bien que la concurrence avec les clients devient inévitable. La boutique à tout vendre, comme l’écrit Brad Stone ne se construit pas sans casser des œufs. Deux exemples: AWS a pour client Netflix qui lui a confié son infrastructure depuis 2008. Cela n’empêche pas Amazon de le concurrencer férocement avec Prime Video. De même, Amazon permet à de nombreux vendeurs de vendre sur son site en leur proposant sa logistique, mais les concurrence avec ses propres produits, notamment Amazon Basics. La Commission Européenne est même persuadée qu’Amazon copie les meilleures idées avec Amazon Basics.
Zoom effectue un tournant important. MyTechDecisions, le 23 mars 2021
Zoom a lancé un kit de développement logiciel vidéo, permettant aux développeurs d'exploiter les fonctions vidéo, audio et interactives de la société pour créer des applications vidéo personnalisées et des expériences de bureau avec des interfaces utilisateur natives.
Selon un blogue de l'entreprise, les développeurs peuvent créer des applications basées sur la plateforme de communications unifiées vidéo de Zoom sans être embarrassés par l'interface utilisateur de Zoom Meetings.
Dans le billet de blog, Zoom présente plusieurs exemples d'expériences que les développeurs peuvent créer à l'aide du SDK vidéo, notamment des applications de médias sociaux qui s'intègrent à Zoom pour une diffusion en direct en déplacement avec un chat interactif, des applications de jeux de bureau utilisant les fonctions audio, vidéo et interactives de Zoom, et de nouvelles expériences d'achat pour les détaillants.
Zoom mise sur le fait que les expériences client basées sur la vidéo joueront un rôle plus important dans l'engagement des clients à l'avenir. Le blog cite l'analyste industriel Zeus Kerravala, analyste principal chez ZK Research, qui affirme que l'utilisation de la vidéo n'a jamais été aussi importante.
"La prochaine vague d'expériences basées sur la vidéo sera alimentée par l'intégration de la vidéo directement dans les applications professionnelles et grand public qui améliorent de manière transparente les flux de travail et renforcent l'interaction sociale", a déclaré M. Kerravala. "Les SDK vidéo de Zoom sont faciles à utiliser et permettent le développement rapide d'applications vidéo entièrement personnalisables."
Voilà donc que Zoom décide d’être en compétition avec d’autres services de visio qui utiliseront l’infrastructure qui constitue son avantage. Suivant la logique ancienne, les candidats devraient hésiter à deux fois avant de se fournir chez leur principal concurrent. Alors, erreur stratégique ou coup de génie ?
Intel, dirigé par un nouveau CEO, Pat Gelsinger, annonce une nouvelle organisation pour le moins surprenante pour un groupe dont la fierté jusqu’alors était d’être complètement intégré (design et fabrication):
Aujourd'hui, j'annonce nos plans pour devenir une entreprise de fonderie de classe mondiale et un fournisseur majeur de capacités basées aux États-Unis et en Europe pour servir les clients dans le monde entier. La numérisation de chaque industrie accélère la demande mondiale de semi-conducteurs à un rythme torride. Mais l'accès aux capacités de fabrication constitue un défi majeur. Intel est dans une position unique pour répondre à cette demande croissante, tout en assurant un approvisionnement durable et sûr en semi-conducteurs pour le monde entier. Nous évaluons prudemment l'opportunité de la fonderie comme un marché adressable de 100 milliards de dollars d'ici 2025, la plupart de la croissance provenant de l'informatique de pointe, qui est notre expertise.
La majorité de la capacité de fonderie de pointe est concentrée en Asie, alors que l'industrie a besoin d'une capacité plus équilibrée géographiquement. L'échelle de fabrication avancée d'Intel, y compris les opérations aux États-Unis et en Europe, est essentielle pour les États-Unis et le monde, et nous allons développer considérablement nos opérations mondiales en commençant par augmenter notre capacité de fabrication centrée sur les États-Unis et l'Europe pour répondre à la demande croissante. Nous nous engageons à faire en sorte que cette capacité soutienne les clients commerciaux et réponde aux exigences uniques du gouvernement et de la sécurité aux États-Unis.
Intel décide d’offrir ses services de fonderie à d’autres concepteurs de puces, des concepteurs potentiellement en concurrence avec Intel sur sa propre architecture X86 ! L’argument de TSMC, le leader sur la fonderie est justement que son business est entièrement horizontal et ne cherche pas à entrer en compétition avec ses propres clients. Les marchés ont apprécié la décision d’Intel. Qui a raison ?
La logique ancienne: horizontal ou vertical
Clayton Christensen a publié son ouvrage majeur sur la stratégie d’entreprise en 2003, avant l’explosion internet. Le point d’orgue de son opus The Innovator’s Solution est la théorie de la conservation des profits attractifs:
Formellement, la loi de la conservation des profits attractifs stipule que dans la chaîne de valeur, il existe une juxtaposition nécessaire d'architectures modulaires et interdépendantes, ainsi que des processus réciproques de banalisation et d’intégration, afin d'optimiser la performance de ce qui n'est pas assez bon. La loi stipule que lorsque la modularité et la banalisation entraînent la disparition de profits intéressants à un stade de la chaîne de valeur, l'opportunité de réaliser des profits intéressants avec des produits propriétaires émerge généralement à un stade adjacent…
…Si vous y pensez dans un contexte matériel, parce qu'historiquement le microprocesseur n'avait pas été assez bon, alors son architecture interne était propriétaire et optimisée et cela signifiait que l'architecture de l'ordinateur devait être modulaire et conformable pour permettre au microprocesseur d'être optimisé. Mais dans un petit appareil portatif comme le BlackBerry de RIM, c'est l'appareil lui-même qui n'est pas assez bon, et vous ne pouvez donc pas avoir un processeur Intel à taille unique à l'intérieur d'un BlackBerry, mais au contraire, le processeur lui-même doit être modulaire et conformable afin qu'il ne contienne que les fonctionnalités dont le BlackBerry a besoin et aucune des fonctionnalités dont il n'a pas besoin. Donc, encore une fois, un côté ou l'autre doit être modulaire et conformable pour optimiser ce qui n'est pas assez bon.
En bref, ce qui est suffisant pour le consommateur est banalisé et devient une pièce de lego dans la chaine de valeur, la concurrence y est stratifiée. Ce qui est encore insuffisant, pas encore au standard de ce que le consommateur pourrait espérer, est intégré. Une chaine de valeur est composé de maillons horizontaux (lego), qui s’emboîtent les uns dans les autres et verticaux (intégrés, plusieurs éléments propriétaires fusionnés). Pour revenir sur l’exemple classique des PC. Pendant longtemps le maillon vertical était le microprocesseur, un tout formé d’une intelligence centrale, de mémoires, de logiciel, le tout sur une puce. Ce que les acheteurs de PC recherchaient était plus de puissance, et seul Intel répondait à cette demande par l’intégration propriétaire de différentes pièces. Les maillons modulaires, interchangeables, horizontaux étaient les mémoires RAM ou SSD, la carcasse du PC, etc. qui venaient soutenir Intel dans son effort.
La théorie de Christensen crée une ligne de démarcation entre les sociétés verticales et horizontales. Cette ligne permet de respecter le postulat qu’on ne concurrence pas ses clients. Une société horizontale est en concurrence avec d’autres sociétés horizontales, le gagnant étant celui qui arrive à s’étendre le plus pour gagner le combat d’échelle. Une société verticale comprend plusieurs modules qui travaillent ensemble selon la logique client/fournisseur, mais sans ouvrir ces modules à la concurrence, car ils sont propriétaires. Pour reprendre l’exemple d’Intel, la fonderie n’avait qu’un seul client: les designers de puces Intel, donc il n’y avait pas de problème diplomatique à régler.
Si on change le postulat, doit-on changer le théorie toute entière ?
Les racines du modèle hybride
Il y a une évolution très nette entre l’époque où AMD a choisi le modèle horizontal, réalisant un spin off de sa fonderie (2009) et aujourd’hui où Intel sépare les deux activités design et fonderie tout en les conservant. Intel accepte la concurrence aux deux niveaux de son intégration, fonderie et design, alors qu’AMD a préféré reconnaitre la logique Christensen et adopter le modèle horizontal. Intel choisit d’être vertical aussi bien qu’horizontal. Etre en concurrence avec ses clients ne semble plus un problème: la fonderie d’Intel va travailler pour d’autres designers de puces adoptant l’architecture X86 d’Intel ou celle d’ARM; réciproquement, les puces désignées par Intel seront fabriquées le cas échéant par d’autres fonderies que la sienne. A mon sens, ce qui a changé entre les deux périodes est le tempo. A l’époque du spin off de GlobalFoundries, il y avait très peu de sociétés connaissant des croissances à trois chiffres ou tout au moins supérieures à 50 %. Elles sont légions aujourd’hui parce que les frictions ont baissé drastiquement, les barrière à l’hyper-croissance ont sauté. L’internet a permis de concevoir plus rapidement par le partage des idées (open source), de fabriquer plus rapidement parce qu’on utilise plus de logiciel plus malléable que la matière, enfin de vendre plus rapidement grâce à la baisse des coûts de transaction et distribution. La vitesse va de pair avec l’effet d’échelle: la traduction financière de l’absence de frictions est le coût marginal zéro qui implique que le coût est concentré lors de l’investissement. Dès lors, il convient de gagner l’effet d’échelle le plus vite possible avant qu’un tiers ne ravisse le trophée. Si Google a gagné, c’est qu’il n’a pas attendu pour s’implanter à l’international, empêchant ainsi toute velléité de copie locale. La conséquence est très nette sur la stratégie: protéger ses clients n’est pas la priorité, il faut être agressif et passer rapidement de l’intégration (produit supérieur) à la désintégration, la modularité, pour faire bénéficier d’autres clients de cette supériorité avant que d’éventuels compétiteurs ne se réveillent. L’effet d’échelle l’emporte sur la différenciation, si bien qu’il faut utiliser la seconde, correspondant au modèle vertical pour obtenir le premier, correspondant au modèle horizontal et cela à la vitesse de l’éclair. Le premier client est un tremplin pour créer de l’effet d’échelle. Une affaire verticale va se transformer en deux affaires horizontales, l’une cliente de l’autre. Puis les deux affaires ainsi créées chercheront de la différenciation en créant en aval un nouveau service ou en en repensant un en amont. Elles se verticalisent à nouveau et le cycle se perpétue, créant au passage quatre affaires horizontales. Au final on aboutit à des sociétés hybrides qui jouent en permanence sur les deux tableaux.
La théorie de Christensen reste bonne mais elle s’applique à l’échelon des sociétés et non plus des chaines de valeur globales.
Les sociétés deviennent des chaines de valeur, purement et simplement
…Pas toutes, celles qui visent le club du $trillion. La loi de conservation des profits attractifs change: une entreprise ne gagne et conserve des profits attractifs que si elle est capable de se transformer en permanence, de passer de l’intégration au modulaire puis à l’intégration, dans une course de vitesse sans fin. La théorie de Clayton Christensen est valable quand le monde est tortue, pas quand il est lièvre.
L’exemple de Zoom
Zoom est une affaire intégrée, à la fois:
une infrastructure cloud, comprenant des serveurs et logiciels destinés à accélérer les flux vidéo et audio et rendre l’expérience de visioconférence la plus fluide possible,
une interface de visio-conférence avec des caractéristiques techniques comme la possibilité de se connecter sans compte, le partage de documents, les arrières plans et un modèle économique freemium.
L’interface de visio-conférence est cliente ( seule cliente) de l’infrastructure cloud. Cette intégration a permis d’offrir une latence très faible, inférieure à 150 millisecondes et de rendre le service agréable à utiliser, en tout cas plus agréable que celui de ses concurrents Skype, Google Meet ou WebEx. Le génie d’Eric Yuan, le fondateur fut d’adopter immédiatement une approche modulaire, rendant facile la connexion y compris par des non membres. L’approche modulaire réduisant les frictions a payé pour gagner en échelle alors que les concurrents sont restés empêtrés dans une approche verticale consistant à intégrer la visio-conférence à d’autres services (gmail pour Google par exemple). Le nombre d’utilisateurs et d’abonnés payant a enregistré une très forte croissance, entrainant le chiffre d’affaires à la hausse (+326 % sur l’année 2020, certes aidé par le Covid). Le problème d’une affaire verticale, comme Zoom est qu’elle devient vite plus difficile à bouger si des concurrents horizontaux commencent à proliférer. Citons Agora côté infrastructure ou Twilio côté interface. Zoom risque donc le sort qu’il a lui même réservé à ses prédécesseurs moins agiles, s’il lui faut coordonner les investissements dans les serveurs et l’interface. Le risque est que l’une des deux divisions (infrastructure ou interface) prenne le pouvoir sur l’autre, désorganisant l’ensemble. C’est ce qui est arrivé à Intel, la fonderie imposant sa loi au design car le design ne pouvait choisir son fournisseur. Zoom choisit intelligemment de scinder son affaire en deux parties modulaires: La division infrastructure pourra offrir son kit de développement logiciel à des développeurs externes cherchant à créer un service de visio-conférence. L’interface Zoom en tant que premier client accélère le processus de gain de parts de marché de la division infrastructure par rapport à Agora par exemple. De plus l’interface Zoom pourra plus facilement évoluer et rajouter des fonctionnalités.
Zoom se dédouble, devient complètement modulaire pour gagner en échelle, mais devra de nouveau a un moment se verticaliser pour accroitre son avantage concurrentiel. Une unité simple mono-fonction est plus facilement substituable qu’un enchevêtrement de fonctions.
Salesforce a utilisé cette stratégie hybride pour se transformer d’outil CRM à plate-forme de développement multi-cloud pour les entreprises, rivalisant maintenant avec Microsoft.
La théorie de Christensen revisitée en pratique
Il est intéressant d’utiliser la théorie revisitée pour analyser la stratégie de sociétés qui pourraient faire parti du club.
Netflix: au départ modulaire pour gagner très vite en échelle, la société passait des accords avec des tiers pour se fournir en films (Disney, Starz). Son avantage était surtout technologique au niveau de l’interface et de l’algorithme de recommandation. La concurrence s’est réveillée et il a fallu gagner en profondeur, en avantage concurrentiel: Netflix s’est mis dans la production (d’abord House of Cards, puis Stranger Things, maintenant plus de 50 % de la production). Cette verticalisation va rendre le business plus rigide, moins agile, alors que Disney+ progresse à la vitesse V. Netflix va devoir se transformer pour regagner en échelle, ne pas perdre son avance.
Disney est la société verticale par excellence comme le montre ce graphe stratégique publié en 1957:
Pour contrer Netflix et ses 200 millions d’abonnés, il est probable que Disney ait besoin de devenir plus horizontal. Pourra-t-il investir suffisamment dans la production en interne ? Disney a gagné du temps en absorbant Fox, ce qui lui permet de presque doubler sa capacité de production. La question va finir par se reposer, une option stratégique vitale sera à prendre.
Tesla est à l’origine une société verticale: « une batterie, un logiciel, un moteur propriétaires », comme le définissait Martin Eberhard, le fondateur. Pour gagner en échelle, la société n’hésite pas à utiliser la logique premier client. C’est ainsi que les modèles S, X,Y et 3 sont les premiers clients de l’usine d’assemblage de batteries qui vend aussi à d’autres, notamment Solar City acquis en 2016. Elon Musk se rend bien compte de l’intérêt de modulariser , de réduire ses différentes divisions en unités élémentaires et accepter de se concurrencer mais a du mal à franchir le Rubicon. Ce sera peut-être la prochaine étape.
Epic Games est une société de jeu vidéo dont le fondateur, Tim Sweeney s’intéressait particulièrement à la technique de programmation. La société a assez vite scindé la division moteur de jeux (utilitaires pour développer un jeu) et la division jeux proprement dite. Le moteur de jeux Unreal Engine a eu pour premier client Epic Games puis s’est étendu à de multiples développeurs externes. Epic Games est ainsi passé du vertical à l’horizontal. Cette option lui permet maintenant de créer avec Fortnite une plate-forme de développement de jeux purement horizontale, accueillant toute sortes de développeurs accoutumés à Unreal Engine. Epic Games (48% Tencent) est la candidat le plus sérieux à la création du metavers, largement devant Unity ou Roblox qui restent monolithiques.
Le prisme de Christensen, à travers sa loi de conservation des profits attractifs reste valable, mais il faut l’adapter à la réalité de l’internet. Plus une affaire intègre de l’internet, plus cette loi doit être adaptée et l’entreprise raisonner comme si elle avait vocation à devenir toute la chaîne de valeur et choisir son point d’intégration pour mieux le désintégrer par la suite. Or il est de plus en plus difficile pour une société d’échapper à l’internet…
Il n’y aura pas de texte pendant les vacances de printemps.
Bonne fin de semaine,
Hervé