A en croire Tien Tzuo, CEO de Zuora et évangéliste de sa cause, l’abonnement va gagner tous les secteurs de l'économie. Son livre Subscribed décrit comment les sociétés adoptent les unes après les autres des formules d’abonnement. L’inventaire est impressionnant, de Netflix à General Electric en passant par Salesforce, Adobe, Apple, General Motors, Schneider Electric, etc. Des plus technologiques aux plus basiques, toutes réalisent que le monde change et qu’il leur faut s’adapter. Les deux principales raisons proviennent des transformations apportées par l’internet, en particulier l’internet mobile:
L’internet permet de réduire considérablement les frictions liées à l’obtention d’un service. Aussi, plus besoin d’acquérir, il devient plus simple et efficace de se faire servir. Ainsi, on ne va plus acheter un tracteur mais faire labourer son champs, plus acheter un film mais s’abonner à Netflix, plus acheter de voiture mais se faire conduire par un chauffeur Uber, plus détenir sa maison mais utiliser Airbnb, etc. L’objet est multifonctions, mais inefficient sur chacune, le service peut répondre parfaitement à une fonction unique, c’est donc un progrès.
l’internet renverse la logique de l’avantage concurrentiel: autrefois, ce dernier était lié à la qualité d’un produit qui devait trouver sa segmentation et ses filières de commercialisation pour atteindre le client. Aujourd’hui, il dépend du lien que l’on peut avoir avec le client qui permet de calibrer une offre qui lui est parfaitement adaptée. L'interactivité permet cette connaissance approfondie du client. l’abonnement est une pièce indispensable du puzzle car il facilite l’engagement du client, sa fidélité et donc la stabilité du business. On ne vend plus un produit ou un service, on détient la relation client.
Il y a là deux idées principales: avec l’internet au bout des doigts, 1/ la location prime sur l’acquisition et 2/ l’abonnement permet de rendre cette location optimale tant pour le bailleur que pour le preneur. Donc l'économie d’abonnement ne peut que supplanter l’économie transactionnelle classique. Zuora a conçu un indice propriétaire qui suit la progression de l’économie d’abonnement (SEI ou Subscriptions Economy Index). Sa progression est impressionnante:
Mais que fait Zuora au juste ? Il propose une solution logicielle (sous forme d’abonnement bien sûr), qui permet de mettre en place un service d’abonnement performant (gestion des stocks, factures, relances, paiements, etc.). Il a donc tout intérêt à faire la promotion de ce marché et à distiller la crainte de rater le train. Et cela semble marcher: dernier en date, Nike lance une formule d’abonnement:
De TechCrunch:
Juste à temps pour la rentrée scolaire, Nike a officiellement annoncé aujourd'hui son entrée sur le marché des services d'abonnement avec le lancement d'un "club de baskets" pour enfants appelé Nike Adventure Club. Le nouveau programme est spécialement conçu pour faciliter les achats des parents qui ont de la difficulté à répondre aux besoins croissants de leurs enfants en matière de chaussures. Au lieu d'emmener les enfants au magasin et d'essayer paire après paire pour essayer de trouver quelque chose que l'enfant aime, le nouveau Nike Adventure Club va plutôt expédier de quatre paires à une douzaine de paires de chaussures par an, selon l'abonnement choisi par les parents.
N’y a t-il pas une sorte de bulle sur l’abonnement ? Qu’en est-il réellement ? Pour mieux comprendre, il faut ici introduire une loi simple: plus un bien est exclusif, plus sa possession est désirée. Et son corolaire se vérifie aussi: plus un bien est substituable, plus on est indifférent à se l’approprier.
L’immobilier est une illustration frappante de cette loi: un bien immobilier est en effet unique, non par sa construction mais par son emplacement. Chaque parcelle de l’espace est unique et donc ne peut être substituée à une autre identique . Or on peut facilement constater que la propriété d’un bien immobilier est universellement désirée:
Dans les époques féodales, les exclus cherchaient à gagner des droits à la propriété foncière, généralement dévolue aux rois et à l’église, puis à les cimenter en prenant le contrôle des parlements. Plus près de nous, après la deuxième guerre mondiale, le taux d’accession à la propriété immobilière a considérablement augmenté. On peut même affirmer que ce désir d'accéder à tout prix à la propriété de sa maison a été une cause première de la crise de 2008, la crise des “subprime “. Contrairement à ce qu'affirme Tien Tzuo, il est peu probable qu’Airbnb supplante le désir d’accès à la propriété privée. Les gouvernements l’ont bien compris et par électoralisme font tout pour faciliter l’accès à la propriété immobilière.
A l’opposé, les biens digitaux sont reproductibles à l’identique sans aucune friction. Leur possession n’est pas convoitée. Typiquement quand on achète un livre digital à Amazon, on ne sait pas vraiment à qui il appartient (Amazon peut apporter ultérieurement des modifications à ce livre), mais à qui cela importe-t-il ? Le droit de la propriété immobilière est autrement plus cadré avec intervention d’un notaire, etc. Les biens digitaux se portent très facilement à l’adoption de formules de location et par conséquent d’abonnements (Spotify, Netflix, Zoom, Slack, Dropbox, etc.)
La possession d’un bien exclusif, rare donne du pouvoir et constitue un signe de ce pouvoir. Personne ne peut empiéter sur ce bien ou se l’approprier. La propriété d’un bien exclusif distingue l’individu de ses pairs. La volonté de puissance étant intrinsèque à l’homme, il n’est pas étonnant de voir cette propension à détenir l’exclusivité. Par opposition ce qui est courant, abondant, commun n’est prisé que pour son côté utilitaire, donc peut très bien être loué ou emprunté.
Le graphique suivant montre le lien entre propension à la propriété et exclusivité:
L’abonnement se heurte donc à un premier mur: le désir de propriété et il n’est pas adapté au souhait du client en cas de bien ou service exclusif: immobilier, Ferrari, Apple, biens de luxe, etc. Apple certes a 420 millions de souscripteurs payants à ses services digitaux mais ceux-ci pour la plupart sont exclusifs à IOS, renforçant ainsi l’exclusivité du hardware et son désir de possession. Étonnamment (en tout cas pour Tien Tzuo qui vante dans son livre la division « services » d’Apple), les ventes de la division « wearables, home and accessories » progressent à un rythme bien supérieur à celles de services (48% contre 16%) pour atteindre $ 5,5 B ce trimestre.
Ceci dit, l’internet produit l’abondance au bout des doigts, donc facilite grandement l’indifférence vis à vis de la propriété. L’objet n’est plus considéré que par son côté fonctionnel et révèle alors ses imperfections. Une voiture sert à transporter des passagers et des biens. Si l’on habite une grande ville, est-il bien nécessaire d’avoir les deux fonctions, surtout si on les met en parallèle des inconvénients: difficulté de se garer, coût, accidents potentiels, etc ? Autant utiliser Uber quand on a besoin de se déplacer et Amazon pour acheminer des biens. Cependant, entre service fourni (type Uber, Airbnb, etc.) et abonnement, il y a encore un grand pas à franchir. Amazon a très bien pu se développer sans Prime jusqu’en 2005; cette formule d’abonnement ne représente que 7% du chiffre d’affaires en 2018. Facebook ne propose pas d’abonnement et capitalise pourtant $ 500 B. Tien Tzuo gomme cette différence dans son livre.
Il y a dans l’abonnement une logique spécifique d’assurance. Qui dit assurance dit risque à couvrir: on paye maintenant pour une prestation garantie à l’avenir. Cette idée est contradictoire avec celle d’abondance: si un bien existe à profusion, pourquoi se couvrir contre sa disparition ? Une telle analyse nous conduirait à ce que le business model de l’abonnement ne soit adapté ni aux biens exclusifs, ni aux biens abondants.
En fait, l’abonnement ne sert pas à couvrir le risque de pénurie mais le risque du coût de l’abondance. De même que la mutualisation des risques permet de réduire le coût de l’assurance en jouant sur la loi des grands nombres, de même la mutualisation des goûts permet de rendre attractif le prix d’un abonnement. En assurance, on évite les risques extrêmes, en abonnement on évite les goûts extrêmes: les grands succès (toujours l’exclusivité) peuvent être mieux monétisés autrement car les gens sont près à les payer plus chers, les flops sont à éviter comme du gaspillage. On se retrouve avec ce qui est moyen mais en réelle abondance à prix réduit. C’est pourquoi Disney dévoilera “Avengers “ d’abord en salle, Netflix se concentrera sur des films moyens mais très adaptés aux goûts de ses souscripteurs, l’offre “Kindle illimited” ne comprendra pas les grands succès de librairie, etc. Le bouquet fait baisser les prix mais est fondé sur le deuxième choix. Grace à cette mutualisation, le prix d’un abonnement Spotify est équivalent à l’achat d’un seul album de Taylor Swift. iTunes théoriquement propose l’abondance mais le prix est tel qu’il vaut mieux se rabattre sur une offre d’abonnement plus moyenne (Netflix, Prime Video, Hulu).
Enfin une offre d’abonnement nécessite un équilibre subtil entre l’offre et la demande. En effet, une entreprise suivant la loi examinée plus haut aura d’autant plus tendance à garder la propriété de sa production pour l’exploiter en rente, si sa production est exclusive. Ainsi, les premiers ordinateurs d’IBM étaient loués, le client n’avait pas le choix, les sociétés foncières louant leurs biens sont d’avantage valorisées en bourse que les promoteurs les vendant, etc. Pour réussir une offre d’abonnement, il faut acquérir le client au moindre coût, l’inciter à conserver son abonnement le plus longtemps possible et réaliser des marges brutes élevées. L’offre d’abonnement d’un bien exclusif répond aux trois conditions, mais va à l’encontre du désir de possession du client. L’offre d’abonnement d’un bien abondant ne répond à aucune des trois conditions, mais peut être demandé par le client, si la mutualisation fait baisser le prix. Comment résoudre ce paradoxe ? Il y a deux manières:
La plus rare est que le bien /service produit soit exclusif pour son concepteur et substitutable pour le client. On peut citer l’exemple du cloud. Les multiples serveurs d’AWS sont liés à une implantation physique et connectés entre eux par des câbles puissants. Le maillage du territoire est important pour la vitesse de transmission, la sécurité et les réglementations auxquelles sont assujetties les clients. Une ferme de serveurs comprend entre 50 000 et 80 000 serveurs sur une surface de 30 000 m2, tout ceci dans 70 régions. AWS est avant tout un parc immobilier, qui présente un fort degré d’exclusivité, poussant la société à adopter le business model de l’abonnement. Côté client les ingrédients sont également réunis pour l’abonnement: un ordinateur est une commodité, de plus, la mutualisation de serveurs basiques permet de faire baisser sensiblement le coût de l’abondance. AWS n’a pas besoin des serveurs de pointe d’IBM, l’intelligence est dans le réseau . Il y a donc là une correspondance parfaite entre l’offre et la demande.
Autre possibilité: échanger exclusivité contre exclusivité: l’entreprise par une offre d’abonnement acquiert le client par un service de haut niveau, tirant parti de l’interactivité de l’internet, le rend fan et en perçoit une rente à long terme. Le client, de son côté, acquiert une relation exclusive avec le fournisseur d’abonnement, fondée sur l’assurance d’une prestation différentiée. L’échange d’exclusivité est alors la condition nécessaire d’une offre d’abonnement réussie.
Il n’y a donc pas lieu de croire que l’abonnement va dominer l'économie de demain. Les conditions de réussite sont limitées et exigeantes. Il y aura beaucoup d’appelés (par Zuora entre autres) et peu d’élus…ce sont plutôt les bulles qui dominent l'économie actuelle.