Le cimetière est rempli de sociétés qui n’ont pas compris la règle du jeu.
Pour comprendre l’économie de l’abonnement, rien de tel que d’étudier son inverse, l’économie du non abonnement. De nombreuses affaires ont réussi à percer et dominent avec un modèle économique transactionnel classique. On peut citer Google, Facebook, Amazon, etc. Les partie 1 et partie 2 ont montré que les conditions pour qu’une offre d’abonnement fonctionne sont très précises :
créer de l’abondance avec une ressource rare (pas d’abonnement pour Ferrari)
dégager une fonction d’utilité la plus différenciante possible à partir de l’abondance créée, l’exclusivité de la ressource ayant été détruite.
garantir cette fonction d'utilité à un coût raisonnable : l’abonnement est une garantie
L’abonnement est avant tout une assurance réciproque: les abonnés s’assurent contre le risque de pénurie. L’abondance est addictive et si on perçoit un risque qu’elle s’arrête, on est prêt à s’abonner (c’est le principe du modèle freemium). L’entreprise va elle favoriser l’abonnement pour se protéger contre le risque de flop (offre avec coût initial élevé). Dans l’exemple de Netflix, l’abonnement finance les bons et moins bons films et limite le risque unitaire que pourrait prendre la société. Pour qu’une offre d’abonnement prenne, il faut une ressource exclusive, côté entreprise (films, logiciels) transformée en abondance côté client.
L’exemple de Google et Facebook permettra de mieux comprendre pourquoi des affaires à succès ne pratiquent pas l’abonnement. Facebook et Google sont des usines à données, transformant une matière première sans valeur (les données des utilisateurs prises individuellement) en données précieuses pour les utilisateurs et les annonceurs. Ben Thompson dans son site Stratechery dissèque cette mécanique:
De toute évidence, Facebook n'est pas un site industriel (bien qu'il exploite plusieurs centres de données avec beaucoup de bâtiments et de machines), mais il transforme les données de leur forme brute vers quelque chose qui a une valeur unique tant pour les produits Facebook (et par extension ses utilisateurs et fournisseurs de contenu) que pour les annonceurs (et là aussi toute cette analyse vaut pour Google également) :
Grâce aux données de Facebook, les utilisateurs peuvent mieux se connecter avec les autres, trouver le contenu qui les intéresse, former des groupes et gérer des événements, etc.
Les fournisseurs de contenu sont en mesure d'atteindre beaucoup plus de lecteurs qu'ils ne le feraient seuls, la plupart d'entre eux n'étant même pas au courant de l'existence de ces fournisseurs de contenu, et encore moins des visites de leur propre gré.
Les annonceurs sont en mesure de maximiser le rendement de leur budget publicitaire en ne montrant des publicités qu'aux personnes qu'ils croient prédisposées à aimer leur produit, ce qui le rend plus viable que jamais pour cibler des créneaux (pour le bénéfice de leurs clients également).
Et puis, en échange de ces avantages qui découlent des données, Facebook aspire les données des trois entités :
Les utilisateurs fournissent directement des données à Facebook, à la fois par le biais des informations et des médias qu'ils téléchargent, mais aussi par leurs actions sur les propriétés Facebook.
Le contenu n'est pas seulement une donnée en soi, mais aussi un catalyseur pour générer des données sur l'action des utilisateurs.
Les annonceurs, comme les fournisseurs de contenu, fournissent non seulement des données en tant que telles, ce qui agit comme un catalyseur pour générer des données sur l'action des utilisateurs, mais aussi pour télécharger d'énormes quantités de données directement afin de mieux cibler les clients potentiels.
Facebook et Google facturent leurs clients qui sont les annonceurs. Ils ne pratiquent pas l’abonnement mais au contraire vendent des emplacements aux enchères. Cela ne les empêche pas d’être en situation de duopole sur la publicité digitale.
Facebook et Google transforment un bien abondant (les données des utilisateurs) en un bien exclusif: les données sur les utilisateurs. Cela permet à ces deux agrégateurs de vendre des emplacements exclusifs aux annonceurs. C’est l’inverse du contexte favorable à l’abonnement. Selon la loi de l’exclusivité vue partie 1, la détention d’un bien est d’autant plus désirée que le bien est exclusif:
Les annonceurs veulent un emplacement exclusif (sans la présence des concurrents) et sont près à le payer cher. Les enchères sont une stratégie bien connue pour faire monter les gens au cocotier quand ils désirent l’objet des enchères. Voici ce qu’en dit Charlie Munger:
Eh bien, la vente aux enchères à l'amiable n'est faite que pour transformer le cerveau en bouillie : vous avez des preuves sociales, l'autre gars enchérit, vous avez une tendance à la réciprocité, vous avez le syndrome de super-réaction de privation, la chose s'en va.... Je veux dire qu'il est conçu pour manipuler les gens et les amener à des comportements idiots.
Ainsi Facebook et Google exploitent au maximum le désir des annonceurs de détenir l’exclusivité. Proposer une offre d’abonnement aux annonceurs irait à l’encontre de leur désir d’exclusivité, car par cet intermédiaire Google et Facebook garantirait l’abondance de publicités possibles aux announcers. Cela aurait pour effet de multiplier le nombre de publicités, de diminuer leur impact et de dégrader l’expérience utilisateurs: bref l’abonnement serait une catastrophe pour les deux sociétés.
Rappelons nos trois critères pour une offre d’abonnement réussie :
créer de l’abondance avec une ressource rare,
dégager une fonction d’utilité la plus différentiante possible à partir de l’abondance créée, l’exclusivité de la ressource ayant été détruite
garantir cette fonction d'utilité à un coût raisonnable : l’abonnement est une garantie
Avec Google et Facebook, on a l’inverse du premier critère : les deux sociétés créent de la rareté à partir de l’abondance. Cela suffit à annihiler l’intérêt d’une offre d’abonnement.
Suivons avec l’exemple d’une plate-forme telle qu’Uber qui ne pratique pas non plus l’ abonnement. Uber part d’une ressource relativement abondante: les chauffeurs, pour la rendre plus abondante encore. Uber aimerait que tout le monde puisse être chauffeur (Uberpop). La réglementation en ayant décidé autrement, Uber abaisse les contraintes pour devenir chauffeur et subventionne les chauffeurs: l’impératif est de créer la liquidité. Cependant, malgré tout, l’offre de chauffeurs reste insuffisante aux heures de pointe, obligeant Uber à fortement monter les prix. Les conditions pour une offre d’abonnement semblent réunies: les passagers peuvent vouloir se couvrir contre la pénurie de taxi aux heures de pointe et la hausse des tarifs consécutive. Uber sait bien de son côté que sa valeur ajoutée est de créer de l’abondance (critère 1) puis de la fluidité pour l’utilisateur (critère 2).
Qu’en est-il du critère 3 ? En fait les plates-formes sont des facilitateurs qui ne transforment pas une matière première comme peuvent le faire Google et Facebook (usines à données). La matière première ne leur appartenant pas, le coût marginal d’un utilisateur supplémentaire est théoriquement nul. En revanche elles sont obligées de respecter le modèle économique de leurs « fournisseurs ». Les chauffeurs par définition louent leur services et leur objectif est de louer le plus cher possible: ils n’ont pas la relation client et n’ont aucun intérêt à vouloir les fidéliser en leur donnant une quelconque assurance de leur disponibilité à tous moments. Les utilisateurs de leur côté pourraient bien vouloir une garantie de l’abondance de chauffeurs notamment pour les heures de pointe, car l’offre peut alors brutalement s’assécher, faisant exploser les prix. Offrir le service d’abonnement serait judicieux pour Uber, lui permettant de se démarquer de la concurrence. Le problème serait le coût de cet abonnement. Il s’agirait pour Uber sans modifier la rémunération des chauffeurs (aux enchères) de prendre le risque de facturer les utilisateurs à l’abonnement. La société prendrait une perte si les utilisateurs voyagent trop et particulièrement aux heures pleines. Le coût marginal de la course étant élevée, la mutualisation ne permet pas de faire baisser les coûts. Le prix de l’abonnement serait forcément cher, renforcé par le mécanisme d’anti-sélection . C’est le critère 3 ici qui rend pour Uber l’abonnement quasi-impossible.
Dans le domaine du transport également, l’analyse de l'échec de la SNCF est pleine de leçons. La SNCF aussi a tenté une formule d’abonnement en 2015 : IDTGVMAX. Pour 60€ par mois, les Maxtrotters pouvaient constituer un stock de réservations jusqu’à concurrence de 6 à tout moment sur les TGV. La proposition de la SNCF répondait aux trois critères d’ une offre virale:
transformation d’une situation de rareté (une place dans le train) en abondance: possibilité de voyager autant de fois que possible, en illimité.
création d’une fonction d’utilité à partir du smartphone: IDTGVMAX devient LA SOLUTION pour tous les transports longue distance en France
prix de l’abonnement très attractif puisque « remboursé » dès 2 voyages par mois.
En principe un prix attractif peut être obtenu grâce à un coût marginal faible et la multiplication des abonnés qui permet de baisser sensiblement le coût moyen. L’idée est de positionner le prix de l’offre entre le coût marginal et le coût moyen avant formule d’abonnement pour enclencher une dynamique positive d’abonnement et être rapidement rentable. Or dans le cas de l’offre IDTGVMAX, le coût marginal du km parcouru est élevé, proche du coût moyen. Consciente que l’offre serait inintéressante au coût marginal, la SNCF l’a positionnée au dessous. L’opération était perdante au départ. Pour éviter l’hémorragie, l’offre a été limitée aux 10 000 premiers postulants: c’était contradictoire avec le principe de l’abonnement qui joue sur la loi des grands nombres pour faire baisser le coût. Il s’y est ajoutée une loi bien connue en assurance: l’anti-sélection: les grands voyageurs, ceux qui coûtent le plus cher, se sont précipités pour faire partie des 10 000. La SNCF s'était engagée sur deux ans, la perte était verrouillée. Dès lors, la SNCF n’a eu de cesse que de sortir de ce piège. Au bout de la période de deux ans, elle a essayé de supprimer l’offre mais s’est heurtée à une fronde des abonnés et à un risque important d’image. La SNCF a donc préféré reconduire l’abonnement mais le vider de sa substance en réduisant fortement le nombre de trains éligibles: c’est une manière déguisée de remonter le prix et écœurer les abonnés. La SNCF restera le cas d’école de l’abonnement absurde…
Analysons maintenant le cas d’Airbnb. une success story qui ne fait pas appel à l’abonnement. Comme Uber, Airbnb est une plate-forme mettant en lien dès propriétaire immobiliers et des locataires potentiels. A l’inverse de WeWork qui veut standardiser l’espace, Airbnb veut mettre en valeur l’unicité de chaque propriété. Le rôle d’une plate-forme est de mettre en valeur l’offre qui transite par elle, de la différencier. On a attribué à Bill Gates cette définition de l’authentique plate-forme, alors qu’il évoquait Facebook:
C’est des conneries. Ce n’est pas une plate-forme. Une plate-forme, c'est quand la valeur économique de tous ceux qui l'utilisent, dépasse la valeur de l'entreprise qui la crée. Alors c'est une plate-forme.
En faisant ressortir l’exclusivité du bien, Airbnb en maximise la monétisation possible par son propriétaire. La tactique est d’entourer la location d’une expérience unique. Tapez Airbnb sur Google et vous aurez: « Airbnb /offres uniques, meilleurs prix ». Tout sur le site fait ressortir l’unicité des biens, expériences, etc.
Le propriétaire d’un bien exclusif peut en tirer le maximum en le louant. Il n’a pas besoin de fidéliser le locataire, puisque le pouvoir est de son côté, donc l’abonnement est exclu. On pourrait imaginer qu’Airbnb s’interpose entre propriétaires et locataires en créant une offre d’abonnement. Ne maîtrisant pas son offre, cela aboutirait à un processus d’anti-sélection, les locataires choisissant systématiquement les emplacements les plus chers. Le coût marginal pour servir un client supplémentaire serait vite insupportable.
Tous ces exemples montrent que de nombreux modèles économiques ne sont pas adaptés à l’abonnement. Dans son livre, Tien Tzuo donne quelques graphiques montrant la croissance de l’économie d’abonnement, notamment par secteur. Ce dernier est intéressant:
Il montre bien que l'économie d’abonnement tourne toujours autour des suspects habituels: médias, télécommunications, informatique, qui produisent des bien digitaux à très faible coût marginal.
Et c’est là où le bas blesse: l’économie internet est maintenant rivée sur la fusion entre le monde physique et digital. Que ce soit Alibaba avec le « new retail », Grab, Ubereats ou Doordash avec la livraison, Airbnb avec le logement, Uber ou Lime avec le transport, etc. Toutes ces affaires ont l’inconvénient d’avoir un coût marginal élevé…finalement, l’avenir est peut-être à l’économie du non-abonnement !