Contenir ChatGPT
Les cimetières sont remplis ce sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Alors que les modèles d’IA générative commencent à se multiplier, ChatGPT garde une longueur d’avance. Il a su conquérir 100 millions d’utilisateurs en 2 mois (il est très certainement bien au delà maintenant, on parle de 200 millions), dont 1 à 2 millions acceptent de payer $20 par mois (presque $500 millions par an). ChatGPT est devenu une marque comme Google, Coca Cola. fermeture Eclair ou Frigidaire.
Même si cette industrie de l’IA générative en est encore à ses balbutiements, à une époque où tout est encore possible, ChatGPT a de bonnes chances de dominer l’industrie, et de se faire sa place au royaume des Big Techs …Il est temps d’essayer de le contenir.
Big Tech et la stratégie du couteau suisse
Apple a décollé en faisant un très bon produit de consommation (l’iPhone) et en le dotant d’un magasin d’applications: l’App Store. L’iPhone est devenu un outil “ magique” avec des possibilités infinies, grâce à l’imagination des développeurs souhaitant trouver un public. Google a très vite réagi et imité Apple en créant un Play Store intégrable à son OS open source Android. Il a ainsi créé son propre couteau suisse qui ouvrait un large marché pour tous les fabricants de smartphones.
En fait Google a compris également à cette occasion que le moteur de recherche devenait secondaire, était éclipsé par ce couteau suisse technologique. C’est pourquoi il s’est servi du Play Store pour contraindre les fabricants à pré-installer Google Search (avec une amende de presque $5 milliards à la clé infligée par la Commission Européenne). Le moteur de recherche n'allait plus de soi…
Les BigTech ayant échoué à mettre en œuvre cette stratégie ou trop maladroitement en ont pâti. Amazon a tenté un téléphone 3D qui a été un échec. Microsoft est meilleur sur l’entreprise que sur le particulier, son Windows Phone et son magasin d’applications peu fourni sont vite passés aux oubliettes. Facebook n’a pas eu le ridicule d’essayer de faire un téléphone mais a tenté de changer le sujet sur la réalité virtuelle (un peu trop en avance). Son casque VR et son magasin d'applications 3D sont restés marginaux. Pour dominer, ces Big Tech ont dû trouver d’autres axes stratégiques: Amazon a choisi l’infrastructure, Microsoft l’entreprise et Facebook la communication tous azimuts (textes, photos, vidéos). Leur risque était de ne constituer qu’une lame de plus du couteau suisse. Facebook a essayé de réduire l’utilité des App et Play Store en leur ravissant la fonction découverte. Les représailles ont été efficaces, un signe de la puissance de ces couteaux suisses.
La situation semblait figée, depuis les tentatives malheureuses des uns et des autres (Big Tech, développeurs et régulateurs) pour affaiblir le duopole d’Apple et Google sur l'industrie du smartphone. Ce n’était pas les cryptos ou le métavers qui semblait pouvoir changer le rapport de force. Arrive ChatGPT…
ChatGPT et la stratégie du couteau suisse
ChatGPT donne le ton dès son lancement: il refuse de passer par les fourches caudines d’Apple et Google, de l’App Store et du Play Store, se contentant d’une application web. Le produit est très bon, en dépit d’une interface rudimentaire et de ses nombreuses hallucinations: inter réagir avec un chatbot, un quasi-humain qui a réponse à tout déclenche l’enthousiasme, l’effet whaoo… Refuser de réaliser une application sur IOS ou Android à son avantage: la possibilité de transformer son application Web en un nouveau magasin d'applications non soumis à la taxe de 30%. ChatGPT peut se positionner en concurrent d’IOS et Android en intégrant des applications tierces desquelles il devient le chatbot. C’est ainsi que ChatGPT crée les plugins, à télécharger depuis son magasin . Il y en a aujourd'hui 11, c’est un début: Expédia, FiscalNote, Instacart, Kayak, Klarna, Milo, OpenTable, Shopify, Slack, Speak, Wolfram et Zapier. Plutôt que créer son propre chatbot, même à base de GPT, pourquoi ne pas profiter de la notoriété et de la puissance de distribution de l’application web ChatGPT, de ses 200 et plus millions d’utilisateurs ?
ChatGPT couplé à Wolfram Alpha par exemple permet d’éliminer les hallucinations mathématiques, tout en restant dans son propre univers, pas celui de Wolfram. De même, le plugin Klarna va permettre de faire du shopping facilement en interaction avec le chatbot. Le magasin de plugins renforce ChatGPT en lui donnant le côté opérationnel qui lui manque par la spécialisation dans de multiples domaines (courses, paiements, productivité, bientôt recherche, etc). Il devient un nouveau couteau suisse 🇨🇭 bien plus puissant que ceux constitués par IOS et Android. Les rendra-t-il obsolète ?
Le risque ChatGPT
Maintenant que ChatGPT se comporte comme un OS, on pourrait aller jusqu’à imaginer un smartphone et autre hardware ChatGPT. La concurrence peut aller très loin ! Tous les protagonistes doivent prendre cette menace au sérieux, et pas seulement Google dont on prétend le moteur de recherche en péril. Ci-après un panorama des principaux menacés:
-Microsoft apparaît comme le grand gagnant de l’irruption de l’IA générative en raison de son investissement précoce dans OpenAI. Cela fait de lui le partenaire privilégié d’OpenAI, participant à hauteur de 49 % au succès de l’entreprise et pouvant intégrer en priorité les dernières versions de GPT dans ses produits. C’est ainsi que Bing Chat, IA générative native de Bing est propulsé par GPT-4: elle est disponible gratuitement. OpenAI cependant reste indépendant de Microsoft et les intérêts vont vite diverger. Microsoft va chercher à se servir d’OpenAI pour mettre en valeur ses produits (Bing, Office 365, Azure, Teams, etc). Pour ce faire, les dernières versions de GPT seront utilisées en arrière plan sans même être mentionnées. Ce ne sera pas au goût d’OpenAI qui cherche à devenir le couteau suisse et être le portail d’accès à de multiples applications (incluant celles ce Microsoft). Prenons l’exemple du plugin moteur de recherche. L’intérêt de ChatGPT sera de proposer l’alternative: Bing et Google ou de choisir celui dont la part de marché est prépondérante (ce que font aujourd’hui la quasi-intégralité des navigateurs, de Safari à Opera, Firefox…) Dans un premier temps, ChatGPT proposera probablement diplomatiquement un plugin Bing. Mais ensuite ? Microsoft peut en fait être pris au piège d’OpenAI, retardant le développement d’un LLM maison.
-Apple et Google sont menacés au travers de leurs magasins d’applications respectifs. Si les internautes préfèrent passer par ChatGPT pour utiliser une application plutôt que la télécharger de l’App Store par exemple, Apple a un problème. Toute sa stratégie est fondée sur la réplication du couteau suisse de l’IPhone. L’IPad réplique les applications de l’IPhone. L’Apple Watch a son propre magasin d’applications, une adaptation de l’App Store. Apple espère assurer le succès de son nouveau casque de réalité virtuelle en le dotant des mêmes applications que l’IPad. D’après CNBC, le 24 avril 2023:
Selon Bloomberg, le casque de réalité virtuelle d'Apple fonctionnera avec des centaines de milliers d'applications iPad et adoptera une approche globale des fonctionnalités.
Afin de séduire à la fois les développeurs et les consommateurs, Apple a inclus des fonctionnalités de jeu, de fitness et de lecture électronique dans le casque de réalité virtuelle, a rapporté Bloomberg. Les clients pourront ainsi regarder du sport en réalité virtuelle et jouer à des jeux "de premier ordre" compatibles avec les autres appareils d'Apple.
Le casque fera fonctionner la plupart des applications phares de l'iPad d'Apple, notamment Books, Camera, FaceTime, Maps et Messages. Des centaines de milliers d'applications iPad tierces seront également compatibles avec le casque dès son lancement.
- Amazon n’est pas menacé directement mais son fleuron, le cloud AWS ne bénéficiera pas de la demande de calcul engendrée par ChatGPT. OpenAI en effet a un partenariat avec Azure. Sachant que les modèles d’IA générative sont très gourmands en GPUs, il y a un risque pour AWS de perdre du terrain par rapport à Azure, si ChatGPT n’est pas contenu.
-Meta investit des dizaines de $ milliards pour faire de son métavers la plate-forme du futur. Au centre de cet univers, Meta espère bien imposer son magasin d’applications virtuelles. Il serait dommage pour lui que ChatGPT par un plugin rabaisse Meta au rang d’un sous-traitant.
-Les applications que l’on trouve dans les App et Play stores vont être soumises à un dilemme: intégrer un chatbot qu’elles devront faire payer et/ou devenir un plugin de ChatGPT. Dans le premier cas, elles devront en plus de la taxe de 30% subir le coût d’une IA générative à répercuter sur le tarif client. Dans le deuxième cas, elles sont soumises à une nouvelle taxe, celle du magasin ChatGPT en situation de monopole. Les deux situations ne sont pas enviables.
-Le régulateur a un combat de retard: il se polarise sur l’App Store (Spotify, Epic Games) alors qu’une menace plus sérieuse se profile. Au moins l’App Store est concurrencé par le Play Store !
Quelle riposte potentielle ?
Il n’y a pas de front commun pour contenir ChatGPT mais des stratégies différenciées en fonction des points forts de chacun:
-Tout d’abord, il faut noter l’affrontement entre Google et Microsoft pour imposer le magasin de plugins alternatif à celui de ChatGPT. Microsoft n’a pas beaucoup d’atouts face à ChatGPT. Bing Chat en est un clone. Il ne peut guère se différencier et se battra probablement sur les prix. Il est probable qu’en contrepartie des tarifs accordés sur l’utilisation de son cloud Azure, Microsoft obtienne des conditions favorables sur celle de ChatGPT. Cela lui permettra de battre le magasin de ChatGPT sur les prix. Mais il bénéficiera des innovations d’OpenAI en décalé. Pour se différencier, Microsoft pourrait se lancer une nouvelle fois dans l’aventure du smartphone construit autour de Bing Chat.
-Google est en retard avec Bard mais peut représenter une réelle alternative à ChatGPT, s’il arrive à mettre son Transformer au niveau. Google va réitérer la stratégie déployée il y a 15 ans quand il a décidé de contrer IOS et l’App Store avec Android et le Play Store. Il va s’appuyer sur sa puissance de distribution (Search, Gmail, Chrome…) pour imposer Bard et ses plugins comme il s’en est servi pour le Play Store. Bard n’est pas au niveau mais semble rapidement progresser. Ne l’enterrons pas trop vite ! Cependant Google gagnerait probablement à rendre open source son modèle comme cela a été le cas pour Android ou Chrome. Cela lui permettrait de bénéficier de l’investissement des autres dans le modèle.
-Amazon vise le cloud qu’il domine. AWS n’aura certes pas pour client ChatGPT ou Bard qui ont déjà leur cloud. Il espère conquérir tous les autres LLM (large language models) en prenant le contrepied des plugins, favorisant l’intégration de ces autres LLM dans des applications tierces. Amazon, le 13 avril 2023:
Aujourd'hui, nous sommes ravis d'annoncer Amazon Bedrock, un nouveau service qui rend les FM d'AI21 Labs, d'Anthropic, de Stability AI et d'Amazon accessibles via une API. Bedrock est le moyen le plus simple pour les clients de construire et de mettre à l'échelle des applications génératives basées sur l'IA en utilisant les FM, en démocratisant l'accès pour tous les constructeurs. Bedrock offrira la possibilité d'accéder à une gamme de FM (Fundational Models) puissants pour le texte et les images - y compris les FM Titan d'Amazon, qui comprennent deux nouveaux LLM que nous annonçons également aujourd'hui - par le biais d'un service géré AWS évolutif, fiable et sécurisé. Avec l'expérience sans serveur de Bedrock, les clients peuvent facilement trouver le bon modèle pour ce qu'ils essaient de faire, démarrer rapidement, personnaliser en privé les FM avec leurs propres données, et les intégrer et les déployer facilement dans leurs applications en utilisant les outils et les capacités AWS qu'ils connaissent bien, sans avoir à gérer aucune infrastructure (y compris les intégrations avec Amazon SageMaker ML fonctions comme Experiments pour tester différents modèles et Pipelines pour gérer leurs FM à l'échelle).
Amazon se veut l’ami des développeurs contre les ogres OpenAI, Microsoft et Google… espérant ainsi les gagner sur son infrastructure au même titre que les LLM tiers par la facilité de branchement et la puissance de ses puces.
-A l’opposé du spectre propriétaire représenté par OpenAI et Deep Mind, Apple et Meta, si souvent en opposition vont se retrouver et miser à fond sur l’open source, pour des raisons différentes. Apple, on a pu le constater avec la puce M1 se différencie de plus en plus par le hardware. L’IA générative donne une occasion à Apple de façonner ses puces de manière à pouvoir faire tourner des modèles de langages localement, sur un IPhone ou un Mac. Ces modèles seront certes moins sophistiqués que les ChatGPT et autres Bard, mais pourront réaliser peut-être 90 % du travail à un coût très économique. Apple a très vite optimisé ses puces propriétaires pour accueillir les modèles open source de Stability AI. Des développeurs peuvent ainsi créer des applications d’IA générative tournant en local. Apple joue sur son avantage qui est de garder les données au plus près de l’utilisateur, respectant sa vie privée…et valorise son App Store.
-Meta déploie une stratégie très différente qui aboutit au même résultat de pousser l’Open Source. Son objectif est de banaliser ce qui est complémentaire à son avantage concurrentiel, le réseau. D’après Bing Chat:
En rendant les produits complémentaires plus accessibles et moins chers, une entreprise peut créer un avantage concurrentiel et capter une plus grande part de la valeur totale du marché. Selon Joel Spolsky, un ancien employé de Microsoft qui a popularisé ce concept, “les entreprises intelligentes essaient de rendre leurs produits complémentaires aussi génériques que possible”. Cette stratégie peut être mise en œuvre en utilisant des moyens tels que l’open source, les subventions, les normes ou les partenariats.
-Plus les gens créeront d’images et de textes percutants, plus ils auront tendance à les partager comme ils partagent les “stories” et les “reels”. Cela concerne également les messages publicitaires qui seront plus faciles à créer. Dès lors Meta valorise son avantage, qui est de pouvoir cibler les messages à ses trois milliards d’utilisateurs. Meta développe ses modèles LLM en open source de manière à ce que l’innovation pousse à la qualité des messages qui seront transmis sur ses réseaux au moindre coût pour les créateurs …et pour lui. Mark Zuckerberg raisonne pour l’IA générative comme pour le métavers: pousser l’innovation en fournissant des outils open source et gagner sur le partage des fruits de l’innovation:
Et la raison pour laquelle je pense que nous faisons cela est que, contrairement à d'autres entreprises dans ce domaine, nous ne vendons pas un service d'informatique en nuage où nous essayons de garder propriétaire les différentes infrastructures logicielles que nous construisons. Pour nous, il est préférable que l'industrie standardise les outils de base que nous utilisons, ce qui nous permet de bénéficier des améliorations apportées par d'autres, et l'utilisation de ces outils par d'autres peut, dans certains cas comme celui de l'Open Compute, faire baisser les coûts de ces éléments, ce qui rend notre activité plus efficace également. Je pense donc que, dans une certaine mesure, nous jouons un jeu différent sur l'infrastructure par rapport à des entreprises comme Google, Microsoft ou Amazon, et cela crée des incitations différentes pour nous.
Le coeur de métier de Meta, les algorithmes de ciblage des messages, reste propriétaire mais branché aux standards open source pour faciliter l’intégration et donc l’utilisation des modèles d’IA générative.
Les messages professionnels sur WhatsApp sont une illustration de cette stratégie. L’utilisation de bots gratuits ou presque (grace a l’inférence locale) permettra de multiplier les interactions, l’engagement et les publicités. Eviter la taxe GPT peut faire la différence ! Les professionnels et Meta gagnent à confier le travail d’inférence aux puces d’Apple: les professionnels peuvent communiquer d’avantage avec leurs clients et Meta consacrer ses serveurs au ciblage.
Les stratégies sont donc diverses pour contrer le couteau suisse ChatGPT. L’open source poussé cette fois par deux mastodontes motivés a ses chances. Le combat est encore très ouvert. Mais qui sait s’il ne sortira pas de l’open source un acteur qui les dépassera tous ?
Bonne semaine,
Hervé