Covid-19: Le métavers (S1, E4)
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Quatrième épisode de la série après BigTech après Covid-19, Big Banks après Covid-19 et Médias après Covid-19
De Wikipedia:
Le Metavers est un espace virtuel collectif partagé, créé par la convergence d'une réalité physique virtuellement améliorée et d'un espace virtuel physiquement persistant, comprenant la somme de tous les mondes virtuels, la réalité augmentée et l'Internet. Le mot "métavers” est un composé du préfixe "meta" (signifiant au-delà) et "univers" ; le terme est généralement utilisé pour décrire le concept d'une itération future de l'internet, composée d'espaces virtuels 3D persistants et partagés, reliés en un univers virtuel perçu.
Le terme a été inventé en 1992 par Neal Stephenson dans son roman de science-fiction Snow Crash, où les humains, en tant qu'avatars, interagissent entre eux et avec des agents logiciels, dans un espace tridimensionnel qui utilise la métaphore du monde réel. Stephenson a utilisé ce terme pour décrire un successeur d'Internet basé sur la réalité virtuelle.
Le metavers est à la Silicon Valley ce que le graal est aux chevaliers de la table ronde: la quête ultime.
Technologie et frictions
Le but de la technologie est de réduire les frictions du monde matériel. L’invention de la roue, probablement au IV ème siècle avant JC a permis de construire des chariots et de faciliter le transport de biens et de personnes:
L’invention du papier vers l’an 100 après JC en Chine a permis la circulation de l’information, circulation encore facilitée par l’invention de l’imprimerie. L’invention des moulins d’abord à vent puis à eau ont rendu plus faciles toutes sortes de taches qui demandaient de gros efforts physiques. L’invention du moteur à vapeur a réduit les distances, notamment maritimes et le moteur à explosion les distances terrestres. La technologie se fait adopter grâce aux économies d’échelle qu’elle procure, et ainsi la réduction du coût marginal. Le logiciel d’abord puis l’internet avec sa diffusion colossale ont permis un bond en avant dans la réduction des frictions, en donnant le pouvoir au consommateur d’accéder facilement à un univers de fonctions sans précédent (acheter, lire, se déplacer, communiquer, se former, etc.). Avec son coût marginal quasi-nul, et donc ses perspectives de profit importantes, le software a été embrassé par le monde des affaires dans tous les domaines possibles. Venkatesh Rao dans Breaking Smart place le logiciel dans la catégorie des inventions technologiques majeures:
Alors que les technologies précédant l’ordinateur s’attaquaient aux frictions du monde matériel, le logiciel s’est concentré sur l’information et la communication, une source de frictions considérable. Alibaba par exemple permettait aux marchands de mieux communiquer avec de potentiels acheteurs, facilitant l’acte de vente. La livraison en revanche était toujours réalisée avec les moyens du bord. Google a rendu l’information plus accessible et Facebook en a fait de même pour les interactions sociales. Le smartphone a permis de faire encore un pas dans la réduction des frictions par rapport au PC, car il a permis d’abstraire le lieu, après que le PC relié à internet a abstrait le temps (voir mon article Médias après Covid-19). Ces affaires logicielles évitent de toucher au monde matériel, car dès qu’on transforme la matière, les marges sont inférieures, les effets d’échelle moindre. On sort du modèle économique pur du coût marginal nul pour mettre les mains dans le cambouis, anathème pour la Silicon Valley. Le problème est qu’on a fait à peu près le tour du digital à la fois au service des particuliers que des entreprises. On va certes améliorer la qualité de la transmission, sa vitesse et son ubiquité, fluidifier encore l’information, mais la direction est donnée et les principaux acteurs en place sont les BigTech.
Covid-19, monde digital, monde matériel
La Silicon Valley hésite à investir dans le monde physique, préférant se cantonner aux bits plus facilement malléables et à moindre coût (le silicium est abondant partout sur terre). Le potentiel de digitalisation du monde matériel est énorme mais la culture du coût marginal nul est une sérieuse barrière à l’entrée. On n’y travaille pas sur des marges brutes de 80% ! Certaines sociétés comme Amazon ou Apple s’y risquent, considérant que l’avantage concurrentiel gagné a intégrer logiciel et matière vaut bien le sacrifice de quelques pourcentages de marges. En chine, Alibaba a compris aussi l’intérêt stratégique de l’intégration avec le « new retail ». Mais la plupart des tech, en premier Microsoft, Google et Facebook préfèrent rester dans le domaine pur du logiciel. Aussi, ce marché est généralement pris d’assaut par des sociétés technologiques de taille plus modeste, comme Uber, Doordash ou Metuan en Chine qui y voient le potentiel et un point de différenciation majeur face aux BigTech. Uber investit dans une technologie de voitures autonomes ainsi qu’une flotte de trottinettes, Metuan dans Mobike, Estimote crée de petits objets capables de localiser les gens au cm près. CloudKitchens, lancé par Travis Kalanick, l’ancien fondateur d’Uber crée des cuisines hébergeant des restaurateurs ne travaillant qu’en mode livraison:
L’idée est d’intégrer un service logiciel (internet) avec du hardware. On pourrait à la limite considérer Tesla dans cette catégorie: un logiciel sur roues. Le problème commun à toutes ces affaires est qu’elles consomment beaucoup de cash. Tant que le financement était abondant, cela donnait une chance à de nouveaux modèles économiques d’émerger et d’éventuellement menacer les BigTech cantonnées dans leur monde virtuel. Le problème aujourd’hui est que le hardware est tellement grippé (Covid aidant) que le logiciel au lieu de réduire les frictions risque de les amplifier. Ainsi, dans un monde normal, Uber réduit les frictions liées aux déplacements. Aujourd’hui, Uber devient une source de propagation du virus, mieux vaut utiliser sa propre voiture. Il en est de même de tout ce qui est partagé grâce au logiciel: Airbnb, Mobike, etc. Le Covid pouvant se propager par le hardware, en faciliter le mouvement transmet le virus ! Seul le monde virtuel est protégé. Il y a donc un rempart qui se construit autour du monde virtuel: le moyen âge d’un côté, le XXIème siècle de l’autre. Cela fait bien l’affaire de l’écosystème existant, en particulier des BigTech qui peuvent continuer sans crainte à jouer sur leur terrain et à proposer encore d’avantage de digital. Par exemple Sundar Pichai dans la dernière conférence téléphonique d’Alphabet:
En fin de compte, nous assisterons à une accélération à long terme du passage des entreprises aux services numériques, notamment en ce qui concerne le travail en ligne, l'éducation, la médecine, les achats et les loisirs. Ces changements seront significatifs et durables.
La question est de savoir quelles seront les nouvelles frontières de l’internet, pour reprendre un célèbre discours de John Kennedy. Pour débloquer le potentiel de croissance de l’internet on pensait donner des roues au digital. Pourquoi ne pas plutôt à l’inverse virtualiser le monde matériel afin d’éviter tout risque de propagation du virus et éliminer définitivement ses frictions ? Nous vivrions alors majoritairement dans un metavers où nous accomplirions une grande partie de nos tâches quotidiennes, particulièrement celles remplies de frictions. Science fiction ou réalité future ? Les BigTech ne prennent pas le risque d’être laissés de côté, même si les sociétés de jeu vidéo semblent avoir une longueur d’avance.
Le metavers, une histoire de jeux vidéos ?
Le metavers commence généralement avec un jeu vidéo. Le film de Steven Spielberg Ready Player One présente un monde virtuel au nom évocateur (Oasis), jeu créé comme un échappatoire à la triste réalité du monde marqué par les guerres, la famine et le réchauffement climatique. Il ne manque plus que le Covid mais Steven Spielberg n’y a pas pensé à l’époque (2018)….la fusion du monde virtuel et du monde réel a besoin d’une étincelle: ici c’est l’appât du gain: le créateur du jeu a, post mortem, organisé une chasse à l’œuf de Pâques virtuel dont le prix est de $500 millions. Il y a là de quoi attirer les convoitises bien au delà du monde virtuel, si bien que les deux mondes finissent par s’interpénétrer sans que l’on puisse distinguer l’un de l’autre, à la recherche des $500 millions. La logique conventionnelle veut que le monde virtuel ressorte du divertissement. Un roman, une pièce de théâtre, un film nous plongent dans un monde virtuel. Le metavers a une autre dimension: il nécessite notre participation active. Son ancêtre est le parc d’attraction Disneyland créé en 1955. L’idée d’une plongée personnelle dans un univers de fiction, à la rencontre de ses héros, plutôt que d’une simple projection dans un personnage fut un coup de génie de Walt Disney. Les parcs Disney ont depuis leur création connu un succès phénoménal, attirant 175 millions de visiteurs chaque année, avec un chiffre d’affaires de $26 milliards. Ils renforcent considérablement la valeur des héros de l’univers Disney car ils créent une connexion spéciale avec eux. Les enfants sont fiers de rencontrer leurs héros, aussi virtuels soient-ils. La connexion est tellement puissante que de nombreux autres médias, n’ayant pas les moyens de construire un parc sous-traitent leurs héros aux parcs Disney, espérant aussi en tirer les mêmes bénéfices pour leur univers de fiction. Même les centres d’affaires sont attirés par la proximité avec les parcs, preuve de l’appétit pour fusionner fiction et réalité.
Un autre média a bien vu l’importance de la participation active: le jeux vidéo. Dans un premier temps les jeux étaient contraints dans un univers prédéterminé et restreint où le collectif était absent. On était vraiment trop loin du monde réel. Les jeux MMORPG ont ajouté une dimension collective. Enfin les dernières générations (Fortnite, Roblox) autorisent la création de multi-univers. Ces jeux deviennent des plateformes qui permettent aux créateurs de trouver leurs publics (pensez AppStore ou Google Play Store). Si bien que tout le monde peut se retrouver dans un multi-univers, dont les limites sont la créativité humaine. Récemment Travis Scott a organisé sur Fortnite un gigantesque concert virtuel réunissant 12 millions de personnes. De BBC News (24 avril 2020):
En décembre, Tim Sweeney, le directeur général milliardaire d'Epic Games, a été interrogé sur Twitter : "Considérez-vous Fortnite comme un jeu ou comme une plateforme ?"
Sa réponse était révélatrice, et peut-être un indice de ce qui était en préparation.
"Fortnite est un jeu. Mais veuillez reposer cette question dans 12 mois".
Le concert de Travis Scott était probablement en cours de développement à l'époque, et peut maintenant être considéré comme l'événement en direct le plus réussi que le jeu ait jamais organisé.
Vous pouvez facilement imaginer des événements plus grands et plus immersifs dans le futur et certains observateurs voient maintenant Fortnite comme bien plus qu'un jeu et peut-être un acteur majeur de la réalité virtuelle s'ils parvient à mettre en place la bonne technologie.
L’attrait du métavers par rapport au monde réel est double: il élimine bon nombre de frictions du monde réel, en particulier celles liées à l’expression de la créativité, tout en préservant notre nature mimétique, notre quête de héros. Le seul problème avec le jeu vidéo est l’écart trop perceptible entre le réel et l’imaginaire. Il y a encore un pas à franchir pour arriver au métavers, Zoom peut constituer le chaînon manquant.
Mimétisme, frictions et métavers
La théorie du désir mimétique de René Girard est intéressante pour comprendre pourquoi le métavers est moins utopique qu’il n’y parait. De rene-girard.fr:
La théorie mimétique, bien qu’elle se soit intéressée, au cours de son développement, à des objets aussi variés que la grande littérature, les rites et les mythes des sociétés archaïques, les tragédies grecques, les textes bibliques et pour finir, le traité inachevé d’un stratège prussien, présente une remarquable unité.
Tout part d’une théorie du désir, inspirée par la lecture de grands romanciers, selon laquelle nos désirs ne viennent pas de nous, ils sont imités. Le désir ne va pas d’un sujet à un objet selon une trajectoire linéaire mais, passant par la médiation d’un Autre (un modèle), il dessine un triangle. Le désir triangulaire fait du désir une relation (de dépendance) aux autres. Tout « sujet » a besoin d’un « modèle » pour savoir « quoi » désirer. Cela signifie que le désir d’avoir, (telle femme, tel poste, telle distinction etc.) est en vérité un désir d’être... Cela entraîne que les individus, en s’imitant les uns les autres, en désirant les mêmes choses, en devenant semblables, vont passer de l’admiration (qu’un fils a pour son père, par exemple) à l’envie. Seuls, des semblables peuvent s’envier, se jalouser, se haïr, entrer dans des relations, sournoises ou déclarées, de rivalité. Au passage, il faut revenir sur un préjugé : ce ne sont pas leurs différences qui dressent les hommes les uns contre les autres mais bien la perte de ces différences.
Si le désir se porte sur autrui plutôt que sur un objet particulier, ce dernier peut revêtir n’importe quelle forme, aussi bien virtuelle que réelle. Cela explique qu’au sommet de la bulle du bitcoin, les cryptoKitties s’arrachaient. Si l’on en croit la théorie de René Girard, l’objet virtuel (hors crypto) présente un avantage supplémentaire par rapport à l’objet réel: il est facilement reproductible, donc facteur de paix:
Quand les objets que se disputent des désirs renforcés par une imitation réciproque sont partageables (la monnaie a été inventée pour cela), la rivalité peut prendre la forme d’une « saine émulation ». Mais quand on rivalise pour des objets qui ne se laissent pas partager ou des pseudo-objets comme la réputation, la gloire, la première place etc., les rivaux mimétiques tendent à devenir des « doubles », des « jumeaux de la violence » : au stade ultime, la rivalité pour l’objet cède la place à la rivalité tout court, ce n’est plus un désir de possession qui les anime mais un désir de destruction et, comme les fils d’Oedipe, Etéocle et Polynice, ils tendent à s’entre-tuer.
La réalité virtuelle a donc attrait tout particulier par rapport à la réalité matérielle: elle peut devenir la scène dans laquelle se joue la comédie humaine, débarrassée de ses frictions. Pour peu qu’on puisse imiter le réel par le virtuel, l’adoption pourrait être massive et le métavers s’imposer.
Le phénomène Zoom et ses conséquences
Le succès de Zoom ne se dément pas depuis l’arrivée du Covid: de 10 millions à maintenant 300 millions de participants à ses conférences quotidiennement. Zoom requiert notre participation active. De plus, à la différence d’une conversation vidéo permet de planter un décor virtuel. Zoom permet aussi de partager des documents (idéal pour le télétravail dans un premier temps), mais pourquoi pas autre chose. Une économie d’échange peut se mettre en place dès que le partage est autorisé. Les prémices du metavers sont posés: immersion personnelle, fusion de la perception entre réel et virtuel, absence de frictions. L’expérience chez Zoom est encore un peu frustre mais des sociétés comme Argodesign travaillent déjà à nous rendre le télétravail plus réel:
On se croirait dans le même bureau ! La fenêtre est en fait un écran…on ne fait plus ici de la visioconférence pour un objectif précis mais juste pour être ensemble, cette nuance est fondamentale. Le phénomène Zoom dépasse maintenant largement le télétravail. Samedi soir dernier, quelques stars de la Silicon Valley ont organisé un show sur Zoom, inspiré de l’émission de télé-réalité the bachelorette ( où une candidate doit trouver un mari parmi 25 prétendants). L’émission appelée Zoom bachelorette a été retransmise en direct sur Twitch et a enregistré un vif succès. Cette combinaison d’une application de la vie de tous les jours et d’une application de jeu est intéressante dans la perspective du métavers: virtuel et réel sont mélangés, créativité et vie matérielle, rapprochement avec ses héros. Li Jin résume l’impact de cette émission dans ce thread intéressant:
Les BigTech ont vite compris la menace que pouvait représenter Zoom ainsi que la fenêtre ouverte sur le métavers et mettent en place des solutions voisines: de Skype (Microsoft) à Meet (Google) en passant par Messenger Room(Facebook). Il faut pouvoir accueillir le plus de participants possibles en facilitant le partage. Il faut également permettre de rentrer ou sortir facilement de l’univers sans l’interrompre pour lui donner une dimension de permanence. Il est intéressant de constater que la visioconférence dépasse déjà largement le cadre du télétravail: Messenger Room se focalise sur les interactions sociales, Houseparty (détenu par Epic Games, le créateur de Fortnite), sur le côté fun. Chacun a son angle d’attaque mais l’ensemble va converger vers la virtualisation progressive du monde réel, le tout aidé par les techniques de réalité virtuelle et augmentée. Les application de visioconférence vont d’après moi devenir petit à petit des plateformes intégrant de multiples autres applications pour se détendre, travailler, échanger, en éliminant les frictions du monde réel. Pourquoi la visio est-elle le point d’intégration idéal ? Tout simplement car dans la vie, tout commence par la rencontre. Virtualiser la rencontre est donc le point de départ logique du métavers, la fenêtre du monde virtuel.
Le métavers a franchi une étape, le monde de la technologie est dans les starting blocs. Il va nécessiter de nombreux investissements en silicium et intelligence artificielle pour que la représentation virtuelle du monde réel soit la plus précise, époustouflante possible, et que la créativité de l’homme puisse s’exprimer. Les BigTech sont particulièrement bien placées avec des budgets d’investissements dans les $20 milliards annuels. La guerre classique entre Apple (maitre de l’intégration hardware/software ) d’un côté et Facebook, Google, Microsoft, Amazon, maîtres du logiciel va pouvoir continuer, car Covid aidant, le logiciel non seulement poursuit, mais va tenter de précipiter la banalisation du monde réel…la matière fait cependant partie de notre nature. Il ne faut pas oublier que la Silicon Valley est culturellement un repère d’utopistes égalitariens, une secte à la manière du manichéisme du IIIème siècle, n’hésitant pas à séparer l’âme du corps, le digital du réel. La nature risque de revenir au galop: l’expérience physique va devenir un bien rare et précieux. Aussi, malgré le Covid, il ne faut pas mésestimer les affaires les plus touchées aujourd’hui: si elles ont la trésorerie suffisante, elles seront peut être les sociétés de luxe de demain…
Bon week-end du 8 mai,
Hervé