Covid-19 (S1, E5): Zoom et urbanisation
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Grace à Zoom, Teams ou Meet, le monde a réalisé, Covid aidant, que le télétravail était possible à grande échelle. Il est temps de réfléchir à son impact sur l’urbanisation.
Je suis tombé sur ce tweet saisissant:
Le télétravail va t-il permettre d’arbitrer Columbus contre Palo Alto ? Le marché du travail explique les différences de prix de l’immobilier entre les deux villes:
Une ville s’organise autour de son marché du travail. Alain Bertaud, architecte et urbaniste, le montre dans son excellent livre Order without design:
Les villes sont avant tout des marchés du travail. Cette affirmation peut sembler terriblement réductrice pour ceux d'entre nous qui vivons dans les villes. Il est certain que les attractions offertes par les équipements d'une grande ville sont telles que l'ensemble ne peut être considéré comme un simple lieu où les entreprises recherchent de la main-d'œuvre et les gens des emplois…J'ai vu de telles formes réduites de vie urbaine dans de nombreuses villes qui fonctionnent mal et dont le marché du travail est dysfonctionnel. L'amélioration de l'utilisation du terrain et des transports améliore le fonctionnement des marchés du travail, en permettant aux valeurs essentielles et indispensables de la vie urbaine de dépasser le stade du "métro, boulot, dodo" :
Un trajet suffisamment court pour que l'on ait le temps de s'adonner à des activités de loisirs.
Un marché du travail ouvert qui permet de changer d'emploi et, par essais successifs, de trouver l'emploi qui convient le mieux
Une résidence à partir de laquelle l'accès à la vie sociale ou à la nature est rapide et facile
Ainsi, même si je n'insinue pas que le seul but d'une ville est un marché du travail, je soutiens que sans un marché du travail qui fonctionne, il n'y a pas de ville. Essayez de trouver une autre explication à l'existence des très grandes villes. Un noyau urbain pourrait avoir été créé à l'origine comme un port commercial, un comptoir commercial, un centre administratif, une forteresse militaire ou un centre de pèlerinage religieux, mais au fil des ans, la croissance d'une main-d'œuvre diversifiée serait la seule cause possible de l'expansion du noyau urbain originel.
Si le marché du travail est la pierre angulaire du développement des villes, le télétravail, dont l’adoption est accélérée par le Covid-19, ne marque-t-il pas un coût d’arrêt pour le développement des villes et ne va-t-il promouvoir le retour à la campagne ? La dématérialisation du marché du travail ne fait-elle pas disparaître la nécessité d’un lieu physique de rencontre de l’offre et de la demande ?
Le mythe du retour à la campagne
Les marchés boursiers pourraient montrer la voie. Jusqu’aux années 1980 avec la création du Nasdaq, les titres, obligations et actions, s’échangeaient physiquement dans des lieux qui regroupaient les négociants. Du Rialto à Venise au XIVème siècle où s’échangeaient des participations dans les galères vénitiennes à la place Ter Buerse à Bruges où s’échangeaient les monnaies, en passant par la bourse d’Anvers (aujourd’hui disparue) lieu de transaction des lettres de change…jusqu’au palais Brongniart à Paris, le New York Stock Exchange à Wall Street, etc. Le palais Brongniart est devenu une relique, les marchés boursiers sont maintenant décentralisés, dématérialisés et le volume des transactions a explosé à la hausse. Alors pourquoi n’en serait-il pas de même avec le marché du travail, grâce à LinkedIn, permettant la confrontation de l’offre et de la demande de jobs, chacun travaillant de chez soi ? Pour maximiser le nombre de m2, la campagne serait alors privilégiée. A la différence des marchés boursiers, un marché du travail entièrement décentralisé serait un net négatif par rapport au regroupement actuel dans les villes:
La force des villes est leur diversité. J’ai examiné cette caractéristique forte dans mon article Télétravail, une fausse bonne idée ? en citant Geoffrey West:
Ce qu'il y a de bien avec les villes, ce qui est étonnant, c'est qu'à mesure qu'elles grandissent, pour ainsi dire, leur dimensionnalité augmente. C'est-à-dire que l'espace des opportunités, l'espace des fonctions, l'espace des emplois ne cesse de s'accroître. Et les données le montrent. Si vous regardez les catégories d'emplois, il augmente continuellement. Je vais utiliser le mot "dimensionnalité". Il s'ouvre. Et en fait, l'un des grands avantages des villes, c'est qu'elles soutiennent les fous. Vous marchez sur la Cinquième Avenue, vous voyez des fous. Il y a toujours des fous. Eh bien, c'est bien. Les villes tolèrent une extraordinaire diversité. ...
L’internet a tendance à regrouper par centres d’intérêt. Cela permet d’avoir une profondeur de vue sur chaque sujet, mais manque de fertilisation croisée telle qu’on peut la trouver dans les villes grâce à leur marché du travail diversifié.
Rapprocher physiquement les sociétés et les employés dans un même lieu permet de faire des économies d’échelle, notamment sur le transport mais aussi sur le marketing (plus de clients potentiels à proximité, plus facilement atteignables) et la recherche (une innovation adoptée dans une industrie sera facilement adoptée dans une autre, du fait de la proximité physique des salariés). Les frictions culturelles sont également moins coûteuses dans une ville où on a appris à vivre ensemble.
Toutes choses égales par ailleurs, avoir une possibilité de contact physique et virtuel par internet est supérieur à un contact virtuel seul. Par conséquent, on a plus de chance de recruter ou d’être recruté en étant à proximité.
Dès lors la ville offre toujours plus d’options pour trouver un job ou un salarié que l’internet seul. La ville garde son avantage principal, l’optionnalité (elle le renforce juste avec internet) qui est le principal vecteur des prix de l’immobilier.
Le retour à la campagne parait bel et bien une utopie à la Rousseau: les sociétés préfèrent s’installer dans les villes (les plus grandes possibles en fonction de leurs moyens) pour faire des économies d’échelle de toute sorte; les employés préfèrent également les villes pour trouver l’emploi le plus adéquat et en changer facilement. Déjà il y a une vingtaine d’année, au grand démarrage de l’internet, on pensait à un retour à la campagne. Au vu des prix de l’immobilier depuis, on mesure l’utopie de cette idée ! Le fait que le cloud et des applications comme Zoom améliorent la qualité du télétravail ne changeront rien à la supériorité économique des villes. Seulement, c’est la structure même des villes qui peut être transformée par le télétravail. Voyons comment.
Le grand marchandage
D’un côté les sociétés ont un objectif: réduire leur empreinte immobilière. Avec une économie qui risque de tourner à -10% de croissance en 2020, il y a urgence. D’autant que les prix de l’immobilier ont explosé à la hausse dans les grandes villes ces dernières années. On voit des sociétés comme Morgan Stanley en parler favorablement, d’autres comme Facebook ou Google décider de mettre la quasi-totalité de leurs salariés en télétravail jusqu’en 2021…et réduire leurs plans d’investissements immobiliers (au moins pour Google). Twitter passe au télétravail pur pour les salariés qui le souhaitent.
Les particuliers de l’autre sont de plus en plus portés sur cette manière de travailler. Un récent sondage d’IBM (Business Insider, le 5 mai 2020) le montre:
Une enquête menée par IBM a révélé que 54% des employés préféreraient travailler principalement à distance.
Des millions de travailleurs ont modifié leurs activités professionnelles pour travailler à distance dans le sillage du coronavirus, et à mesure que ces travailleurs s'installent dans leur routine à domicile, beaucoup découvrent qu'ils veulent continuer à travailler à domicile après la pandémie, car cela se prête à la flexibilité et à la productivité.
IBM a interrogé plus de 25 000 adultes américains en avril pour savoir comment le COVID-19 a modifié leur point de vue sur toute une série de sujets, dont le travail à domicile.
Parmi les personnes interrogées, 75 % ont déclaré qu'elles aimeraient continuer à travailler à domicile au moins partiellement, tandis que 40 % des personnes interrogées ont déclaré qu'elles étaient convaincues que leur employeur devrait donner aux employés le choix d'opter pour le travail à distance.
Le travail à domicile est non seulement populaire, mais d'autres études ont montré que ceux qui travaillent à temps plein à domicile se déclarent heureux dans leur travail 22 % de plus que leurs homologues qui ne passent pas de temps à travailler à domicile. Le travail à distance est également une option intéressante car il peut aider les employés à économiser sur le logement. Lorsque les travailleurs ne doivent pas se présenter à un bureau, ils ont plus de flexibilité pour travailler à domicile dans un environnement plus rural ou suburbain.
Il y a des compromis à faire. La ville attire, surtout la grande métropole, les prix de l’immobilier en témoignent. La priorité des entreprises est de réduire leur empreinte (pas de l’éliminer), la priorité des particuliers est plutôt de l’augmenter pour une meilleure qualité de vie. Le télétravail devrait permettre un certain transfert d’immobilier de l’entreprise vers le particulier, au prix d’un éloignement du centre.
Impact du télétravail sur l’urbanisation
La règle d’or permettant de comprendre l’urbanisation est l’impératif de la mobilité: un temps de trajet d’une heure entre la maison et le travail est la limite absolue. La zone privilégiée des villes est celle où la probabilité d’avoir un temps de trajet inférieur à une heure est la plus forte. Le marché du travail y est alors optimal, le plus large et diversifié. Le centre est donc généralement la zone la plus prisée (en considérant les entreprises équitablement établies sur le territoire urbain. Plus on s’éloigne du centre, moins la probabilité de trouver un job à moins d’une heure est élevée. Les prix intègrent l’option. Les deux graphiques suivants tirés du livre Order without design illustrent bien pourquoi le centre ville est généralement plus prisé:
Ce schéma très simplifié montre que les résidents habitant entre b et c ou entre c et d ont plus de choix de jobs que ceux habitant entre a et b ou en d et e. Le schéma suivant raisonne sur une répartition équilibrée des entreprises sur l’ensemble du territoire urbain:
Le centre (point A) est privilégié par rapport à la périphérie (points B et C) et se négocie à des prix plus élevés. Cela explique pourquoi le centre est toujours plus cher au m2.
Un modèle assez simple utilisé par les urbanistes pour prévoir l’évolution de tel ou tel paramètre sur l’organisation des villes, les prix et les densités est le modèle standard urbain. Ce dernier est fondé sur la représentation d’une ville monocentrique (c’est à dire avec des moyens de transport partant en rayons à partir du centre, et les entreprises situées au centre; une ville comme Paris). Ce modèle ultra-simple fonctionne même pour des villes qui ne sont pas monocentriques, comme Los Angeles. Pour en savoir plus, lire Order without design. Il peut se résumer dans le schéma suivant:
En ordonnées, j’ai indiqué le prix au m2 ou la densité, les deux étant corrélés. Il faut bien noter que la densité est causée par les prix au m2 et non pas l’inverse: quand les prix de l’immobilier montent, les résidents sont obligés de réduire leur surface habitable et donc s’agglutinent. La plupart des villes suivent le modèle central urbain avec des pentes différentes, en fonction 1/ Du coût du transports (intégrant le temps), 2/ du revenu moyen , 3/ des contraintes de l’urbanisme:
Ce modèle nous permet d’imaginer l’impact du télétravail sur l’urbanisation. Toutes choses égales par ailleurs la pente de la courbe s’aplatit avec une hausse du revenu ou une amélioration des transports (coût et rapidité). Quand le revenu monte, les résidents demandent plus d’espace et s’éloignent du centre, les entreprises demandent plus d’espace et de nouvelles routes se construisent, les impôts aidant. De même quand les moyens de transport deviennent plus rapide, les résidents peuvent se permettre d’habiter plus loin sans que cela ne nuise à leur job. L’histoire montre que depuis 1800, la densité des villes baisse au fur et à mesure qu’elles s’étendent: une baisse sensible dans le centre compensée dans une moindre mesure par une augmentation aux périphéries. Les règles d’urbanisme peuvent changer la situation en rendant plus complexe le transport ou en réduisant autoritairement les densités. La tendance d’aplatissement est cependant présente partout, s’est accentuée une première fois avec le développement de l’automobile. On peut raisonnablement penser que le Covid-19 va lancer une nouvelle impulsion dans le même sens:
un nombre significatif de gens télétravaillant, les voies de transport seront moins encombrées et les distances moins longues à parcourir.
Le temps limite d ‘une heure pour aller de la maison au travail pourra s’allonger si l’on ne vient au travail qu’une ou deux fois par semaine.
La productivité gagnée grâce à l’économie d’immobilier réalisée par les entreprises augmentera le revenu moyen dans les villes.
Le Covid-19 pourrait provoquer un essor prodigieux des banlieues. Plus intéressant encore est ce qui va se passer à la périphérie. En général la ville s’arrête là où la campagne démarre, c’est à dire quand le prix de la terre constructible rejoint celui de la terre agricole (aux frais de viabilisation près). Représenté sur notre schéma:
Le Covid en aplatissant la courbe bleue et lui faisant faire une translation vers le haut (du fait de la hausse du revenu moyen) va repousser les limites de la ville, gagnant encore d’avantage sur la terre agricole:
Toutes choses égales par ailleurs, les villes pourraient se rapprocher du modèle Los Angeles ou Atlanta. Dans la réalité, il faut intégrer les contraintes spécifiques de chaque ville qui pourraient entraîner des effets secondaires. A Paris, les prix du centre sont maintenus artificiellement élevés par les restrictions sur les transports (piétonnisation, pistes cyclables). Le Covid pourrait n’avoir qu’un impact limité si le transport est encore ralenti par de nouvelles mesures restreignant la circulation, les grèves à répétition dans les transports en commun ainsi que l’engorgement sur la ligne A. Malgré tout même à Paris, si la limite de transport acceptable devient deux heures, l’essor des banlieues est inévitable. Il pourrait même y avoir un engorgement dans certaines banlieues si on refuse que les limites de la ville soient repoussées en déclassant de la terre agricole.
Si les craintes de réchauffement climatiques pouvaient laisser imaginer un renchérissement des centre villes par les restrictions sur la circulation, le Covid-19 renverse la tendance et pourrait conduire à un essor nouveau pour les banlieues. Le réchauffement climatique, une préoccupation plus lointaine que le virus, devrait lui céder le pas dans le rang des inquiétudes. Brusquement l’automobile ne sera plus aussi impopulaire, pourvu qu’elle soit hybride ou électrique, il faudra investir dans les routes et les transports en commun pour éviter l’engorgement et faciliter la distanciation. Cela n’empêchera cependant pas des prix très différents en fonction des villes et de leurs atouts naturels. Contrairement à ce qu’exprime le tweet du départ, Columbus ne sera jamais Palo Alto, même si Zoom améliore encore sa qualité de transmission…Comme le disait Edouard Herriot: la culture est ce qui reste quand on a tout oublié, et celle des villes est tenace…
Bonne fin de semaine,
Hervé