Excel est-il au bout du rouleau ?
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Le tableur a constitué la première « super app », contribuant largement à la généralisation du PC dans le monde de l’entreprise. La lutte entre Apple, IBM et Microsoft pour la domination du PC en coulisse s’est jouée sur le tableur. Microsoft a gagné avec Excel qu’il a judicieusement intégré à Windows, les deux se renforçant mutuellement. Apple et IBM ne sont jamais véritablement rentrés dans la bataille se contentant de partenariats avec des sociétés de tableurs indépendantes (VisiCorp et Lotus Software). Excel, le dernier venu, était plus performant et Windows aidant a écrasé les autres. Voici le résumé de l’histoire du tableur, vue par GPT-4:
# Histoire du tableur
Le tableur est un logiciel de manipulation de données et de calculs numériques, généralement organisé en colonnes et en lignes, formant des cellules. Les tableurs sont devenus des outils indispensables pour de nombreuses tâches liées à la gestion de données, la planification, l'analyse financière et bien d'autres domaines. Voici un bref historique de l'évolution du tableur.
## Les débuts
### VisiCalc (1979)
Le tout premier tableur, VisiCalc, a été développé par Dan Bricklin et Bob Frankston en 1979. Il était destiné à l'ordinateur personnel Apple II et a rapidement gagné en popularité. VisiCalc a révolutionné la façon dont les entreprises et les particuliers travaillaient avec les chiffres, en permettant aux utilisateurs de manipuler facilement des données et de réaliser des calculs complexes.
### SuperCalc (1980)
SuperCalc a été lancé en 1980 en tant que concurrent direct de VisiCalc. Il offrait des fonctionnalités similaires, mais avec une interface utilisateur améliorée, des capacités graphiques et des fonctionnalités de programmation.
## L'ère du tableur moderne
### Lotus 1-2-3 (1983)
Lotus 1-2-3 a été développé par le MIT et lancé en 1983. Ce logiciel combinait les fonctionnalités de tableur, de graphiques et de gestion de base de données dans un seul programme. Il est rapidement devenu le logiciel de tableur le plus populaire, surpassant VisiCalc et SuperCalc, en grande partie grâce à son interface conviviale et à ses performances supérieures. Lotus 1-2-3 a été conçu pour fonctionner sur la plate-forme IBM PC, qui dominait le marché à l'époque.
### Microsoft Excel (1985)
Microsoft a lancé Excel en 1985, initialement pour le système d'exploitation Macintosh. Excel offrait une interface utilisateur graphique et des fonctionnalités améliorées par rapport aux autres tableurs de l'époque. En 1987, une version d'Excel pour Windows a été lancée, et Excel est rapidement devenu le tableur dominant sur le marché, dépassant Lotus 1-2-3.
## L'évolution vers le cloud et les tableurs collaboratifs
### Google Sheets (2006)
Avec l'essor d'Internet et du cloud computing, les tableurs ont également évolué. Google a lancé Google Sheets en 2006, un tableur basé sur le Web qui permettait aux utilisateurs de travailler sur des documents en ligne et de collaborer en temps réel. Cela a marqué une étape importante dans l'évolution des tableurs, car il a rendu possible le travail à distance et la collaboration en temps réel entre les membres d'une équipe.
### Microsoft Excel Online (2013)
Face à la concurrence de Google Sheets, Microsoft a réagi en lançant Excel Online en 2013. Cette version en ligne d'Excel offre également des fonctionnalités de collaboration en temps réel et permet aux utilisateurs d'accéder à leurs documents de n'importe où, à condition d'avoir une connexion Internet.
## Conclusion
Depuis les débuts de VisiCalc en 1979, les tableurs ont évolué pour devenir des outils puissants et polyvalents, en constante amélioration pour répondre aux besoins des utilisateurs. La tendance actuelle est celle des tableurs en ligne et collaboratifs, qui facilitent le partage de documents et le travail en équipe, quelle que soit la distance.
Aujourd’hui Excel domine encore le marché des tableurs, devant Google Sheets, même si ce dernier comble l’écart. Cette domination contribue à la perpétuation par Microsoft de son avantage dans les entreprises. Le petit secret de la puissance de Microsoft dans le monde de l’entreprise est Excel. Avec Excel et Windows, Microsoft a appris l’intégration et depuis certes l’intégration de multiples services (Office 365, Azure, Teams, etc.) prolonge l’avantage concurrentiel de Microsoft auprès des entreprises. Excel n’en reste pas moins un pilier de sa puissance.
Le premier outil “no code”
On estime à 30 millions le nombre de développeurs dans le monde. Ces 30 millions de professionnels sont à rapporter aux 500 à 700 millions de cols blancs qui peuplent les entreprises. Ces cols blancs ont besoin de programmes qui leur permettent d’automatiser leurs tâches à partir de leurs propres bases de données. Avec un ratio d’un programmeur pour 20 cols blancs, il y a forcément pénurie de programmes adaptés à chaque usage. Heureusement il y a Excel qui permet à la fois de collecter des données et de programmer facilement sans maîtrise d’un langage spécifique. D’après Claude-Instant, le bot d’Anthropic AI:
Excel est considéré comme un logiciel « no code » ou à faible code pour plusieurs raisons:
• Il ne requiert pas ou peu de compétences en programmation pour être utilisé efficacement. Excel est facile à prendre en main et permet de créer rapidement des tableaux, des formules, des graphiques, des macros, etc. sans avoir à écrire beaucoup de code.
• Il propose de nombreuses fonctionnalités et formules pré-codées que l'utilisateur peut assembler pour automatiser des tâches répétitives sans avoir à écrire du code de A à Z. Par exemple, les fonctions FINNV, RECHERV, CONCATENER, etc.
• Il permet de créer facilement des macros pour automatiser des séries d'actions ou des workflows complexes, sans avoir à maîtriser un langage de programmation sophistiqué. Le langage Visual Basic pour Applications (VBA) d'Excel est assez facile à appréhender.
• Il dispose d'une API et d'une communauté de développeurs qui proposent de nombreux modules, fonctions et solutions pré-codées en VBA que les utilisateurs peuvent importer et utiliser facilement.
• Il bénéficie de nombreux outils et ressources (tutoriels vidéo, communautés, etc.) qui permettent d'apprendre progressivement à automatiser des tâches sans embarquement dans la programmation.
• Il s'agit d'un logiciel très répandu, donc les exemples, tutoriels et solutions créées par la communauté sont faciles à trouver. C'est un atout majeur pour les utilisateurs qui veulent s'initier au « no code ».
• Des fournisseurs proposent des add ons , des modules complémentaires et même des environnements de développement visuel pour Excel afin de faciliter la création d'applications sans code.
Bref, Excel possède de nombreuses caractéristiques qui en font un outil de choix pour les approches « no code » et la création d'applications simples sans programmation lourde.
Excel a été et reste la solution pour les nombreux cols blancs qui ne savent pas programmer et ont besoin d’automatiser des tâches spécifiques. Il est aujourd’hui indispensable dans la grande majorité des entreprises et du fait de la compatibilité des versions successives entre elles, quasiment indéboulonnable. Satya Nadella a beau vanter Azure, Teams ou Bing, la réalité est qu’Excel reste un des piliers principaux de Microsoft, ce qui rend sa puissance de distribution dans le monde de l’entreprise sans égale. C’est pourquoi tout doit être fait pour protéger Excel.
Innovation de soutien/ innovation de rupture
A chaque fois qu’une innovation émerge, son déploiement suit deux tendances opposées: les sociétés établies cherchent à conforter les produits existants en y intégrant l’innovation; les challengers à rendre les produits existants obsolètes par une nouvelle manière de faire plus efficace. Quand on a tout à perdre, on privilégie l’innovation de soutien, quand on a rien à perdre, l’innovation de rupture. Les grandes sociétés elles-mêmes tantôt privilégient les innovations de soutien, tantôt les innovations de rupture dans les domaines où ils sont plus ou moins forts, plus ou moins établis. Prenons l’exemple du navigateur, objet de notre précédent article: Microsoft a vu d’un assez mauvais oeil Netscape, un navigateur qui devenait le point de passage pour naviguer sur internet. Il devenait le système d’exploitation de l’internet et pouvait à terme, menacer Windows, un système d’exploitation trop local. Netscape était une innovation de rupture. Microsoft a trouvé la parade en concevant un clone de Netscape qu’il a intégré nativement à Windows sans faire payer les utilisateurs (à la différence de Netscape). La part de marché de Netscape a alors rapidement fondu (source GPT-4):
Le navigateur est un exemple montrant la capacité d’une innovation de soutien à triompher d’une innovation de rupture. Microsoft est le champion de cette stratégie, n’hésitant pas à copier puis à intégrer une innovation à un produit existant. Cela fonctionne la plupart du temps, grâce à sa puissance de distribution. Généralement le produit Microsoft est moins bon, mais plus pratique car facilement utilisable sans problème de compatibilité. Excel et Windows se sont soutenus mutuellement au départ pour dominer le monde de l’entreprise et depuis Microsoft intègre, ajoute brique par brique, pour renforcer sa puissance dans l’entreprise. Cependant l’innovation de soutien ne parvient pas toujours à l’emporter face à l’innovation de rupture. Microsoft a déjà perdu un de ses deux piliers historiques: Windows. Le moteur de recherche Google en effet a constitué une véritable innovation de rupture, inattendue. En quelques années, Google est devenue la pièce indispensable pour naviguer sur internet, reléguant Windows à un rôle subalterne, l’affaiblissant et finalement ouvrant la voie à des alternatives (MacOs par exemple). Il ne suffisait plus d’intégrer une brique de plus à Windows pour l’emporter. C’est ainsi que Microsoft a raté l’évolution de l’informatique vers la mobilité (Windows mobile a été un four). Satya Nadella a finalement repris la main en centrant Microsoft sur Azure et non plus Windows, réalisant que mobilité et cloud ne font qu’un. Il reste le second pilier historique de Microsoft, à savoir Excel. Intact ? Pas tout à fait car Google Sheets a érodé sa domination grâce à sa facilité d’utilisation et son aspect collaboratif développé. Malgré tout, Excel tient car beaucoup de données de l’entreprise sont dans Excel et ce dernier reste la facilité pour traiter ces données. Excel en tant que base de données no code est plus résistant encore qu’Excel en tant que programme no code, et ce d’autant que Google Sheets est meilleur pour la transmission de données que pour leur stockage.
Le nouveau terrain de bataille du tableur
L’irruption de l’IA générative (type ChatGPT) pose deux questions pour les établis: tout d’abord comment protéger ses propres points forts en utilisant l’innovation comme soutien ? Ensuite, comment attaquer les points forts des autres établis en utilisant l’innovation comme rupture ? Une même société peut à la fois être établie et challenger. Analysons le cas des sempiternels ennemis Microsoft et Google:
Il est plus stimulant d’attaquer quand on a rien à perdre que de défendre quand on a tout à perdre. Microsoft a choisi d’affronter Google avec BingChat, sans trop se pencher sur les représailles potentielles. Google qui était pourtant à l’initiative des modèles Transformers n’était lui pas pressé de mettre en œuvre cette innovation tant qu’il pensait la dominer. En faisant de BingChat le point d’entrée pour la recherche, Microsoft met Google en difficulté. Car ce dernier cherche à protéger son moteur de recherche et son modèle publicitaire peu coûteux. Une requête d’IA générative coûte 10 fois plus qu’une requête classique avec un risque de changement de modèle publicitaire. La réponse de Google est cafouilleuse: dans un premier temps, il sépare Bard (son LLM commercial) de Search, ce qui le prive d’intérêt, surtout qu’il parait moins bon que ChatGPT (probablement parce qu’il utilise moins de GPU par économie). Sundar Pichai, CEO de Google, réalise assez vite que BARD n’est pas au niveau et décide d’introduire rapidement un LLM plus puissant cette fois branché à Google Search. Le LLM devient une innovation de soutien destinée à contrer l’agresseur Microsoft.
La réponse de Google va immanquablement être d’attaquer à son tour le point fort de Microsoft, Excel, et plus généralement la suite Office. Il n’a pas grand chose à perdre: G-Suite ne représente que 3% de son chiffre d’affaires quand la suite Office représente 30% de celui de Microsoft. Google grâce à son approche collaborative a déjà gagné du terrain comme le montre ce résumé de Claude + (version haut de gamme d’Anthropic AI):
Google peut maintenant essayer de poursuivre sa progression en facilitant la génération de textes, de tableaux et graphiques par l’IA et tout ceci à un prix toujours plus abordable qu’Excel et la suite Office. Ce sera Bard+ G-Suite contre GPT+Office.
Pourquoi encore un tableur ?
Il est rare de voir un produit qui a aussi peu évolué dans son design qu’Excel. La première version de 1985 pour Mac n’était pas si éloignée des dernières versions:
Il y a certes aujourd’hui plus de mémoire, de feuilles de calcul, de possibilités de programmation, mais la structure (cellules et formules) est toujours la même. Le tableur est tellement dans le paysage qu’on a du mal à imaginer qu’il puisse un jour être obsolète ! Tout d’abord remplir des cellules et les programmer pour obtenir d’autres cellules sera peut être un jour pas si lointain inutile. Sur un exemple simple, voilà ce qu’ont peut obtenir avec ChatGPT sans passer par un tableur, par un simple prompt:
La programmation est ici réalisée par ChatGPT. Dès lors Excel perd une grande partie de son intérêt qui est la faculté de programmer les cellules. Certes ce tableau est sommaire mais on peut imaginer à l’avenir que de tels tableaux pourront être réalisés à partir de n’importe quelle base de données, qu’elle soit sur Excel, PDF ou un autre support. La compatibilité des versions d’Excel entre elles perd de sa pertinence et Excel perd ainsi sa différentiation.
Notion pourrait également jouer un rôle dans la marginalisation d’Excel. Avant même d’intégrer de l’intelligence artificielle, Notion est une application de prise de note donnant des options pour intégrer bases de données, tableurs et graphiques par exemple. Elle est déjà une menace pour Office, menace qui pourrait devenir beaucoup plus dangereuse avec l’intégration d’un modèle LLM. La prise de note est très propice à l’intégration d’une IA générative, servant de point d’entrée pour rédiger des textes, slides, concevoir des images, tableaux ou graphiques. Microsoft a vu la menace et vient d’annoncer sa nouvelle app Loop, une pâle copie de Notion intégrée à Office.
A terme, on peut également se demander pourquoi le “no code” se limiterait au format tableur. La capacité de programmer une application web à partir d’un simple prompt et de l’exécuter facilement va se répandre. Replit, un concurrent de GitHub, par exemple est en train de concevoir une offre en ce sens. Elle s’appèlera “Make me an app”. L’automatisation des tâches sera à la portée de n’importe quel col blanc, le libérant du tableau. “Make me an app” est une innovation de rupture pour Excel. L’accord de partenariat qui vient d’être signé entre Google et Replit est parfaitement logique. Par cet accord Replit utilisera l’IA générative de Google et fera tourner ses programmes sur son cloud. Google qui n’a rien à perdre sur le tableur veut pousser Replit à attaquer le point fort de Microsoft avec une innovation de rupture. Microsoft est coincé et ne peut qu’améliorer Excel, en lui ajoutant des fonctionnalités, pas le remplacer. Que pourrait donner un Replit+Notion face à Office ?
L’IA générative est désormais entrée dans une phase de créativité effrénée, avec de nouveaux produits tous les jours. Une ligne de fracture va cependant se produire: les sociétés établies vont toutes lancer des offres IA pour renforcer leur produits existants, c’est à dire les défendre. C’est la partie la plus facile. La plus difficile consiste à partir des principes premiers pour établir une offre de rupture. Cette partie, la plus intéressante à observer, sera celle des challengers essayant de remettre en cause les produits existants, pour se frayer un chemin dans la cour des grands (innovation de rupture). Avec l’IA générative, le jeu est plus ouvert que jamais.
Bonne semaine,
Hervé