Internet: krach 2.0…et après ?
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Pour comprendre la crise boursière de 2022, il est intéressant de considérer le graphique suivant:
Depuis les années 70, on distingue trois périodes marquées par une forte hausse relative des valeurs technologiques par rapport au reste de la cote: 1975-1984, 1990-2000 et 2002-2021. La hausse est d’abord régulière et contenue puis explose soudain à la hausse pour se renverser et finir en forte baisse, voire en krach dans le cas des deux derniers cycles. Le plancher de chaque retour est cependant toujours plus haut que le précédent. Le krach de 2008 est étrangement absent du graphique: l’explication est qu’il n’a pas de rapport avec l’innovation, exceptée financière. Ce graphique illustre en fait trois grands cycles d’innovation:
L’avènement du PC
L’avènement de l’internet (nouvelle économie)
L’avènement de l’internet en continu (métavers)
Les pics correspondent à une période d’enthousiasme fou sur un futur transformé par la technologie, toute notion d’horizon de temps ayant disparu. 1984 est l’année du Macintosh et de la libération de Big Brother IBM. C’est aussi l’année où Compaq sort un clone de l’IBM PC en plus rapide, le Compaq Deskpro muni d’une puce Intel 8086. C’est également en 1984 qu’est fondé Dell, l’assembleur. L’informatique se libère de l’emprise d’IBM et on voit poindre un horizon où chaque bureau sera équipé d’un PC:
Cette vague d’optimisme qui touche l’industrie technologique et son principal support les semi-conducteurs cache un phénomène préoccupant: la domination des riches conglomérats japonais verticaux (Hitachi, Fujitsu, Nippon Electric) qui vont casser les prix des mémoires à l’international (dumping) et décimer l’industrie américaine qui s’est développée de manière anarchique. A la différence des entreprises japonaises, les sociétés technologiques américaines sont focalisées: c’est à la fois un avantage énorme, on le verra, mais un inconvénient quand les capitaux s’en vont car elles se retrouvent alors nues, incapables de s’autofinancer. Il y avait à l’époque légion de producteurs de mémoires aux Etats-Unis, qui continuaient à investir et construire de la surcapacité malgré la baisse de leurs marges. Intel dont la division mémoires éclipsait la division microprocesseurs faillit sombrer. L’année 1985 fut terrible et 1986 pire encore, Intel faisant les premières pertes de son histoire a cause de son activité mémoires. Les japonais n’étaient pas en reste sur les PC avec NEC, Fujitsu et Sharp. Toshiba invente même le premier PC portable. Les années 1985 et suivantes manifestent la domination du Japon sur le hardware, aidée par une politique de dumping dévastatrice.
La véritable innovation émerge dans le creux de la vague
Le succès des conglomérats japonais s’est appuyé sur leur intégration verticale leur apportant diversification et financement. Pourtant deux entreprises hyper spécialisées vont révolutionner l’industrie du PC: Microsoft qui crée Windows en 1985 et Intel qui abandonne la même année son activité mémoire au profit de ses microprocesseurs X86. Dans les périodes de vaches grasses, les financements ne discriminent pas les projets, l’allocation de capital est vague et conceptuelle (un PC sur chaque bureau, la nouvelle économie, l’internet as a service…). L’économie et les investissements sont propulsés par une demande finale hypothétique bien trop optimiste, à court et moyen terme. La réalisation que la demande ne correspondra pas aux espérances stoppe brutalement les financements. Les faillites se multiplient mais l’infrastructure a été créée et pourra bénéficier à un prix avantageux aux plus astucieux, ce sont eux qui diffuseront l’innovation à partir du chaos. A la différence de ce qui se produit dans les périodes fastes, ils se concentrent sur une demande tangible restreinte qu’ils essaieront ultérieurement d’élargir. Les pièces essentielles du PC ont été construites avant la crise: MS-DOS écrit sur l’architecture X86 date de 1981. C’est cependant dans la période de crise qu’on hiérarchise les besoins et se concentre sur l’essentiel. Le plus important, le plus demandé dans un PC est sa puissance de calcul et sa traduction en programmes intelligibles, faciles d’accès et portables d’une machine à l’autre. Microsoft et Intel grandissent dans l’ombre d’IBM puis s’émancipent. Ce dernier n’y fait pas obstacle et au contraire favorise cette émancipation. ne voulant pas pour un marché qu’il sous-estime être taxé de monopole. Le couple « Wintel » équipe les clones d’IBM et se renforce mutuellement: plus de puissance pour plus de capacité logicielle, l’un anticipe sur l’autre en permanence, rendant extrêmement difficile l’arrivée d’un challenger. Les conglomérats japonais n’ont rien vu venir, aveuglés par leur propre bulle (1985/1990), se trouvent banalisés et finalement concurrencés par les Coréens.
Le boom/bust de la fin des années 90 montre un phénomène similaire, cette fois c’est l’internet qui fait rêver. On imagine une autoroute de l’information, terme popularisé par Al Gore, candidat malheureux aux élections présidentielles de 2000. La même année, l’économiste ultra-libéral George Gilder publie son livre Telecosm: how infinite bandwidth will revolutionize our world. L’avenir paraît tracé même s’il n’y a pas encore de demande finale. On construit de la fibre longue distance à coup de dette: Worldcom, Global Crossing, Level 3, même les opérateurs téléphoniques traditionnels. Il suffît d’avoir un projet de fibre pour que les capitaux affluent. De nombreuses start up attirent également les capitaux avec un business plan et quelques serveurs (cela fait plus sérieux). Sun Microsystems voit ses ventes s’envoler. Le retour est d’autant plus brutal que les sociétés ont eu recours à l’endettement pour financer les infrastructures. Worldcom fait une faillite retentissante en 2002 laissant $40 milliards de dette orchestrées par les banques d’investissement (Salomon Smith Barney en premier) et détenues en grande partie par les fonds de pension. Les actifs se vendent à l’encan qu’ils soient câbles ou serveurs. Le renouveau va germer dans un univers ramené à la raison, où l’espoir fait place au doute, après cette fois un krach mémorable (j’y étais). Google illustre bien comment l’innovation peut émerger, se diffuser puis dominer. Le moteur de recherche de Google a un objectif simple: faire des recommandations populaires. Il ne s’intéresse pas au concept de donner une réponse pertinente à une requête mais veut satisfaire l’utilisateur en faisant le lien avec l’information déjà la plus regardée. C’est ainsi que Google a surpassé tous ses concurrents (Yahoo, Bing, etc.) devenant le précurseur de l’application de l’intelligence artificielle. Cette focalisation sur le client a été la clé du succès de tous les monstres de l’internet d’aujourd’hui. Partant d’une niche particulière servie avec fanatisme, ils ont alors étendu leur emprise. Amazon a commencé avec le commerce de livres et un service irréprochable: si un client ne recevait pas son livre, Amazon en renvoyait un autre immédiatement sans demander de justification. Facebook était un réseau social étudiant dont chaque membre était identifié. Cette identification dissuadait les membres de poster n’importe quoi. Le réseau grâce a son sérieux qui tranchait avec les autres comme Myspace a conquis les étudiants puis le monde entier. Apple également est reparti de quasi zéro avec l‘Ipod qui s’adressait aux fans de musique voulant ajouter du style à leur mp3. L’iPod s’est progressivement métamorphosé en IPhone (de mille chansons à un million d’apps, titrait MacWorld)
La véritable innovation se construit dans le concret en collant aux besoins clairement perçus d’un type de client, d’où le démarrage sur une niche qui constitue alors une base d’expérimentation pour la croissance. Bon nombre de sociétés qui constituent l’internet « utile » construit ces 20 dernières années ont suivi le même modus operandi, tel qu’illustré par ce tweet:
Quel enseignement en tirer pour le boom/bust 2020/2022 ?
Le boom Covid
Les valeurs internet se sont envolées à partir de mars 2020, quand les marchés ont réalisé:
que la FED avait décidé de sortir de son rôle de gardien du système bancaire pour sauver l’économie, quoiqu’il en coûte, en rachetant si besoin toute la cote.
que l’économie numérique faisait un bon en avant, et allait dominer l’économie physique: l’internet partout et en continu comme le sang qui irrigue nos veines.
L’économie physique devait se reconvertir en économie numérique rapidement pour éviter l’extinction. Tout le monde devait pouvoir vivre par l’internet. Les GAFA qui jusqu’alors dominaient l’économie internet se sont trouvés dépassés de tous côtés par des initiatives qui trouvaient facilement financement. Pire, les GAFA sont devenus l’ennemi du fait de leur emprise sur les créateurs. Les États occidentaux se sont joints au chorus pour dénoncer la mainmise des GAFA sur l’écosystème internet. Certains fonds technologiques sont allés jusqu’à se vanter d’être « GAFA free ». On les entend moins aujourd’hui… Pour un peu, ils auraient obtenu un label ISR… La progression des GAFA en bourse en effet , bien que solide, s’est trouvée éclipsée par celle des sociétés défendant les créateurs, leur fournissant les outils pour construire leur business numérique. Au contrôle des agrégateurs, il fallait opposer l’économie des créateurs, les cryptos représentaient l’espoir de la lutte contre la tyrannie:
Du besoin réel des clients, on est passé au concept des plus vagues, l’économie des créateurs, le nouveau poncif après la nouvelle économie de 2000. On a alors oublié qu’un créateur ne vit que par ses clients et on a mis au pinacle sa capacité de préserver sa création et le moyen par lequel il va se faire rémunérer. Les cryptomonnaies étaient La Solution…
Le bust après Covid
Les problèmes logistiques de 2021 sonnent le retour à la raison. Les chaînes n’ont pas été conçues pour gérer des périodes de stop and go brutales comme on en a connu depuis 2020. L’hyper-spécialisation de la production entraîne des pénuries qui ne peuvent être rattrapées par la mise en œuvre de productions alternative qui de toute façon se heurtent à une absence de moyens de transport. Un petit grain dans la mécanique déséquilibre l’ensemble de la chaîne. En 2021, les problèmes se sont multipliés:
Des tempêtes au Texas durant l’hiver 2021, bloquant les approvisionnements du Mexique,
L’échouage du Evergreen dans le canal de Suez en mars 2021,
Une pénurie sur les matériaux provenant d’Inde suite à une forte hausse des cas de Covid en mai 2021. Sont touchés en particulier les produits chimiques organiques, les machines industrielles, le textile et certains produits pharmaceutiques,
Le blocage du port de Yantian en Chine suite à des cas de Covid en juin 2021. L’utilisation des capacités baisse à 30% allongeant considérablement les délais de livraison. Par effet de boomerang, tous les ports sont touchés,
Union Pacific, la société de chemin de fer qui assure le transit de biens chinois au travers du territoire des Etats-Unis pour exportation vers l’Europe subit des afflux soudains de marchandises à son terminal intermodal et doit en conséquence fermer pour stopper le flux. Cela se produit en juillet 2021,
etc. Les problèmes continuent en 2022 avec la politique zéro Covid décrétée par la Chine et la guerre en Ukraine.
Ces blocages entraînent une hausse des prix des biens. La demande de biens, alimentée en grande partie par la FED et les plans de relance, est systématiquement supérieure à l’offre. L’économie n’est finalement pas si numérique…les marchés boursiers le réalisent soudain et abandonnent les valeurs internet. Car la crise du Nasdaq est bien celle des valeurs internet. Ce sont elles qui font basculer la courbe présentée au début de cet article. Les cryptomonnaies qui y sont étroitement associées emboîtent le pas:
Quelle sortie de crise ?
Comme les deux précédentes crises technologiques, cette dernière va certainement rendre les acteurs plus sceptiques sur l’avenir et plus proches de leurs compte d’exploitation. S’il fallait positionner cette crise, je dirais qu’elle est entre celle de 1985 (plus bénigne) et celle de 2001 (plus nocive). Celle de 1985 a été non seulement bénigne mais bénéfique dans la mesure où elle a permis aux sociétés américaines de reprendre le leadership technologique sur les japonais, grâce à la maîtrise des semi-conducteurs haut de gamme. Les japonais ont été eux victimes de leur propre bulle en 1990 dont ils ne se sont jamais relevés. La crise de 2001 a été redoutable car le boom avait été alimenté par de la dette à grande échelle en particulier chez les opérateurs telecom. Il a fallu des années pour que les capitaux reviennent et s’enthousiasment: le mot faillite est un repoussoir. La progression des GAFA s’est faite dans la discrétion et les cash-flows opérationnels, aidée par les infrastructures créées pendant la bulle . Les leçons de 2000 ont été enregistrées par la Silicon Valley. Le boom de 2020 ne s’est pas créé sur de la dette mais sur des émissions d’actions (venture capital et stock options). C’est la période des unicorns. L’inflation est arrivée au mauvais moment car elle a entraîné une pression sur la dilution (il faut rémunérer d’avantage ses salariés en période d’inflation), laquelle dilution est anticipée négativement par les marchés. Mais elle ne provoque pas la fin de l’Histoire comme le fait l’excès d’endettement des acteurs. Au contraire une hausse des taux, en calmant l’inflation, peut provoquer le phénomène inverse, une moindre pression sur la dilution et une hausse des cours pour les survivants.
Les deux éléments importants à considérer pour essayer de prédire la prochaine évolution:
Quelle infrastructure a été posée ?
Pour quels besoins tangibles ?
L’internet en continu, celui qui structure notre façon de travailler et de se détendre est inséparable de la décentralisation. En effet “Big Brother” n’est tolérable que si son emprise est limitée dans nos vies. A partir du moment où on a entrevu un futur avec un PC sur chaque bureau, IBM devait accepter et favoriser une certaine décentralisation: c’était le sens de l’histoire. Apple avait bien vu la faille à l’époque. L’infrastructure était posée (microprocesseurs, systèmes d’exploitation, mémoires, composants divers), il fallait trouver le besoin. Il en est de même aujourd’hui. Les bases de l’internet en continu sont posées: cloud, internet mobile et filaire performant. Sauf que ces bases si t aujourd’hui mises en œuvre par un oligopole restreint à Microsoft, Google et quelques autres. L’infrastructure du futur permettant un internet décentralisé est l’univers des cryptomonnaies. Il s’est construit de manière anarchique, sans préoccupation des besoins, à coup de bulles spéculatives. Il y a plus de 19 000 cryptos aujourd’hui, dont l’intérêt repose essentiellement sur leur appréciation potentielle. Ce sont des bases de données extrêmement lentes, à l’inverse de ce qu’on attend de l’internet: la vitesse d’exécution. C’est pourquoi le monde de l’internet et celui des cryptos se sont développés indépendamment l’un de l’autre, presque orthogonalement: l’internet pour répondre à des besoins spécifiques, au bénéfice de quelques acteurs centralisés ; les cryptos sans égard pour les besoins mais pour faire triompher le concept d’internet décentralisé.
L’avantage majeur des cryptos est de certifier la propriété d’un bien digital, indépendamment d’un organisme central omnipotent. L’internet a essayé ces derniers temps de s’intéresser à la décentralisation et de favoriser les créateurs (l’alliance anti-GAFA des Shopify, Roblox, Substack, Stripe pour les paiements, etc.). Mais la décentralisation est incomplète car le créateur reste à la merci de la plate-forme qui peut le “supprimer”. Le rapport de force est en faveur de l’outil, de la plate-forme, ce qui est de moins en moins compatible avec l’internet en continu. Un bien digital crypto ne peut être supprimé (sauf s’il est intermédié par une plate-forme centralisée). Il redonne du pouvoir aux acteurs, une condition indispensable de l’internet en continu. Ce dernier ne peut se concevoir sans restaurer la propriété privée et mettre au second plan l’économie de la location. L’internet doit se reconstruire autour de la propriété privée sans abdiquer tous les progrès réalisés par les Big Tech, le cloud, l’IA, etc. Le business du futur est là:
Il sera peut être extrêmement focalisé sur un type d’expérience client au départ, comme l’ont été Microsoft, Google ou Facebook. La clé sera de conférer propriété d’un service dans un environnement fluide, rapide et en continu. Il y a du chemin à parcourir…
Bonnes vacances,
Hervé