Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Cette fois, c’est bien le dernier...
Depuis longtemps est clamé le principe sacro-saint de la neutralité du net. L’internet serait l’équivalent numérique de la Suisse dépourvue de visées géopolitiques. Si cela a été, cela l’est de moine en moins. Petit tour de la géopolitique de l’internet.
L’internet appartient aux Etats-Unis
L’internet est un miroir de la culture américaine. Les Etats-unis sont un pays inventé de toute pièce, par des inventeurs (Benjamin Franklin, Thomas Jefferson). La machinerie gouvernementale a été inventée aussi de toute pièce, dans le but de préserver au maximum l’initiative privée, l’esprit d’invention conduisant à la domination de la nature et à la conquête du bonheur. Déclaration d’indépendance (1776):
Nous tenons ces vérités pour évidentes, que tous les hommes sont créés égaux, qu'ils sont dotés par leur Créateur de certains Droits inaliénables, que parmi ceux-ci se trouvent la Vie, la Liberté et la poursuite du Bonheur. -Que pour garantir ces droits, des gouvernements sont institués parmi les hommes, tirant leurs justes pouvoirs du consentement des gouvernés, Que chaque fois qu'une forme de gouvernement devient destructrice à ces fins, le peuple a le droit de la modifier ou de l'abolir, et d'instituer un nouveau gouvernement, en posant ses fondements sur les principes et en organisant ses pouvoirs sous la forme qui lui paraîtra la plus propre à assurer sa sécurité et son bonheur
La liberté permet l’action, la possibilité de vivre un avenir meilleur, grâce à la technologie, l’esprit d’invention. Et la technologie, en éliminant les frictions du monde physique permet plus de liberté d’action. Il y a une dynamique de la liberté et du mieux vivre, assimilé au bonheur individuel, centrée sur la technologie. Chez John Locke, les trois droits fondamentaux étaient la vie, la liberté et la propriété. Les pères fondateurs ont inclus une nuance importante en remplaçant propriété par bonheur: ils voulaient montrer que la liberté devait être conquérante et non passive, assise sur sa propriété, la vision européenne.
Il ne faut pas oublier que les premiers conquérants voyaient le territoire américain comme un projet de capital risque. Que ce soit à Jamestown ou Plymouth, les colons cherchaient à développer les ressources locales, implanter des comptoirs et à faire du commerce. Contrairement à la conquête de l’Amérique du sud qui visait à piller les ressources, principalement en or, sans établir de colonies, très gourmandes en ressources humaines alors que l’Europe était en guerre, celle de l’Amérique du nord a reposé sur l’implantation locale pour exploiter le territoire sur le long terme, en particulier la terre agricole. Les anglais pouvaient se permettre une émigration, du fait de la protection naturelle que leur offrait leur position insulaire. Les colonies étaient considérées comme des entreprises commerciales détenues par des investisseurs, elles devaient être rentables, le bonheur des colons en dépendait. On comprend que bonheur et technologie étaient intrinséquement liés dans un tel univers !
L’internet est pétri de cette culture:
Il faut voir au départ l’internet comme une terre vierge à conquérir. Le terrain était neutre au départ. Tout le monde était sur la ligne de départ. Les américains avaient fortement contribué à sa création, mais les anglais et français étaient aussi impliqués. Le World Wide Web constitué des liens hyper-texte était né d’un cerveau anglais: Tim Berners-Lee. L’internet n’appartenait à personne et tout le monde pouvait s’y exprimer. Or les américains sont programmés à reconnaitre les frictions et à savoir les éliminer à grand échelle: c’est le pouvoir de la technologie. C’est ainsi qu’ils sont passés (cyniquement) maitres mondiaux du coton en éliminant les frictions de la main d’oeuvre (esclavage) et du transport maritime, utilisant leurs voies navigables sans pareil. C’est aux Etats-Unis également que l’automobile a trouvé un marché de masse alors qu’elle était auparavant considérée comme un luxe. Quand l’internet est arrivé, les américains ont tout de suite reconnu le potentiel de réduction des frictions à grande échelle: frictions limitant le commerce, frictions limitant les relations sociales, frictions limitant la diffusion de l’information. Fidèles à leur culture inventive, les américains se sont mis au travail pour réduire ces frictions en s’appuyant sur leur vaste marché intérieur. Ils ont créé les agrégateurs qui ont pris l’internet par surprises et le dominent sans équivoque aujourd’hui. La neutralité du net est pour eux une coquetterie...
L’Etat américain n’a pas cherché à contrôler le développement de l’internet en instaurant des barrières à l’entrée, donnant la priorité comme toujours à la l’expansion de la technologie, avant toute autre préoccupation. Les agrégateurs ont eu carte blanche pour dominer l’internet tout comme Rockefeller l’avait eu en son temps pour dominer le pétrole, peu importe les effets secondaires. Les Etats-Unis sont enclins à rester bienveillants avec le privé au nom de la liberté d’initiative. Il faut vraiment qu’il dépasse les bornes pour motiver une intervention. Ainsi, tant qu’il n’y a pas hausse des prix, le monopole pour eux reste à prouver. Rockefeller faisait baisser les prix de l’énergie, Microsoft de l’informatique et les agrégateurs de toutes sorte de biens digitaux ou autres. Les effets secondaires sont le prix à payer de la priorité donnée à l’initiative privée: absence de protection des données, absence de protection des avantages acquis (copyrights), décimation de secteurs entiers de l’économie (presse).
La vision de l’internet pour les américains est celui de la libre concurrence, qui propulse le progrès. Il est facile de lancer une affaire internet, depuis le territoire US ou de l’extérieur, les contrôles sont faibles, les barrières à l’entrée limitées. Cet internet est facteur d’innovations et explique les nombreuses sociétés SAAS qui forment un écosystème avec les opérateurs cloud. La technologie représente 39 % de l’indice S&P 500 aujourd’hui.
En revanche, l’Etat américain considère le monde comme son terrain de jeu et laisse peu de mou aux autres pays pour contrôler leur propre internet. D’une part, les américains (particuliers et entreprises) sont imposables aux Etats-Unis, quel que soit le lieu d’exercice de leur activité, tant à l’intérieur des Etats-Unis qu’à l’extérieur. Les recettes fiscales ne sont pas partagées. D’autre part, les données collectées par les entreprises américaines en dehors de leur territoire sont considérées comme leur appartenant, servant à enrichir leurs algorithmes et au passage donner un droit de regard sur les données à la première puissance mondiale...
L’internet tend à devenir une propriété des Etats-Unis tout comme les mers dominées par leurs vingt porte-avions. La supériorité technologique s’appuie sur un effet d’échelle de 330 millions d’habitants au niveau de vie aisé. Les Etats-Unis on tendance depuis quelques années à se retirer de l’accord tacite de Bretton Woods, faute d’un ennemi à abattre: alliance militaire contre l’URSS contre ouverture des frontières US et protection des mers. Il est logique que le modèle d’internet à l’américaine, qui a prévalu jusqu’à présent, soit sérieusement remis en cause par les grandes puissances mondiales, inquiètes d’une domination sans réciproque. La neutralité du net est un mythe, il est temps de s’en rendre compte ! Pourquoi laisser conquérir un tel enjeu stratégique ? Quel pourra être le nouvel ordre mondial qui ressortira de cette prise de conscience ?
Le naufrage de l’internet européen
L’Europe est mal à l’aise avec l’internet pour les raisons suivantes:
l’internet est une révolution, l’Europe compte tenu de son passé historique sanglant est plus à l’aise avec les évolutions que les révolutions. Le moteur de la construction européenne est la peur des conflits, la volonté de construire un monde moins pire (à contraster avec la recherche du bonheur intégrée dans la déclaration d’indépendance américaine). Ce n’est pas un terreau favorable à l’innovation, en particulier une innovation si disruptive pour l’ordre existant.
L’information c’est le pouvoir et le pouvoir c’est l’Etat. L’Europe est passée à la démocratie tout en gardant des traces de son passé monarchique/impérial. Le contrôle de l’information en fait partie, notamment par les médias traditionnels. L’internet est en conflit ouvert avec cette vision centralisée, donnant à chacun le pouvoir de s’exprimer. Regardons par exemple l’histoire contrastée des médias aux Etats-Unis et en Europe. Voici un extrait de l’article de Wikipedia: Histoire de la presse écrite en France:
Conscient du pouvoir que représente la diffusion des écrits, la royauté a toujours veillé à exercer un contrôle rigoureux. Le roi de France Louis XI crée une Poste royale en 1462. Auparavant, les nouvelles circulaient grâce à des manuscrits, ou à des feuilles imprimées occasionnelles. Les premières répondaient à un besoin croissant d'information des banquiers et des marchands italiens et allemands, tandis que les secondes permettaient aux imprimeurs d'étendre leur marché au-delà de celui du livre et de répondre à une attente grandissante des lecteurs. Ces feuilles volantes restaient occasionnelles, même si parfois elles formaient des séries numérotées.
Sous l'Ancien Régime, faire paraître un journal impliquait avoir obtenu un privilège et une autorisation préalable. C'était le cas notamment du premier grand périodique français, La Gazette : son rédacteur, Théophraste Renaudot, avait obtenu dès 1631 un privilège royal l'autorisant à publier, grâce à l'intervention du cardinal de Richelieu.
Au cours du xvie siècle, des publications de nouvelles commencèrent à voir le jour, sous forme d'occasionnels relatant des batailles, la visite d'un important personnage, ou de « canards », faits-divers plus ou moins arrangés destinés à effrayer un peu le bon peuple. Ces brochures mettent en scène de mauvais catholiques : magiciens, usuriers, etc., qui périssent, souvent punis par le diable. Au siècle suivant, diverses séries de publications plus ou moins régulières, hebdomadaires ou bimensuelles, apparurent, colportées par les courriers postaux qui quittaient les grandes villes une fois par semaine. Elles naissent dans les villes allemandes, dans les Pays-Bas autrichiens et dans les Provinces-Unies et passent ensuite en Angleterre, en France, en Italie et dans le reste de l'Europe. Elles contenaient en général des informations concernant la politique extérieure et les guerres, laissant la politique intérieure de côté, ce qui s'explique par le très grand contrôle que le pouvoir s'efforça d'exercer dès le départ sur la presse...Au cours du xviie et du xviiie siècle, la presse acquit droit de cité et suscita progressivement l'intérêt du public. Cependant, hormis en Grande-Bretagne et dans les Provinces-Unies, elle subit une très stricte censure et faisait dans chaque pays l'objet d'un monopole concédé par l'État, ce qui explique son impossibilité à être critique, et la persistance de nouvelles manuscrites et de multiples publications clandestines...Le 10 septembre 1915, Le Canard enchaîné est créé "en riposte" à la censure et la propagande, mais végète financièrement. Le 29 novembre 1916, pastichant les jeux, les concours, les référendums proposés par la presse, il lance un référendum pour l'« élection du grand chef de la tribu des bourreurs de crâne ». Il utilise un langage codé : antiphrases, démentis qui valent confirmations, phrases à l'envers, faisant du lecteur un initié, presque un complice.
La révolution française a inscrit dans la constitution le principe de la liberté de la presse mais ce droit a été régulièrement bafoué par la suite. Le contrôle de la presse a été suivi par le contrôle de la radio (France Inter) puis de la TV (chaines publiques) puis même de l’informatique: plan Calcul, le minitel. Tout média devenait un canal à contrôler pour les pouvoirs en place. L’histoire de la presse américaine est aux antipodes: la presse a été un instrument de déstabilisation du pouvoir en place (les anglais) par les insurgés. Puis la constitution au travers du 1er amendement a institué la liberté de la presse:
Le Congrès ne fera aucune loi concernant l'établissement d'une religion ou interdisant le libre exercice de celle-ci, ou restreignant la liberté d'expression ou de la presse, ou le droit du peuple à se réunir pacifiquement et à demander au gouvernement de réparer ses torts.
La presse américaine puis la TV, avec des réseaux privés, se sont organisées indépendamment du pouvoir fédéral. L’épisode du Watergate et la démission de Richard Nixon montre bien l’importance de l’indépendance de la presse aux yeux du public. La presse aux Etats-Unis représentait un quatrième pouvoir indépendant de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. En Europe, elle faisait partie implicitement des trois premiers pouvoirs. Les Etats-Unis étaient prêts à embrasser un cinquième pouvoir sans le contraindre, celui de l’internet, alors qu’en Europe, la rupture était trop forte face à l’ordre existant. Attention: cela ne veut pas dire que l’Etat américain ne cherche pas à contrôler l’information, il le fait férocement, peut être plus que les autres états, en aval par la surveillance de ses citoyens, justement parce qu’il ne peut pas la contrôler en amont, par les canaux médiatiques traditionnels. Il y a juste un équilibre des forces plus prononcé qu’ailleurs
Tiraillé entre sa culture et son idéal démocratique, l’Europe a laissé progresser l’internet, rassurée par l’idée de neutralité qu’il inspirait, sans réaction et sans stratégie, comme elle avait laissé Gengis Kahn l’envahir au XIII ème siècle. Le marché européen est fragmenté, ne serait-ce que par l’obstacle de la langue et c’est un sérieux handicap pour créer un champion européen. Les sociétés américaines s’en sont données à coeur joie et occupent désormais le terrain, tant au niveau des infrastructures que des applications, avec des effets d’échelle quasi impossible à répliquer. La géopolitique de l’internet pose un triple problème pour l’Europe:
Elle passe à côté d’un vecteur de croissance important pour l’économie, magnifié par la pandémie de Covid-19, et des recettes fiscales correspondantes, les américains étant peu partageurs de ce point de vue.
Elle contrôle de moins en moins l’information. Les données sont ingurgitées et recrachées sous forme de produits par de grandes usines à données comme Google ou Facebook, sans aucun contrôle gouvernemental. Une révolution peut se fomenter par réseaux cryptés et se répandre comme une trainée de poudre favorisée par des algorithmes étrangers. La surveillance des conversations est rendue plus difficile au fur et à mesure que les réseaux mutent vers le digital ( la voix devient une donnée avec la 4 G) et que le cloud remplace l’infrastructure traditionnelle fournie par des européens (Alcatel, Ericsson, Nokia)..
...Et cette information part aux Etats-unis. Les sociétés américaines ont une vision globale de leur service. Les données proviennent de partout et sont consolidées pour rendre plus performants les algorithmes. Et comme l’Etat fédéral U.S. a un droit de regard sur les données, cela comprend aussi celles sur les citoyens européens.
L’Europe et les pays la constituant ont deux préoccupations: reprendre une partie du pouvoir que confère l’internet à leurs citoyens et empêcher que ce pouvoir soit manipulé par la première puissance mondiale: les Etats-unis. Cela explique la série de directives et actions entreprises par l’Europe ces dernières années, louables à priori mais qui cimentent l’échec numérique européen:
La directive sur les droits d’auteur et le droit voisin du 24 juillet 2019. L’Autorité de la Concurrence la définit ainsi:
Cette directive vise à redonner du pouvoir à la presse(et donc aux Etats européens) par rapport à leurs citoyens et aux grandes plate-formes américaines Google et Facebook. Son caractère bureaucratique mésestime complètement le pouvoir des agrégateurs, pouvoir tiré de leurs milliards d’utilisateurs et non pas des articles de presse qu’ils véhiculent. Google et Facebook n’ont pas besoin de la presse, c’est exactement l’inverse. Il n’y a aucune négociation possible dans un contexte aussi déséquilibré. Seule, la coercition peut fonctionner et c’est ce qui est en train de se passer avec l’intervention de l’Autorité de la Concurrence. En attaquant les grandes plate-formes sous le prétexte d’abus de position dominante (pas évident quand la concurrence est à un clic), on ouvre la voie vers une taxation de celles-ci pour subventionner la presse. Les effets secondaires sont négatifs pour le numérique: une plate-forme européenne qui voudrait se constituer doit maintenant négocier avec la presse pour afficher son contenu. Autant dire qu’il n’y aura pas de plate-forme européenne, le coût est désormais trop élevé, une menace de moins pour les plate-formes américaines...
Le RGPD, qui date de 2016, tire son origine de la réalisation par la Cour de justice européenne que le partage de données organisé par l’accord Safe Harbor de 2000 signé entre l’Europe et les Etats-Unis revenait concrètement à une fuite de données vers les Etats-Unis. Les usines à données étant clairement américaines, il fallait leur jeter des bâtons dans les roues et leur rendre plus difficile l’accès aux données, en donnant le pouvoir aux utilisateurs de ne pas partager. L’effet du RGPD est de restreindre le gâteau publicitaire, le ciblage étant plus difficile...et de renforcer l’avantage concurrentiel de Google et Facebook ! Les utilisateurs passant beaucoup plus de temps sur ces deux plate-formes, l’autorisation demandée au départ est amortie sur de multiples visites. Les sites tiers doivent en permanence demander les autorisations, ce qui nuit à l’expérience utilisateur et aux recettes publicitaires programmatiques: les frictions sont moins grandes chez Google et Facebook.
Suite à l‘abrogation du Safe Harbor par la Cour de justice européenne en 2015, un nouvel accord avait été trouvé entre l’Union Européenne et les Etats-Unis en 2016: le bouclier de protection des données (privacy shield). Il autorisait le transfert de données pour les entreprises américaines inscrites sur un registre. Décidément, l’Europe aime se faire hara kiri...La Cour de justice vient de nouveau de prononcer cet accord invalide. Les Etats-Unis n’offrant pas un degré de protection des données semblable à l’europe, les données personnelles ne pourront être transférées. C’est une suite logique du RGPD: si les données sont protégées en Europe, il n’y a aucune raison qu’en voyageant, elles ne le soient plus. Cette décision est majeure, dans le sens où elle oblige les entreprises à travailler localement les données. Quelles conséquences pratiques ? Les entreprises qui n’auront pas de serveurs en Europe seront défavorisées. Devinez quoi ? Ce ne seront ni Google, ni Facebook qui en ont en quantité. Mais les start up qui seront obligés de payer le prix fort (charges sociales incluses) ou de passer par les opérateurs cloud. La différenciation de l’internet repose sur l’exploitation d’une niche précise dans le monde entier. Une entreprise européenne obligée de dupliquer ses fonctionnalités sera en désavantage. Petit a petit, l’Europe (350 m d’habitants sur 7,7 milliards) va sortir du champ de vision des sociétés internet.
Il ne reste plus qu’à taxer pour monétiser la riche base de consommateurs européens. L’Europe s’y emploie avec de nombreux procès pour abus de position dominante, l’intervention de l’Autorité de la Concurrence et des projets de taxation des GAFA. S’il y a un domaine où l’Europe est innovante, c’est celui des taxes...mais cela n’apporte aucune supériorité technologique, la clé du pouvoir aujourd’hui.
En revanche, il manque sérieusement de plan à long terme pour faire avancer un internet plus européen, un internet qui ne peut passer que par l’innovation et un partenariat engagé entre le public et le privé. L’état américain a largement abandonné depuis plusieurs années son implication dans la recherche. Quand on voit comment Elon Musk double allègrement la NASA, on peut se poser des questions...C’est un talon d’Achille que l’Europe pourrait attaquer plutôt que copier la politique neo-libérale de son illustre voisin et mettre des bâtons dans les roues de ses propres sociétés internet ! La technologie, c’est le pouvoir, l’Europe ne l’a pas compris et devient un nain géopolitique. Une autre puissance en revanche a bien compris les enjeux: la Chine.
Le modèle original chinois
La Chine a créé son propre modèle internet dès le début des années 2000, fondé sur la censure et l’exploitation de sa masse d’1,4 milliard d’utilisateurs potentiels:
Alors qu’aux Etats-unis et en Europe, l’internet libérait les populations de l’emprise du pouvoir central, donnant à chacun le pouvoir de s’exprimer (voir mon article Le cinquième pouvoir), en Chine l’internet devenait un instrument de contrôle de la population, par la censure et l’utilisation des données. La Chine avait tout intérêt à laisse prospérer des géants capables de lui fournir les données nécessaires à l’exercice du pouvoir: c’était faire d’une pierre deux coups, prospérer et surveiller C’est pourquoi la Chine a tout de suite eu la stratégie d’un internet marchand: tant que les populations font du commerce, ils ne pensent pas à se révolter...et par leurs achats, ils se dévoilent. Google, Facebook et Twitter sont bannis en Chine alors qu’Ebay et Amazon ont été bien accueilli.
Alibaba (plate-formes marchandes) et Tencent (plate-forme marchande déguisée en réseau social) ont su remarquablement tirer parti de l’avantage économique numéro 1 de l’internet: le coût marginal zéro. Appliqué à une population d’1,4 milliard d’habitants, le modèle économique est redoutable, les douves imprenables. Alibaba et Tencent ont mieux compris que les américains la manière de commercer en Chine qui est éminemment sociale. Et ils ont cassé les prix, prenant des commissions de 1 % à 2 % quand les Amazon et Ebay appliquaient le tarif américain. Ce qui était suffisant aux Etats-Unis ne l’était pas en Chine. Le prix était énorme, Alibaba et Tencent l’ont gagné et forcé Amazon et Ebay à abandonner.
De ce fait, la Chine a maintenant un internet marchand sans égal, capable de traiter et régler des opérations en masse, tout en les liant au social (messages, vidéo, etc.). Les Etats-Unis sont dépassés:
A partir de cette supériorité marchande, les chinois ont construit un internet spécifique adapté aux volumes de masse: leur propre cloud, proposé aux marchands, leurs propres moyens de paiement (Alipay, Tencent Pay) à base de QR code, enfin leur propre OS mobile (WeChat et ses superapps) en surcouche d’Android et IOS. Cet internet ne gêne pas vraiment les Etats-Unis car il est lié aux spécificités chinoises, le passage du moyen-âge à l’ère digitale. On peut difficilement imaginer qu’il concurrence les Etats-unis sur leur propre territoire (le reste du monde est une autre question !).
Ce qui est fondamentalement plus gênant, particulièrement dans le contexte actuel, est que les chinois construisent un internet pour les producteurs orthogonal à l’internet construit par les américains destiné aux consommateurs. La crise du Covid a été une illustration que la focalisation du monde occidental sur la consommation au meilleur prix (et son corollaire, la division internationale du travail), l’a éloigné de la production. On ne sait plus produire quand on en a besoin. Ce talon d’Achille est maintenant exploité par la Chine. La chine produit de nombreux biens matériels, elle produit des masques et maintenant avance un internet de la créativité avec TikTok. TikTok est considéré à tord comme un réseau social, c’est une plate-forme de lancement pour les meilleurs talents, qui peuvent atteindre leur cible par algorithme et buzz puis la monétiser. TikTok est remarquable dans la mesure où il s’intéresse au créateur: il comble un vide y compris aux Etats-Unis et devient par la même occasion dangereux, dans la mesure où il peut y étendre la censure chinoise et devenir un instrument de propagande et de propagation de l’Empire chinois au sein même des Etats-Unis.
La pression chinoise a changé de degré. Jusqu’à présent, les Etats-Unis craignaient surtout la surveillance, incarnée par Huawei. Ils redoutent maintenant l’invasion. Ils ont engagé un blocus du premier en interdisant aux fournisseurs sous influence américaine de les livrer tout en bannissant leur équipement 5G du territoire US. Le cas de TikTok pourrait se régler plus simplement par une interdiction pure et simple. La lutte va s’intensifier.
La Chine n’a pas beaucoup d’armes à faire valoir car elle dépend beaucoup du matériel américain pour son infrastructure internet, en particulier de ses semi-conducteurs. Elle est assez faible en conception, s’appuyant sur le standard open source Risk V, valable pour les opérations simples, donc plutôt les puces d’appoint que l’intelligence des systèmes. Elle a deux fonderies (SMIC et HSMC) qui ne gravent qu’en 14 nm, enfin aucun équipementier sérieux qui permettrait de développer une fabrication interne indépendante des américains.
La Chine a récemment établi un grand plan pour les infrastructures digitales. Sa chance est l’open source qui ne connait pas de frontière et pourrait permettre à long terme de développer Risk V pour en faire une alternative à ARM voir Intel. La contrainte restera la fabrication qui risque fort d’être dépendante des équipementiers occidentaux. La Chine pourrait alors rester forte sur l’infrastructure, ne nécessitant pas les densités les plus fortes mais abdiquerait à l’occident le matériel haut de gamme, par exemple les smartphones de dernière génération.
Mais là n’est pas l’essentiel. J’ai examiné dans mon article Conteneurs, legos et Web 3.0comment les opérateurs cloud finissaient par concentrer le pouvoir de l’internet, l’ensemble des applications s’emboîtant les unes dans les autres mais ayant besoin du nuage pour voyager. Avec Alibaba et Tencent, la Chine est en train de construire deux opérateurs cloud d’envergure capables de porter une infrastructure transactionnelle sans égale. Les Etats-unis cependant n’ont pas toutes les billes vis à vis de la Chine. Cette dernière tient Apple qui y réalise 25 % à 30 % de son chiffre d’affaires et représente un levier pour les négociations. Cela devrait conduire à un Yalta pour le partage du reste du monde entre ces deux puissances, les lignes de démarcation étant de plus en plus marquées entre elles.
Reste du monde: la résistance
Les Etats-Unis et la Chine représentent environ 1,7 milliards d’habitants, 6 milliards de personnes restent à conquérir. Ces deux puissances n’ont pas attendu pour agir. Les conquérants se nomment Facebook, Google, Microsoft, Apple, Amazon, Netflix pour les Etats-Unis et Alibaba/Tencent ou ByteDance pour la Chine. Ils ont leurs spécificités: l’internet américain est adapté aux économies déjà avancées, l’internet chinois aux économies n’étant pas passées par l’étape de la grande distribution et des paiements organisés par carte. Le revers de la médaille est que l’internet est beaucoup plus centralisé qu’autrefois réparti sur deux OS: Android et IOS, tournant sur des parcs de serveurs appartenant aux quelques opérateurs cloud dominants. Paradoxalement, au moment où l’internet devient géopolitique, cette concentration est un atout pour les pays tiers:
Il leur est beaucoup plus facile de bloquer un service ou une application: il suffit de l’imposer à l’Appstore ou Google Play Store local au lieu d’avoir à bloquer les flux entrants, ce qui est complexe, impopulaire et souvent contournable. Le blocage n’est pas utilisé contre ses citoyens, pour les museler mais comme arme géopolitique.
Cette possibilité de blocage peut être utilisée comme levier pour valoriser sa base d’utilisateurs et organiser un partage de la valeur ajoutée. Dans un monde de coût marginal zéro, la valeur provient en effet de la base d’utilisateurs. Chaque pays a désormais sa carte à jouer pour la valoriser, même si sa technologie est peu avancée.
L’Inde montre la voie. Facebook, en 2014 avait fait une tentative d’invasion de l’internet indien avec Free Basics (anciennement nommé internet.org). Le principe était simple: Facebook offrait l’accès internet gratuitement aux indiens en échange d’un contrôle sur les applications, schématiquement, la mise en avant de Facebook. The Guardian analysait l’offre comme suit:
A quoi ressemblait Internet.org : une plate-forme de fortune qui ne permettait d'accéder qu'à 36 sites marqués et à Facebook, qui était naturellement le seul réseau social disponible. Il y avait une application météo, trois sites consacrés aux questions féminines et le moteur de recherche Bing. L'internet dépouillé de Facebook rappelait les anciens moteurs de recherche qui répertoriaient les premiers sites web sur une seule page, quand ils étaient suffisamment petits pour être classés par catégorie, comme les livres dans une bibliothèque.
Il était alors suffisamment petit pour être classé, comme les livres dans une bibliothèque. Il était essentiel que Facebook décide lui-même des sites à inclure sur la plateforme. La société avait positionné Internet.org comme une entreprise philanthropique - soutenue par les déclarations nobles de Zuckerberg selon lesquelles "la connectivité est un droit de l'homme" - mais elle a conservé le contrôle total de la plateforme.
A l’occasion de cette tentative qui a duré deux ans avant d’être finalement rejetée, l’Inde a pu mesurer que la stratégie de Facebook n’était pas un cadeau, mais un redoutable calcul économique, qui appliqué à 1 milliard d’utilisateurs pouvait faire merveille..pour Facebook. Plutôt que de laisser Facebook utiliser cette stratégie, l’Inde a décidé de la prendre à son compte: contrôle et gratuité sont les deux mamelles d’un internet dominant et rentable ! pourquoi laisser à un étranger les bénéfices d’une telle stratégie ?
La stratégie de viser les masses à grande échelle avec des prix bas était une stratégie déjà utlisée par les grands industriels indiens adoubés (aidés) par le gouvernement dans leur entreprise. Que ce soit Tata avec les voitures, Reliance avec le textile ou Infocomm avec les appels téléphoniques, la stratégie est toujours la même: 1/ pratiquer des prix très bas pour rafler un marché de plus d’un milliard d’utilisateurs et amortir aisément un gros frais fixe de départ. 2/ S’assurer la bienveillance du gouvernement pour être le seul en piste pour amortir ce frais fixe. C’est ainsi que parallèlement à Facebook, Reliance Industries, à travers Jio Platform a investi un peu plus de $30 milliards pour construire un réseau entièrement 4G, digital à la base (à l’inverse de ses compétiteurs) pouvant être construit avec de l’équipement banal facile à entretenir, donc un coût variable beaucoup plus faible que les réseaux téléphoniques traditionnels. Jio Platform n’a eu aucun problème pour ses autorisations, poussé même par le gouvernement Modi et a gagné près de 400 millions de souscripteurs.
La deuxième étape est de faire de Jio le point de passage obligé pour faire de l’internet en Inde. Rien de tel que la stratégie de la carotte et du bâton:
Le bâton: l’Inde peut vous exclure pour une question géoplitique quelconque. C’est ainsi que TikTok s’est vu récemment bannir pour une dispute territoriale. Quelest le prochain candidat au bannissement ?
La carotte: si vous financez l’internet indien, par Jio, vous aurez droit à vous brancher à l’API Jio ultra performante et à participer à la monétisation du milliard + d’utilisateurs potentiels. C’est ainsi que Jio a pu obtenir $16 milliards de financement d’une liste impressionnante de prétendants: Facebook (qui a du rabattre ses ambitions), Microsoft, Intel, Google, etc.
L’Inde a ainsi évité de justesse l’invasion que représentait Free Basics, probablement parce que Reliance préparait déjà son plan alternatif (la license avait été accordée en 2010 et le réseau a pu être ouvert à la commercialisation en 2016).
La leçon de l’Inde est qu’il ne suffit pas d’un bâton. Il faut aussi la carotte qui permettra de développer la technologie dans le bon sens, l’API performante qu’est Jio. C’est une leçon pour l’Europe qui peut, avec ses 350 millions d’habitants, montrer le bâton et taxer. Mais où est la carotte, l’API performante qui permet le partage du gâteau ? Gaia X, le cloud européen par exemple, veut jouer ce rôle d’API, mais quelle est sa valeur ajoutée ? Regrouper les infrastructures existantes européennes en un cloud n’apporte pas en soi d’avantage concurrentiel pour gagner les entreprises au cloud européen. Faire oeuvre de patriotisme est bien, convaincre par la performance est une autre histoire...
C’est pourquoi les pays qui veulent exister dans l’échiquier numérique doivent se poser la question du champion: La Chine a Alibaba qui lui a permis de créer un internet original ; l’Inde, après s’être cherchée avec de nombreux candidats (Paytm, Zomato, etc.) a Jio qui devient un point de passage obligé et une manière de contrôler l’évolution de l’internet local. Ces deux champions ont un véritable avantage concurrentiel. Le cas de Jio est plus instructif pour le reste du monde car l’Inde est plus ouverte au monde extérieur que la Chine. Il montre qu’une voie intéressante à creuser est la création d’une API nationale reliant l’internet “externe” à sa population. Plus l’API sera réussie, plus l’internet local prendra son essor…Une piste à creuser pour l’Europe, mais quel candidat ?
Bonnes vacances,
Hervé