Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Power Game va prendre ses quartiers d’été avec des articles occasionnels. Je vous souhaite un bon été.
La vocation de l’internet au départ était le grand partage: n’importe qui pouvait raconter n’importe quoi à destination de n’importe qui. Aucune entité ne devait s’interposer pour empêcher la parole ou la capter au détriment des autres. C’était la fin des experts, porteurs de la parole officielle. La fameuse neutralité du net était le garant d’un internet démocratique et décentralisé. D’après Wikipedia:
La neutralité du Net ou la neutralité du réseau est un principe devant garantir l'égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet. Ce principe exclut par exemple toute discrimination positive ou négative à l'égard de la source, de la destination ou du contenu de l'information transmise sur le réseau.
Le grand partage n’est pas dans la nature de l’homme, de la sphère privée comme de la sphère publique. L’histoire de l’internet de ces 20 dernières années est celle de la façon dont les états et quelques sociétés privées se sont partagées les dépouilles de l’internet décentralisé. Le temps du Minitel est revenu !
Faire vivre le principe de l’internet décentralisé
A partir du moment où les gens ont commencé à passer du temps sur internet, ce dernier est devenu un sujet commercial. Comment gagner de l’argent sans dévoyer la liberté d’expression soudainement gagnée ? La publicité était le moyen naturel car elle permettait de garder le caractère démocratique de base, celui d’une grande foire à idées. Seulement, le stock d’immobilier publicitaire est devenu soudain si gigantesque que le prix de la publicité s’est effondré entraînant la presse papier dans le gouffre. Cet immobilier étant en plus disséminé, il est devenu difficile pour les annonceurs de trouver les supports idoines pour leurs messages. Avant c’était plus clair: les journaux étaient regroupés par centre d’intérêt et on pouvait mesurer leur audience. D’où l’idée de ne plus s’intéresser au contenu du site mais plutôt au comportement de l’internaute. La technologie permettait maintenant de tracer son parcours sur le web grâce aux cookies. Les sites se sont regroupés en réseaux capables de pister l’internaute puis de lui servir le bon message en fonction de son profil de navigation. La contrepartie de l’internet décentralisé était le pistage, seul capable de rentabiliser un immobilier aussi disparate avec de la publicité. La mutualisation permettait à la publicité de survivre à l’internet. La nature ayant horreur du vide, les grands sites internet se sont emparés des réseaux ou ont constitué le leur pour prendre la meilleure part du gâteau. La captation a remplacé la mutualisation, mais en partie seulement car les grands sites prélevaient juste un préciput sur le bénéfice global du réseau. Les grands sites en question étaient d’abord AOL et Yahoo, puis dans un deuxième temps Google et Facebook. L’ensemble des parties arrivaient à vivre de cet arrangement. Par rapport aux deux premiers Google et Facebook avaient un avantage: ils connaissaient le client qui s’identifiait sur leurs propriétés. La publicité pouvait alors être plus efficace. Google et Facebook avaient le modèle économique idéal pour ravir la plus grosse part du gâteau: audience+ciblage. Ce qu’ils ont fait, tout en préservant l’écosystème gratuit, le tournant simplement à leur avantage: sans une foison de sites à trier, Google ne serait pas nécessaire. Apple a également contribué à perpétuer le système gratuit pour en tirer la meilleure part: l’App Store. Le succès de l’iPhone est dû principalement à l’App Store et ses millions d’applications gratuites, financées par la publicité. Apple respectait l’écosystème gratuit, ne prélevant sa taxe de 30% que sur la vente de biens digitaux. Il n’était pas ennemi de ses intérêts, pouvant faire levier comme Google et Facebook sur l’internet démocratique gratuit pour mettre en avant ses propres produits.
Le nouvel environnement
L’internet crée un cinquième pouvoir. Marc Zuckerberg l’a bien compris et exploité. Son discours a l’université de Georgetown en 2019 le prouve:
Le fait que les gens aient le pouvoir de s'exprimer à grande échelle constitue un nouveau type de force dans le monde - un cinquième pouvoir aux côtés des autres structures de pouvoir de la société. Les gens n'ont plus à compter sur les gardiens traditionnels de la politique ou des médias pour faire entendre leur voix, et cela a des conséquences importantes. Je comprends les inquiétudes concernant la centralisation du pouvoir par les plateformes technologiques, mais je pense que le plus important est de savoir à quel point ces plateformes ont décentralisé le pouvoir en le mettant directement entre les mains des gens.
Facebook vit du cinquième pouvoir, son objectif est de le faire perdurer tout en le monétisant. Si le secteur privé s’accommode très bien du cinquième pouvoir, pourvu que cela rapporte, il n’en est pas de même de l’Etat souverain qui a déjà fort à faire pour contrôler le 4ème (la presse). L’Europe a sonné le premier coup de butoir avec le RGPD coupant les sites de leur financement (la monétisation des données) et le deuxième avec la directive copyright, pour regonfler le 4ème pouvoir au détriment du 5ème. C’est logique, le Minitel était une invention française, pourquoi décentraliser alors qu’on peut centraliser ? L’Europe, toujours à la pointe de l’innovation en matière de réglementation a donné des idées aux autres nations: la protection des données privées devient une priorité. C’en est fini de l’internet gratuit. Le magot est à prendre par les grandes plateformes suffisamment établies maintenant pour étouffer la compétition potentielle. Apple tire le premier pour plusieurs raisons:
Son business publicitaire est tout petit, son réseau embryonnaire. Il aimerait prendre sa part du gâteau. Pourquoi ne pas tuer les réseaux de Google et Facebook pour essayer de faire triompher le sien.
Apple est d’autant plus motivé quand il voit qu’Amazon est en train de construire un business publicitaire géant: $80 milliards annuel de pure marge, en croissance de 57%, encore mieux qu’AWS.
Sans réseau publicitaire, Google et Facebook collecteront moins de données et perdront une partie de leur supériorité sur le ciblage. Cela les fragilise par rapport à Apple.
Facebook fait de plus en plus la loi sur l’App Store, dirigeant les utilisateurs de son réseau sur les apps qui font de la publicité dans le fil d’actualité. Apple se sent doublement lésé: il se voit ravir la découverte des apps et en plus ne monétise pas celles qui vivent de la publicité !
Apple la joue politiquement correct: le partage des données nuit à votre santé. Il interdit les cookies dans Safari puis rend plus difficile le partage des données entre applications sur l’IPhone. Apple ne prélevant rien sur les recettes publicitaires gagnées par les développeurs au travers de l’App Store, il préfère que les développeurs monétisent autrement, lui versent la taxe de 30% ou alors utilisent sa propre version du réseau. Google est gêné par la stratégie d’Apple car il ne veut pas apparaître comme un glouton engouffrant les données privées. Il suit donc Apple dans sa stratégie sur Chrome et Android. Le grand partage est à reconstruire sur de nouvelles bases ou condamné à disparaître. Il y a des conséquences immédiates.
L’essor du e-commerce
Les sites tiers, ne pouvant plus se financer par la publicité, vont devoir trouver d’autres moyens. L’e-commerce semble être une voie naturelle: au lieu d’aider les autres à vendre, il faudra s’aider soi-même et vendre ce qu’on peut. Ce chacun pour soi change la nature du commerce:
tout média devient un commerce et tout commerce devient un média. Il n’y a plus de séparation.
les pourvoyeurs d’infrastructures d’e-commerce vont faire fortune, en particulier ceux qui créent des systèmes de paiement low code ou no code.
Le prix de la publicité va monter avec la raréfaction des supports. Il va falloir trouver d’autres moyens pour envoyer des messages publicitaires, faire preuve d’imagination, revenir probablement sur les infrastructures physique ou établir des passerelles entre monde réel et virtuel.
Les fournisseurs de contenu médiatique ont une opportunité unique pour augmenter leur emprunte dans le e-commerce.
Verticalisation pour les dominants
La publicité digitale est un secteur particulièrement lucratif pourvu qu’on ait l’audience et les données pour cibler. A l’époque du grand partage, il suffisait d’avoir l’audience pour construire un business publicitaire, les données étant mutualisées. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, il faut aussi avoir les données. Cela va impliquer une course aux données de la part des sites à grande audience et pour ce faire l’augmentation du nombre de services propriétaires. Toute prestation sous-traitée sera une perte de données. Les conséquences sont importante. L’internet se transforme en tours d’ivoire, chacune essayant d’attirer l’internaute puis de le balader indéfiniment entre ses étages. Une bonne tour doit multiplier les étages:
Apple enferme l’utilisateur dès qu’il a passé la porte. Sa stratégie est l’intégration. Tout fonctionne mieux entre deux produits Apple, software ou hardware. Le choix naturel est de rester chez Apple, même si un produit concurrent fait mieux. Pour monétiser sa clientèle (principe de la verticalisation), Apple va proposer toujours plus de hardware et toujours plus de service payant, le tout parfaitement intégré, de la puce à l’application. Les applications concurrentes à succès sont copiées et ajoutées à la panoplie: Apple Music contre Spotify, IMessage contre WhatsApp et Messenger, Siri contre Alexa, etc. Apple va continuer à se refermer sur son écosystème, essayer d’éliminer le moteur de recherche Google, lui substituant le sien ainsi, collectant ainsi un maximum de données pour organiser son propre marché publicitaire avec pour cible le milliard et demi de possesseurs d’IPhones, les catégories de population les plus riches. Les laissés pour compte de Big Brother seront les créateurs condamnés à la taxe de 30 % après avoir payé Apple pour être en bonne position sur l’App Store.
Google est le modèle horizontal par excellence, essayant de gagner en amont de chaque transaction, qu’elle se produise sur ses propriétés ou sur d’autres. Le moteur de recherche, un véritable monopole en est le moyen. Google doit faire oublier que son moteur de recherche est un monopole, d’où Alphabet (diversion) et un modèle économique ostensiblement ouvert prônant l’open source. Android par exemple n’a pas la même vocation qu’IOS et le Google Play Store n’a pa la même vocation que l’App Store. Google cherche juste à rabattre le maximum de gens vers le moteur de recherche avec des points de contrôle à minima. La manœuvre d’Apple oblige Google à intégrer d’avantage pour collecter plus de données . Le moteur de recherche qui était au départ une gare de triage pour les sites internet tiers devient endogène. Il donne de plus en plus la réponse par un snippet et non plus un lien: l’utilisateur reste dans l’univers Google. De même Google va proposer maintenant la transaction sur ses applications avec Google Shopping. La balkanisation est un risque pour Google car il se nourrit de données extérieures à lui. En Chine, Baidu a été la grande victime de cette balkanisation.
Facebook fait un grand pas dans l’intégration avec le shopping. Même si le ciblage publicitaire de Facebook se trouve dégradé par rapport à la situation ex ante, il reste le meilleur s’appuyant sur le comportement quotidien de 3 milliards de personnes. Des lors, l’intégration avec le commerce a un sens. Ce que Facebook va perdre en ciblage, il va le récupérer en commissions sur les transactions. Et il restera le meilleur rabatteur de e-commerce, même si le niveau général va baisser.
Microsoft a un grand avantage. Il est dans l’entreprise, grâce à Windows. Cela lui a permis d’opérer une mutation vers le cloud et de faire de ce dernier un point d’intégration pour toutes les fonctionnalités informatiques de l’entreprise. Ses produits ne sont pas les meilleurs, mais ils sont à portée et après tout, il vaut mieux se tromper avec Microsoft qu’avec un vendeur tiers. Microsoft a racheté Github pour se donner une légitimité auprès des développeurs…mais aussi pour être au taquet sur tout ce qui peut être copié (exemple de Slack et Zoom copiés par Teams).
Tous ces géants jouent l’ouverture, car ils sentent bien que la boite de Pandore a été ouverte avec l’internet 1.0, mais ce n’est de plus en plus que façade.
Le clash règlementaire
La fin du grand partage renforce les forts, ceux qui ont déjà des données, peuvent et vont ajouter des services pertinents, collecter encore d’avantage de données et les monétiser par la publicité, leur donnant d’avantage de moyens, etc. Ces sociétés sont déjà des points de passage obligés. Google est une taxe sur la curiosité, Facebook sur le temps à perdre, Amazon sur le matérialisme, etc. Ces situations vont devenir extrêmement problématiques si elles faussent la concurrence, chaque plate-forme s’arrangeant pour mettre en avant ses propres produits. Quand la plate-forme horizontale devient verticale, la Commission de la concurrence se rapproche, les ennuis commencent. Il faut s’attendre à une montée en puissance des restrictions sur les grandes plates-formes afin de casser leur intégration…ou leur monopole horizontal. Apple peut se targuer d’être l’exception puisqu’il n’a que 20% du marché du smartphone, mais il a 100% des riches, la partie convoitée. Il y aura du sang sur les murs, les GAFA vont devoir faire des concessions tangibles dans ce nouvel environnement pour choisir leur camp: vertical ou horizontal.
Des ponts, pas des murs
Les tours d’ivoire vont engendrer de la méfiance. Personne n’aime se sentir prisonnier d’un service, la pression va monter. Zoom a pu s’imposer comme leader de la visio-conférence en adoptant un modèle ouvert “plug & play”, ses concurrents établis comme Skype, Google Meet ou WebEx cherchant à enserrer les utilisateurs dans leurs filets par une inscription obligatoire. La simplicité paie. Dès lors, il faut chercher les futurs succès dans les entreprises qui adopteront un contre-positionnement, c’est à dire un modèle “plug & play” et non plus “lock in”, compatible toutes plateformes, plus même un modèle promu par les plateformes dans leur propre intérêt. La stratégie du contre-positionnement, développée par Helmer Hamilton dans son livre 7 powers y est ainsi résumée:
Un nouveau venu adopte un nouveau modèle d'entreprise supérieur que l'opérateur historique n'imite pas en raison des dommages anticipés à son entreprise existante.
Le positionnement contraire adopté par le challenger empêche le dominant de l’imiter sous peine de détruire ce qui fait sa propre force.
Je vois d’ores et déjà deux développements possibles:
le multi-cloud hybride: les entreprises vont continuer à faire leur transition vers le cloud pour diminuer leurs coûts et programmer plus efficacement. Les premiers à adopter le cloud se sont mis entre les mains d’un fournisseur unique, la transition étant déjà suffisamment complexe. Ils voyaient surtout les grands avantages du cloud par rapport à l’informatique sur site mais pas les risques possibles: la difficulté pour sortir en cas de problème chez le fournisseur. L’histoire récente d’OVH ne peut que renforcer cette crainte, au moment où les plateformes cloud cherchent à enfermer de plus en plus leurs clients. Les dominants voient clairement la menace et proposent des solutions multi-cloud, leur idée étant de rabattre le maximum de programmes sur leur propre cloud. Google a été un précurseur avec Kubernetes, cherchant à être une alternative à AWS et Azure. Un indépendant sera plus crédible. Un bon nombre d’acteurs se déploient pour rendre le multi-cloud facile à mettre en oeuvre: Salesforce (programmation), OpenShift (containérisation), Okta (sécurité), Box et DropBox (stockage), DataBricks (analyse de données), etc. Salesforce est une illustration parfaite de mon article précédent Un train peut en cacher un autre. X est le service marketing sous forme d’abonnement, Y est la plateforme de développement multi-cloud lancée en 2009 qui permet de développer et déployer ses programmes grâce aux briques de lego proposées sur la plate-forme AppExchange. La croissance à venir sur le cloud est à chercher du côté des sociétés qui faciliteront l’approche multi-cloud.
les paiements: une monnaie est à la fois un instrument d’échange et un étalon de valeur. Elle fait le lien entre deux bien qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre, en l’occurence entre deux tours d’ivoire qui cherchent à enfermer leurs utilisateurs. La monnaie internet ne peut que prendre de la valeur dans un contexte où tout devient payant (moins de publicité) et où les créateurs veulent échapper à l’emprise d’une plate-forme unique et à ses risques, notamment celui de la censure subite. Comme pour le multi-cloud, les grandes plateformes ont chacune créé leur propre monnaie, l’idée étant de ramener les utilisateurs tiers dans son écosystème: Apple a créé Apple Pay et n’autorise pas de moyen de paiement alternatif dans l’App Store. C’est la position maximaliste qui n’est possible que parce qu’Apple n’a que 20% du marché du smartphone. Google a créé Google Pay, Amazon a créé Amazon Pay et Facebook a créé Diem. Il faut chercher du côté des indépendants les futures pépites. Le marché du paiement comptant en Occident est largement occupé par les grandes plate-formes. Il existe cependant quelques challengers comme PayPal, Square ou Shop Pay, ce dernier ayant conclu deux beaux accords avec Facebook et Google. Ce marché est néanmoins encombré. La bataille va se jouer maintenant sur le crédit qui est une autre forme de monnaie: plusieurs établissements sont sur les rangs qui devancent les plateformes: Afterpay, Klarna et Affirm notamment. Leur stratégie va consister à créer des ponts entre les plateformes tout comme Shop Pay l’a fait pour le paiement comptant en passant des accords de partenariat. Déjà Klarna et Afterpay ont signé avec Google, Affirm est avec Shopify, lui même étant maintenant partenaire de Google et Facebook.
Dans un univers plus vertical, il faut chercher les entreprises qui font une seule chose très bien et sont adoptées en dehors des grandes plateformes. Leur succès oblige alors ces plateformes à les adopter. L’exemple chinois est instructif. Là bas, le cinquième pouvoir n’a jamais eu sa chance et l’internet s’est construit verticalement avec deux plateformes: Alibaba et Tencent qui ont abusé des clauses d’exclusivité. L’histoire montre que la verticalisation ne paie pas. Alibaba et Tencent dominants il y a dix ans sont maintenant rattrapées par Meituan, Pinduoduo, Jd.com, Didi..et les autorités antitrust. C’est une leçon pour les grandes plateformes occidentales qui feront bien de se battre pour un internet plus ouvert.
Bonne fin de semaine,
Hervé