Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris la règle du jeu
Du Washington Post (25 septembre 2019):
SEATTLE - Amazon a un plan pour s'assurer qu'Alexa est omniprésent dans nos vies en ajoutant l'assistant vocal aux lunettes, aux oreillettes sans fil et à un anneau noir brillant.
Ces accessoires ne sont que quelques-uns des nouveaux produits annoncés par Amazon mercredi dans le cadre de sa campagne pour faire entrer un peu d'Alexa dans tous les coins de la vie des gens. Mais au fur et à mesure que ces gadgets passeront de la cuisine et du salon des clients à leurs oreilles et à leur visage, l'entreprise devra mesurer jusqu’à quel point les consommateurs sont prêts à faire confiance à Amazon pour protéger leur vie privée…<>…
Parce qu'Amazon n'a pas de smartphone Alexa comme Google et Apple, la société cherche par d'autres moyens à rendre son assistant intelligent omniprésent.
Bref historique des principaux OS
Dans les années 90, Bill Gates a eu une vision: un ordinateur sur chaque bureau. Microsoft a réalisé cette vision avec Windows, qui est devenu le standard, le point de passage obligé pour tout programme désirant atteindre le consommateur ou l’entreprise, quel que soit le PC. Le résultat aujourd’hui est une base installée de 1,3 milliards de PC tournant quasi exclusivement sur Windows. Le smartphone a rendu secondaire le PC avec la vision suivante: un smartphone dans chaque poche. Il y a beaucoup plus de poches que de bureaux: on vend environ 1 milliard de smartphones tous les ans et la base installée est de près de 4 milliards d’appareils. Deux OS se sont imposés: IOS, le haut de gamme intégré à l’iPhone (la miniaturisation favorise l’intégration) et Android, système d’exploitation modulaire, pour les autres smartphones. On est passé d’un monopole (Windows) à un duopole (IOS et Android version Google) œuvrant à une échelle bien plus grande. Windows a créé son monopole sur la standardisation de l’environnement de travail (élément essentiel pour une bonne communication dans un univers plein de frictions). IOS et Android ont créé leur duopole en s’appuyant sur l’App Store et le Google Play Store, offrant l’abondance d’applications au bout des doigts: l’internet ayant aboli les frictions valorise l’abondance. Dominant par le nombre d’applications tournant sur leur OS (2,5 m pour Android, 2 m pour Apple), ils ont laissé sur place le Windows Store (moins de 700 000 apps) et l’Amazon AppStore (500 000 apps), Blackberry ayant jeté l’éponge.
IOS App Store et Android Google Play Store prélèvent leur taxe duopolistique (30% sur toute vente digitale) et seules de très grandes applications peuvent se permettre de ne pas passer par eux (Netflix, Epic Games, Amazon). Cependant de même que Windows a été éclipsé et n’est même plus au centre de l’univers Microsoft, Android version Google et IOS ont aussi leurs menaces:
Les menaces
il y a d’abord l’action possible des autorités antitrust. La commission européenne a ainsi épinglé Google en 2018 car il obligeait les fabricants de smartphones utilisant sa version d’Android (c’est à dire incluant le Google Play Store) à installer par défaut le moteur de recherche Google (amende $5 milliards). Une action antitrust contre l’App Store est également en cours. De TechCrunch (13 mai 2019):
La Cour suprême des États-Unis a statué 5-4 contre Apple lundi sur une affaire demandant si un groupe d'utilisateurs d'iPhone sera autorisé ou non à intenter une action en justice antitrust contre la société concernant ses pratiques App Store. Les propriétaires de l'iPhone allèguent que la commission de 30% d'Apple sur les ventes de l'App Store est transmise aux utilisateurs, ce qui représente une utilisation illégale et déloyale du monopole d'Apple.
Apple avait demandé le rejet de l'affaire, faisant valoir que les consommateurs achetaient leurs applications aux développeurs - et non à Apple. Et ce sont les développeurs qui fixaient les prix. Le tribunal n'était pas d'accord, affirmant qu'Apple a passé un contrat avec les développeurs tiers pour vendre les 2 millions d'applications qui sont en ligne aujourd'hui sur son App Store, en conservant sa commission de 30% sur chaque vente en cours de route.
Apple risque ainsi une amende sur l’App Store et peut être plus. L’histoire montre cependant que les monopoles pâtissent d’avantage d’un changement technologique que des interventions des régulateurs: La domination de Microsoft a été détrônée par une technologie inattendue: le moteur de recherche et non le procès des années 2000. Il est difficile d’arguer que le procès a fait perdre du temps à Microsoft et l’a empêché de voir la menace Google: le Microsoft Network, pâle copie d’AOL est né en 1995 et a essayé de cloner toutes les innovations de l’internet pour les intégrer à Windows, que ce soit Explorer, le navigateur ou MSN Search, le moteur de recherche, etc. La difficulté est venue d’un moteur de recherche qui devenait plus central dans nos vies en ligne que Windows: celui de Google. Cette marginalisation pourrait-elle se reproduire aujourd’hui avec IOS et Android ?
Si une action étatique a peu de chances, à elle seule, de détruire un monopole, elle peut néanmoins l’affaiblir, comme des banderilles affaiblissent le taureau dans l’arène. L’exemple de la Chine est instructif à cet égard: le duopole Apple/ Android y est fragile. Tout d’abord le Google Play Store est bloqué, ce qui annihile l’avantage de Google. Il y a du coup 36 versions différentes d’Android en fonction du fabricant. Aucun OS Android ne sort du lot. En principe, cela devrait donner l’avantage à l’App Store qui lui contient près de 2 millions d’applications pour la Chine. Seulement un compétiteur de génie, équivalent chinois de Steve Jobs a créé la super App WeChat en 2010. Allen Zhang considère la technologie comme un outil pour être plus productif, pas comme un media pour se distraire (Facebook). Appliqué à un réseau social, cela implique une interface minimaliste et efficace visant à réduire les frictions sociales (temps et espace). La publicité est limitée à deux publicités par jour car parasite la relation sociale. Cette conception respectueuse de l’utilisateur a été plébiscitée par les chinois (plus d’un milliard d’utilisateurs de la super app). A côté la base installée d’iPhones en Chine fait pâle figure à 230 millions d’appareils. Tencent, maison mère de WeChat, a tiré profit de cette situation de force pour lancer les mini-programmes en 2017. Ils sont deux ans plus tard au nombre d’1 million ! Afin d’éviter ce qu’on reproche aujourd’hui à Apple, c’est à dire de faire du favoritisme entre les applications disponibles dans l’app store, WeChat n’a pas créé de store. Une application pour avoir de la visibilité doit être plébiscitée par les utilisateurs (pour la trouver, il faut accéder au moteur de recherche WeChat qui trie en fonction des mentions des amis). Cette discipline pousse les mini-programmes à l’excellence. De ce fait, il y a une vraie concurrence pour Apple: WeChat devient un troisième OS menaçant par la qualité croissante des mini-programmes. C’est du pur Clayton Christensen dans le dilemme de l’innovateur : présentés au départ comme un moyen en plus pour atteindre le consommateur, ces mini-programmes gagnent en complexité et finissent par réellement menacer l’App Store. De ce fait l’avantage concurrentiel d’Apple en Chine est beaucoup plus fragile que dans le reste du monde, car reposant presque uniquement sur le hardware.
En dehors de la Chine, le duopole est moins menacé de l’intérieur par une super app. Facebook, WhatsApp ou Instagram pourraient être de potentielles super apps (2,7 milliards d’utilisateurs mensuels combinés). Mais elles ont été conçues d’avantage pour la distraction que pour la productivité avec pour moyen de monétisation la publicité. C’est peu adapté à un OS qui est avant tout un outil. Il ne faut pas chercher non plus du côté de Google: l’application Search pourrait en théorie jouer cette fonction mais cela viendrait directement cannibaliser le Google Play Store installé sur 80% des portables et cela ne serait pas très intéressant d’attaquer Apple sur les 20% qu’il domine (sans compter les risques antitrust).
Donc Apple et Google ont un duopole bien installé sur l’OS du smartphone, en dehors de la Chine et le confortent sur les produits adjacents (montres, tablettes, lunettes, etc.). Un déplacement ne pourra se faire que par une innovation disruptive.
The Verge (23 septembre 2019):
Facebook a annoncé aujourd'hui qu'il fera l'acquisition de CTRL-Labs, une entreprise qui fabrique un bracelet capable de transmettre des signaux électriques du cerveau vers l'ordinateur.
Cet accord, dont la valeur, selon Bloomberg, se situe entre 500 millions et 1 milliard de dollars, est l'acquisition la plus importante que Facebook ait faite au cours des six dernières années, puisqu'il a payé 2 milliards de dollars pour acquérir la société de réalité virtuelle Oculus VR en 2014. Il marque également une augmentation substantielle des investissements dans les ambitions croissantes de Facebook en matière de matériel, car la technologie CTRL-Labs sera utilisée dans les futurs projets de réalité augmentée et virtuelle sur le réseau social.
Cet article est à rapprocher de celui du Washington Post concernant les nouveaux produits d’Amazon. Chacun à leur façon cherchent à créer le nouvel OS. Et c’est logique, les deux sociétés ayant raté le train de l’OS du smartphone.
La stratégie Alexa
Analysons d’abord la stratégie d’Amazon: la société tente d’imposer Alexa, son assistant personnel virtuel comme le nouvel OS. L’exemple des OS précédents montre que pour dominer, l’OS doit constituer un standard, lequel standard se transforme en plate-forme à la fois pour différencier ce standard et le monétiser. IOS est inséparable de l’App Store et Android du Google Play Store. De même Windows servait de plate-forme pour Netscape, Adobe, etc. Pour qu’Alexa devienne un standard, Amazon essaie d’introduire cette petite pièce d’intelligence dans le maximum d’objets possibles, l’idée étant que la communication entre ces objets soit facilitée par un standard unique: Alexa deviendrait l’intelligence ambiante. Amazon n’a pas ménagé ses efforts pour introduire Alexa partout, s’appuyant sur sa force de distribution et allant jusqu’à acheter des fabricants de hardware réputés:
Achat de Ring en février 2018. Ring fabrique des caméras de surveillance et des sonnettes vidéo hauts de gamme. La société a une forte croissance.
acquisition de Eero en février 2019. Eero fournit des points d’accès et répétiteurs wifi, capables d’étendre le signal, sans câble ethernet. C’est intéressant pour Amazon car dans le futur, la technologie pourra être intégrée aux appareils Echo et installée dans toutes les pièces. Le wifi est central dans la maison et est une pièce essentielle de communication pour l’internet des objets, donc pour construire un standard.
Les acquisitions accélèrent l’adoption d’Alexa qu’Amazon poursuit à marche forcée, créant de nouveaux produits (lunettes, anneaux, appareils Echo) et s’intégrant partout où il peut. La force d’Amazon est sa capacité à mener une Blitzkrieg et surprendre ses adversaires. C’est ce que la société fait aujourd’hui avec Alexa annonçant début 2019 une base installée de 100 millions de produits. En soi, ce chiffre n’est guère impressionnant si on le compare à la base installée d’1 milliard d’IPhones (incluant Siri) et 3 milliards de smartphones Android (intégrant OK Google). La supériorité d’Alexa est dans la variété d’appareils l’intégrant: Il y a 150 produits incluant Alexa dont 100 proposés par des fabricants extérieurs à Amazon. Alexa veut devenir le standard de l’intelligence ambiante.
En général, l’avantage concurrentiel d’un OS est cimenté par la plate-forme qu’il construit. Ce sera extrêmement difficile avec Alexa car la voix ne se prête pas du tout à la découverte d’applications. Alexa a 70 000 skills, certainement plus que Google, mais qui s’en sert ? L’effet réseau espéré traditionnellement d’une plate-forme est inexistant ici. Alexa peut compenser en construisant son effet réseau sur la masse de données collectées par l’intelligence ambiante, tournant sur AWS, son propre cloud: plus la masse de données augmente, plus l’intelligence artificielle et performante, ce qui accroît l’utilisation et donc la masse de données collectées. Dès lors Alexa deviendrait le système d’intelligence artificielle le plus performant et répandu, donc le standard doublé de l’effet réseau caractérisant un OS monopolistique. Le potentiel serait encore plus impressionnant que celui du smartphone : l’internet de milliards d’objets. Le fait que l’intelligence artificielle soit étroite et non générale, c’est à dire un automatisme répondant à une fonction précise, renforce l’avantage de celui qui est capable de mettre cet automatisme partout. C’est beaucoup plus efficace que d’essayer de cloner une intelligence générale (type Siri), ce qui ne peut être que frustrant. Alexa est donc sur la bonne voie pour constituer le nouvel OS, en s’appuyant sur son point fort: la distribution.
La stratégie Facebook
Amazon avait complètement raté l’OS du smartphone, car il l’avait bâti sur le e-commerce. Le Fire phone permettait en un clin d’œil de photographier un objet puis d’en obtenir le prix sur Amazon et le commander. C’était certainement très bien pour Amazon, mais moins bien pour l’utilisateur. Le Fire Phone a été un flop. De même Facebook avait fait sa tentative avec le First, un smartphone fabriqué par HTC. Le First mettait en avant Facebook, l’OS devait être social avant tout. Le First a également été un sévère échec.
Marc Zuckerberg n’a pas abandonné son rêve de créer un nouvel OS, tout comme Jeff Bezos. Mais à la différence de ce dernier qui a complètement repensé son OS, Marc Zuckerberg veut rester dans la même veine et créer un OS social, c’est à dire facilitant les relations entre les personnes. Son nouveau vecteur est la réalité virtuelle/augmentée qui nécessitera un autre hardware que le smartphone: un casque de réalité virtuelle pour le salon (remplaçant la TV, selon les dire de Marc Zuckerberg) et des lunettes de réalité augmentée pour la rue (accord entre Facebook et Ray Ban). Pour Marc Zuckerberg, la réalité virtuelle/augmentée est avant tout sociale, elle permet la téléportation, c’est à dire d’authentiques relations interpersonnelles à distance, ce que ne permet pas le smartphone. Dès lors Facebook aurait un avantage naturel sur ce terrain, s’appuyant sur ses puissantes applications Facebook, WhatsApp et Instagram. S’agissant d’un marché nouveau, Facebook (tout comme Apple avec l’iPhone) veut partir d’un hardware qui réplique de la manière la plus fidèle les mouvements sensoriels et l’intégrer à un OS sur lequel des applications tierces pourraient se greffer. Cela explique l’investissement important de Facebook dans Oculus en 2014 puis celui très récent dans Ctrl-Labs; l’objectif est de pouvoir traquer et reproduire digitalement les signaux envoyés par le corps humain, permettant ainsi d’abolir les distances. Facebook veut créer la meilleure intégration hardware/OS pour rendre possible l’impossible: la téléportation. Marc Zuckerberg est persuadé qu’il y’a un large marché pour cela et qu’il pourra constituer un standard consolidé par une plate-forme d’applications. Extrait de la Keynote du 25 septembre introduisant Oculus 6:
Nous travaillons déjà sur le prochain Oculus Quest, et nous voulons nous assurer que tout ce que les développeurs construisent pour le casque d'aujourd'hui est entièrement compatible. En plus d'expédier du nouveau matériel à l'avenir, nous continuerons à publier d'autres mises à jour logicielles pour Quest au fur et à mesure que les développeurs lanceront de nouveaux contenus afin que leur valeur augmente avec le temps en tant que produit VR dynamique.
La vision de Marc Zuckerberg ne manque pas d’ambition mais pourrait se heurter aux obstacles suivants:
Y a t-t-il un marché autre qu’un marché de niche pour le casque de réalité virtuelle ? Certes pour les jeux ou simulations professionnelles, le casque peut être intéressant. Oculus a lancé son premier casque en mars 2016. À ce jour on ne constate pas une franche adoption: 100 m$ seulement depuis l’origine ont été vendus sur la plate-forme Oculus: pas de quoi créer un standard. La vision qu’a Zuckerberg de remplacer la TV par le casque de réalité virtuelle paraît irréaliste. Le temps passé devant la TV avec plus ou moins de concentration est de 5 heures par jour. Il est difficile de s’imaginer chez soi avec un casque 5 heures par jour !
Facebook prévoit de lancer des lunettes de réalité augmentée en 2024/2025 axées sur le social. L’avantage de lunettes par rapport à un smartphone est l’absolue discrétion. Il est probable que Marc Zuckerberg en rajoute: branches lisant les instructions du cerveau par exemple. Cette discrétion peut amener à une sorte d’espionnage, rebutant les utilisateurs, et nuire ainsi à ce que Facebook veut développer: la relation sociale. Apple a plus de chances avec des lunettes AR perçues comme un outil.
Un OS de réalité virtuelle serait bâti sur le graphe social de Facebook pour exploiter les synergies possibles au sein du groupe (cf Facebook Horizon développé en bêta). Le problème évident est que l’OS de réalité virtuelle se rapproche de la partie intime de l’utilisateur: son corps. Comment accepter que Facebook puisse utiliser ces informations d’une manière ou d’une autre dans le cadre du cercle d’amis ?
Le modèle économique de Facebook est la publicité. C’est contraire au modèle économique d’Oculus qui doit d’une part être extrêmement vigilant sur le respect de la vie privée des utilisateurs et d’autre part cibler une clientèle haut de gamme prête à payer pour éviter la publicité (tout comme Apple)
Amazon a une vision plus modeste que celle de Facebook: introduire un petit morceau d’intelligence partout pour nous simplifier la vie. C’est une innovation disruptive à la Christensen qui s’améliore avec un effet de feed-back permanent. Et Alexa fait vendre: 100 millions de produits connectés Alexa ont déjà été vendus, malgré les atteintes potentielles à la vie privée. Les utilisateurs sont prêts à payer ce prix. Facebook a une vision audacieuse mais qui engendre des contradictions avec son modèle économique et pour l’instant à du mal à trouver son marché. Cependant, ne rejetons pas trop vite les idées de Marc Zuckerberg: il est très avancé dans le domaine des cryptos et pourrait bien combiner Oculus et la crypto pour faire un produit innovant respectueux de la vie privée par construction. Si le projet Libra avait du plomb dans l’aile, ce serait un bon moyen de repositionner l’équipe crypto de Facebook.