Les cimetière sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
La réussite des grandes sociétés internet se manifeste par:
des marges brutes très conséquentes par rapport à leurs concurrents traditionnels, même les meilleurs. C’est logique, elles vendent d’abord du logiciel qui est de la pure propriété intellectuelle, donc très margée, la partie matérielle le cas échéant y étant subordonnée.
une forte productivité du fait d’une utilisation interne redoutablement efficace des logiciels. C’est un aspect moins connu mais qui leur permet d’être à cent coudées de leurs concurrents traditionnels.
Au final, ces sociétés grâce à leur maîtrise logicielle réalisent plus de cash-flows, investissent plus et dominent l’économie mondiale. Elles respirent le logiciel, ce qui fait leur différence par rapport à la majorité de leurs compétiteurs. Les tableaux suivant expriment ces deux aspects de leur supériorité par rapport aux meilleurs de leurs secteurs respectifs:
Amazon:
Alphabet et Meta:
Tesla:
Le cas de Tesla semble moins probant mais il faut réaliser qu’il égalise déjà les autres avec beaucoup moins de voitures produites.
Netflix:
Apple:
Microsoft:
Cette supériorité, non seulement en terme d’offre logicielle mais aussi en matière d’intégration logicielle explique pourquoi les 7 magnifiques dominent la capitalisation boursière mondiale. Depuis les années 2010, ils croissent à vive allure, le reste de l’économie stagne, la productivité ne se répand pas au delà de cette brochette d’entreprises, malgré les progrès de l’informatique et du cloud (période 2010/2024):
Austin Vernon en donne une explication plausible: il ne suffit pas de s’équiper de logiciel pour gagner en productivité, il faut que le logiciel imprègne toutes les facettes de l’entreprise. Un seul goulet d’étranglement… et c’est toute l’entreprise qui ralentit, aussi efficace qu’elle soit par ailleurs:
source Austin Vernon blog
Penser logiciel
L’objectif du logiciel est d’augmenter la productivité de l’entreprise, par exemple de passer d’une production de 60 xyz à 90 xyz par heure, en automatisant des tâches. Dans notre exemple, la division B de l’entreprise ne traite que 60 xyz par heure, donc ralentit la production finale à 60 xyz même si les divisions A et C sont plus efficaces dans leur traitement. Faire passer la productivité de la division C de 100 à 120 ne sert à rien, tant que la division B ne peut pas traiter plus de 60 xyz. Quand cependant cette division B augmente sa productivité à 90 xyz par heure, la production finale passe de 60 xyz à 90 xyz.
Dans la vie réelle, c’est généralement le coeur de l’entreprise, la division où se situe son véritable avantage concurrentiel, qui tourne à 60 xyz par heure. Le reste de l’entreprise, plus standard, peut adopter des logiciels externes et ainsi doper sa productivité (RH, marketing, etc). Pour ce qui est spécifique et unique à l’entreprise, le standard ne suffit plus: l’entreprise doit coder elle-même le moteur de son avantage concurrentiel si elle veut gagner en productivité. Les réelles difficultés commencent.
Transformer un modus operandi en 0 et 1
La caractéristique d’une organisation qui fabrique quelque chose d’unique est la part d’indicible (penser artisanat), la proportion de processus tacites intériorisés par les équipes. Or l’informatique ne fait que reproduire ce pourquoi on l’a programmée. Il n’y a pas de place pour le non dit, tout doit être explicité dans les moindres détails. Austin Vernon donne l’exemple suivant pour illustrer le point. C’est un exercice donné aux étudiants du laboratoire de robotique du MIT pour leur faire comprendre la complexité de la programmation. Comment programmer un robot pour faire une tartine ?
1. Prendre une tranche de pain
2. Mettre du beurre de cacahuète sur la tranche
3. Prendre une deuxième tranche de pain
4. Mettre de la confiture sur cette tranche
5. Presser les deux tranches de pain ensemble
Cela donnerait lieu à la situation suivante : vous prenez une tranche de pain, posez le pot de beurre de cacahuète sur cette tranche, prenez une deuxième tranche de pain, posez le pot de confiture sur celle-ci, puis saisissez les deux tranches et les pressez ensemble. Après cela, dites aux élèves que leur sandwich au beurre de cacahuète et à la confiture ne semble pas correct et demandez-leur un nouvel ensemble d’instructions.
L’ensemble d’instructions idéal est bien plus complexe que ce que vous diriez naturellement à un autre humain :
1. Prendre une tranche de pain
2. Ouvrir le pot de beurre de cacahuète en tournant le couvercle dans le sens antihoraire
3. Saisir un couteau par le manche
4. Insérer le couteau dans le pot de beurre de cacahuète
5. Retirer le couteau du pot et étaler le beurre de cacahuète sur la tranche de pain
6. Prendre une deuxième tranche de pain
7. Répéter les étapes 2 à 5 avec le pot de confiture pour la deuxième tranche de pain
8. Presser les deux tranches de pain de manière à ce que le beurre de cacahuète et la confiture se rencontrent
Si programmer la confection d’une tartine est complexe, combien plus le sera la réplication par un programme des tâches à accomplir pour produire un bien. Le risque est de caricaturer le processus, de le rendre rigide et inopérant. Les sociétés qui « pensent logiciel » évitent ce problème en créant des modules logiciel élémentaires, ultra spécialisés, qui se branchent les uns aux autres comme du lego en fonction des besoins. C’est ainsi que fonctionne Amazon par exemple avec ses célèbres « équipes deux pizzas » : c’est une une métaphore pour décrire de petites équipes ultra spécialisées sur le développement de bout de logiciel pour effectuer une tâche unique. Ces équipes communiquent par API (Application Program Interface) et non par visioconférence...Pas de réunionnite et plus de vitesse, c’est le secret de sociétés comme Amazon. Les entreprises cloud (SaaS)ont bien compris cette logique, se spécialisant sur une fonction: Twilio sur les communications, MongoDB sur les bases de données, Cloudflare sur la protection des données…avec une logique Plug and Play. Amazon lui est un grand magasin de logiciels hyper spécialisés: autant d’équipes deux pizzas, autant de logiciels et services qui non seulement vont rendre Amazon plus productif mais aussi qu’il va pouvoir vendre à des tiers.
La difficulté pour la majorité des entreprise est de coder avec efficacité l’ensemble des processus qui font leur avantage concurrentiel. Dans les divisions les plus critiques, les équipes sont particulièrement sollicitées et la coordination implique une coordination orale qui ralentit le processus de production ! Il en ressort généralement un goulet d’étranglement et au final, malgré l’empilement de logiciel, une difficulté à être plus productif. Les 7 magnifiques sont des cas à part, extrêmement difficiles à imiter par le commun des sociétés. Il n’est pas évident pour une société qui produit xyz de se définir comme une société logiciel. Jeff Bezos en 2004:
Amazon n’est pas un détaillant. Nous sommes une entreprise de logiciels. Notre activité ne concerne pas ce qu’il y a dans les boîtes marron, mais le logiciel qui envoie ces boîtes sur leur chemin.
Pour les autres, point d’APIs, il faut continuer à se réunir pour coordonner l’action au sein de chaque service et entre services. Qui dit réunion dit logistique autour de la réunion, scribe, paperasse et politique. L’entreprise de Grand-Papa est toujours là, son manque de productivité aussi.
Du logiciel à l’IA
La relation entre logiciel et IA est difficile à appréhender. Le logiciel suit une approche déterministe, sûre à 100%, l’IA une approche probabiliste. Le premier est limité dans la mesure où il ne fait que répondre à des instructions très précises, la seconde imite le comportement humain en incluant le tacite. Si l’imitation est bonne, elle remplace l’homme, ce que ne peut faire le premier ne pouvant se passer de pilote. Si l’IA a plus de potentiel que le logiciel, ne va-t-elle pas le rendre obsolète et in fine le remplacer ? Cela nécessiterait de complètement repenser l’entreprise. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Il y a à mon sens mieux à faire aujourd’hui. Pour le comprendre, faisons un parallèle avec la robotique.
L’enjeu du robot humanoïde
Extrait de BG2, podcast avec Bill Gurley et Brad Gerstner :
Elon a dit qu’il pense que chaque tâche cognitive pouvant être effectuée par un humain pourra être réalisée par une IA d’ici trois à quatre ans. Si vous croyez cela, la valeur de tout ce travail humain que vous remplacez se mesure en milliers de milliards.
Au lieu de chercher à remplacer le logiciel, il semble plus pertinent et rentable de remplacer le travail fait par l’homme. En effet pourquoi remplacer une approche déterministe par une approche probabiliste plus coûteuse ? Il y a plus à gagner à automatiser avec de l’IA, ce qu’on n’a pas pu faire avec du code.
C’est tout l’enjeu des robots humanoïdes qui sont censés apprendre à utiliser l’appareil de production en place, évitant ainsi aux entreprises de repenser en profondeur toute leur machinerie. Les concepteurs de voitures autonomes (Waymo, Tesla. Zoox…) ont choisi une autre voie qui est de placer le robot sous le capot. Cela oblige à complètement revoir la conception et fabrication des voitures. Une autre voie aurait pu être tout simplement de faire conduire les voitures existantes par un robot humanoïde. Elon Musk a préféré l’intégration pour la voiture autonome, c’est compréhensible car Tesla est d’abord un fabricant de voitures, l’autonomie étant un solide argument de vente. Pour le reste de l’industrie cependant, il propose une solution universelle qui n’oblige pas a changer l’outil de fabrication:
Les agents IA sont des équivalents pour le travail intellectuel des robots humanoïdes pour le travail physique. Ils ne se substituent pas aux systèmes existants (logiciel pour l’administration des entreprises, machines-outils pour l’industrie) mais les font fonctionner et se coordonner, poussant ainsi l’automatisation sans tout changer. Les correspondances ne s’arrêtent pas là:
une fois le robot entrainé, l’inférence exige une représentation digitale, copie conforme du monde physique qui va permettre au robot d’entreprendre les actions souhaitées. Comme l’exprime Jensen Huang, CEO de Nvidia, il faut trois ordinateurs: le premier pour l’entraînement (serveur Blackwell), le deuxième pour l’inférence (Cosmos) et le troisième pour fabriquer une copie digitale de la réalité physique (Omniverse): le cerveau du robot doit être ancré sur le réel par l’intermédiaire du jumeau numérique pour entreprendre ses actions. Mais également pour apprendre…ce n’est pas le problème à trois corps mais à trois ordinateurs, tous mus par des GPU Nvidia bien évidemment.
De même, pour éviter les hallucinations, les modèles de langages cognitifs utilisent un RAG puisant dans une représentation écrite de l’entreprise, au lieu de se nourrir de l’internet. Si la représentation de l’entreprise est bonne, les réponses et actions enclenchées par le LLM le seront aussi. Dans le cas contraire, les hallucinations se multiplieront.
IA et goulet d’étranglement
De même que le robot humanoïde pour la machine, l’IA va se déployer pour actionner les logiciels, coordonner leurs productions, et les interpréter. L’IA peut remplir les vides laissés par le logiciel pour accélérer le tempo de l’entreprise. Ces vides sont les plus importants généralement dans les divisions qui vont produire quelque chose d’unique et ralentir la vitesse d’exécution de l’ensemble (la division B dans notre exemple plus haut). C’est là où la coordination est la plus essentielle, l’erreur ayant un effet dévastateur sur toute l’entreprise avec pour conséquence un besoin frénétique de réunion même pour des tâches à faible valeur ajoutée. C’est là où la part du logiciel est la plus faible car la transposition en 0 et 1 de l’avantage concurrentiel est une vraie gageure.
Le logiciel, pour avoir un réel impact sur la productivité, oblige l’entreprise à se structurer en micro services connectés entre eux par APIs. La plupart des entreprises ne s’organisent pas autour des logiciels mais préfèrent que les logiciels s’organisent autour d’elles. Les entreprises conservent pour la plupart des architectures monolithiques complexes à coordonner. L’IA en revanche prend l’entreprise là où elle en est et va résoudre ses problèmes de coordination pour plus de vitesse. Elle exploite le dit et le non dit par imitation, du moment que les faits et gestes de l’entreprise soient bien transcrits. L’IA traite du non code à l’inverse du logiciel, donc englobe davantage que 0 et 1. Si le contexte de l’entreprise est bien documenté, l’IA peut assurer l'exécution et la coordination de tâches répétitives diverses en puisant dans ce contexte. Le succès de Palantir repose sur sa capacité à représenter de manière structurée et exploitable pour des applications IA toutes les données de l’entreprise. Le contexte ainsi dressé est appelé l’ontologie; on pourrait également le nommer jumeau numérique. L’IA générative n’est plus un bot mais un robot intellectuel interprétant le jumeau numérique de l’entreprise pour définir des actions sur les logiciels de ladite entreprise. Avec la diminution des interactions humaines pour les tâches basiques, les salariés peuvent se concentrer sur les axes stratégiques. Comme une voiture autonome se repère et se déplace dans les rues de San Francisco, l’IA va exécuter les tâches de base de l’entreprise à grande vitesse en se repérant à partir du contexte qu’il lui a été donné. Si une situation inattendue ou complexe se produit, la voiture s’arrête et un humain en prend le contrôle. On peut imaginer la même chose avec l’IA en entreprise. Dès lors, il y a pilotage automatique pour tout ce qui est récurrent, l’entreprise devient plus rapide et les salariés peuvent se concentrer sur:
-la rédaction détaillée du fonctionnement de l’entreprise et sa mise à jour,
-la supervision de l’IA (à la façon des pilotes déportés pour les voitures autonomes qui reprennent la main en cas de problème)
-les arbitrages stratégiques (nouveaux produits, nouveau code, nouvelle organisation, nouveaux accords, etc.)
L’idée est que la prise en main par l’IA du pilotage logiciel libère du temps pour plus de dynamisme et de créativité dans l’entreprise.
Les écueils
Oublier l’importance de la coordination
En passant du logiciel sur site au logiciel cloud, l’entreprise a fait un pas de géant dans la communication. Teams est devenu le noyau de l’entreprise, tous les documents pouvant y être travaillés, modifiés et partagés en temps réel. Dès lors, la réunion devient le principe structurant de l’entreprise. La coordination étant le problème numéro 1, il est logique que le logiciel cherche à trouver des solutions standard. La réunion est censée exister pour résoudre les problèmes de coordination. La solution…espérée… est de la numériser. Le problème est que l’organisation moderne autour de Teams pousse les entreprises à faire plus de réunions pour régler les problèmes de coordination. Les réunions se multiplient, même quand les bureaux sont à côté. Elles perdent en substance car le non dit n’y a plus sa place. On peut facilement être présent dans une réunion, mais faire autre chose par exemple…Au final au lieu d’améliorer la coordination, on la complexifie. Cela explique pourquoi certaines sociétés comme Tesla excluent le télétravail. La coordination pour ce type de sociétés d’exception se fait par API, non par réunions…
Il est à craindre que la création d’agents IA se superpose au type d’organisation structurée par Teams au lieu de le modifier en profondeur. Chaque service fait travailler des agents IA dans son coin, faisant des économies sur le travail de base (collecte de données, saisie, production de rapports) puis se réunit en Teams pour partager les données et tirer les conclusions. Résultat: les goulets d’étrangement perdurent au détriment de la productivité. Le travail le plus important va être de créer les connexions entre ces agents pour qu’ils puissent se coordonner et avancer, comme s’ils n’étaient qu’un seul agent autonome, éliminant le besoin de réunion.
Le bon dosage entre IA et code
La facilité d’utilisation de l’IA pourrait provoquer une tendance à mésestimer l’importance du logiciel, à se contenter de celui qui existe ou mieux à essayer de le remplacer par l’IA. Or le logiciel a trois avantages par rapport à l’IA:
-Il a un coût fixe raisonnable (la rédaction du code) et un coût marginal quasi-nul. Le modèle IA a un coût fixe très important d’entraînement et un coût variable significatif, en particulier pour les modèles qui raisonnent (type O1 d’OpenAI). Remplacer un travail humain par du code, quand c’est possible, est moins coûteux que le remplacer par de l’IA.
-Le code est sûr à 100% hors bugs et donne des réponses consistantes, l’IA hallucine engendrant un doute sur sa production. Si deux IA sûres à 90% doivent se coordonner, la coordination n’est sûre qu’à 81%. Il y a un danger en introduisant trop d’IA différentes à augmenter fortement le taux d’hallucinations !
-Le code pousse à la décentralisation (petites unités responsables d’une tâche précise), l’IA à la centralisation (1/ modèle unique pour contrôler les hallucinations, 2/ la transcription détaillée du fonctionnement de l’entreprise et de ses données en temps réel implique un service de collecte de données centralisé tout puissant). Trop d’IA fait courir un risque de bureaucratie. Pour éviter cela, il est impératif d’automatiser la création et la maintenance du jumeau numérique de l’entreprise. Ce n’est pas un acquis pour des sociétés mal à l’aise avec le code !
Cela a une implication : les sociétés déjà organisées autour du logiciel, qui ont cette culture du code, sont les mieux placées pour intégrer l’IA à sa bonne place, sans excès et gaspillage. L’IA est pour ces entreprises une machine à fabriquer du code, une machine à fabriquer de la croissance. Pour les autres, au delà des gains immédiats consistant à remplacer quelques tâches humaines par de l’IA, comme ils l’ont déjà fait avec le logiciel, il leur faudra repenser en profondeur leur organisation pour rendre autonome la partie routinière, trouver le bon dosage entre IA et code, en évitant de passer de la réunionnite à la bureaucratie… Les agents ne vont pas augmenter la productivité comme un coup de baguette magique !
Il est à craindre que l’écart entre les entreprises de la Silicon Valley et les autres ne fasse que s’accroître, l’IA étant avant tout un multiplicateur de code. En attendant, il y a un beau marché à prendre pour les consultants en IA…
Bonne semaine
Hervé