La grande pénurie publicitaire
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Toute entreprise est, ou sera bientôt, d’abord dans le métier du logiciel, voire de l’application mobile pour deux raisons:
Il faut chercher le client là où est son attention c’est à dire sur son portable connecté avec ses écouteurs, sa montre, son ordinateur, sa TV . Tout démarre avec une application et s’y poursuit souvent (MacOS adopte le format par exemple). La différence avec l’ère pré-mobilité est qu’on navigue à presque 100% dans le monde virtuel, même quand on évolue dans le monde réel. L’attention est moins fragmentée, elle porte 24 heures sur 24 sur un rectangle de 7cm sur 15 cm où tout l’immobilier est concentré et où on se ballade entre les applications. Même en voiture, on reste scotché sur son écran !
le logiciel permet l’interactivité et la personnalisation, donc l’offre de produits qui s’adaptent en temps réel et progressent, plutôt que d’usines à gaz qui restent au fond d’un placard. Le logiciel se substitue peu à peu au matériel car il est plus souple, on peut lui imprimer de l’intelligence. C’est moins cher et beaucoup plus efficace.
Ces deux éléments font qu’une entreprise qui ne se convertit pas à la mentalité logiciel et ne devient pas un constructeur de code est reléguée aux arrières postes (Build or die selon l’expression de Jeff Lawson, PDG de Twilio). Dans ce nouveau monde, le code est la pièce maîtresse, la matière première à transformer et assembler dans un écosystème de cloud et d’API. Tout le monde finit par être dans le même métier ! Le problème est que cette convergence vers le digital et le monde des applications crée un énorme goulet d’étranglement car la cible de l’économie toute entière est contenue dans un écran de 7X15 cm2. Il y a déjà 4,8 millions d’applications sur le Google play Store et l’Apple store avec en plus les web apps qui pointent leur nez. La lutte pour l’immobilier (digital) le mieux placé ne peut être qu’intense et vitale pour acquérir le client et le conserver. C’est là que le bât blesse: l’immobilier digital placé stratégiquement, celui qui est capable de véhiculer de la publicité, se concentre.
La concentration de l’immobilier digital
Rappelons la préhistoire de la publicité. L’attention était fragmentée, locale et suivait les déplacements dans le monde physique. La publicité pouvait être disposée sur un « immobilier » extrêmement divers et toucher une portion de population à coup sûr, même si l’efficacité n’était pas garantie:
La fragmentation des supports publicitaires s’est encore accrue avec les médias de masse, presse, radio puis TV. Le prix de la publicité s’équilibrait entre une multiplicité de supports et une attention fragmentée et locale. Les dépenses publicitaires d’une économie mature représentaient environ 1% de son PNB. L’arrivée de l’internet a perturbé ce bel équilibre. L’offre de supports publicitaires a été soudain centuplée, le nombre de pages internet étant quasiment infini et pouvant toucher la terre entière. L’aspect local de l’économie et de l’attention qui assurait l’équilibre des prix s’estompait. Même avec une augmentation de la demande de la part de petites sociétés, le prix de la publicité s’est globalement effondré avec l’internet prenant une part croissante du gâteau. Tout site pouvait devenir de l’immobilier publicitaire, c’était la tentation de l’homme sandwich. Le graphique ci-joint illustre le phénomène aux Etats-Unis:
Parallèlement à cet effondrement des prix, la publicité s’est transformée, devenant plus accessible, plus interactive et capable d’exploiter le buzz. Cependant la fragmentation infinie de l’immobilier internet rendait le ciblage inopérant (trop peu d’audience par site internet). Seuls quelques grands agrégateurs d’audience comme Google ou Facebook pouvaient être à eux seuls efficaces. Les autres ont du se regrouper en réseaux pour avoir une force de ciblage suffisante. L’internet s’est ainsi organisé en clusters publicitaires. L’arme de chacun de ceux-ci était le cookie qui permettait d’avoir une connaissance approximative des utilisateurs et de la centraliser pour l’exploiter au bénéfice des membres. Google et Facebook pour contrer la menace et étendre leur emprise immobilière ont construit ou acheté également leur propre réseau, plus puissant du fait de l’abondance des données collectées sur leurs propres domaines et beaucoup plus précis sur la connaissance des utilisateurs qu’ils cernent de tout côté. L’organisation de la publicité sur le mobile s’est calée sur ce modèle, les applications remplaçant les sites internet. Elles dominent maintenant largement l’audience: d’après jpmango360, 90 % de l’engagement mobile aux Etats-Unis est sur les apps, 10% sur les navigateurs (Safari et Chrome principalement). L’identifiant utilisateur (IDFA) a remplacé le cookie mais le principe reste le même: le partage des données utilisateurs au sein du réseau pour un meilleur ciblage. Google et Facebook dominent toujours la publicité digitale en étendant leur emprise sur les applications tierces par leur propre réseau mobile. En utilisant la puissance de ciblage des deux géants, les applications tierces en y associant leurs données arrivent à acquérir des clients puis à les monétiser correctement par de la publicité ciblée. Le seul problème pour eux est qu’ils ont affaire à des boîtes noires qui ne les font pas progresser, tandis que Facebook et Google perfectionnent leur fabriques de données.
Imaginons maintenant un monde sans cookie et IDFA. sans possibilité de partager les données utilisateurs entres sites et apps: la solidarité entre sites et entre applications pour un meilleur ciblage disparait, ansi que les clusters de données. La grande majorité des sites et applications ne peuvent plus héberger de publicité, celle-ci perdant toute valeur. Il leur faut trouver d’autres modes de monétisation. L’immobilier publicitaire digital se raréfie au profit des happy few. Eric Seufert de Mobile Dev Memo résume bien le dilemme:
C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec les décisions prises par Apple et Google qui opportunément exploitent l’air du temps favorable à la protection des données privées pour se faire une place au soleil et contrer Facebook. L’ère des sites et apps gratuits (payés par la publicité) est terminée l’immobilier publicitaire se concentre. La guerre pour le meilleur ciblage fait rage, dans une version où la coopération a disparu au profit du respect de la vie privée.
The big squeeze
Rappelons brièvement les grandes décisions prises par Apple et Google (100 % des systèmes d’exploitation mobile, navigateurs et stores !):
Google: suppression des cookies dans Chrome. Établissement d’un système de tracking par cohortes, qu’il est seul capable de réaliser, au travers de toutes les données collectées par Chrome, Android, Gmail, YouTube et toutes les apps lui appartenant. Google supprime la concurrence et établit un système de collecte de données à son avantage. Il est probable qu’il suivra Apple sur le mobile.
Apple: suppression des cookies dans Safari, suppression de l’IDFA, apposition d’un label sur toutes les apps et demande de permission obligatoire pour le partage des données. Remplacement de l’IDFA par une API de traçage moins personnalisée (une usine à gaz): le SDK Ad Network, utilisable par tous les réseaux qui en demandent la permission à Apple. Parallèlement. Apple introduit pour les apps qui désirent utiliser ses services publicitaires, une API plus performante que le SDK Ad Network !
Apple et dans une moindre mesure Google tirent à bras raccourcis sur Facebook qui a inventé une machine de précision redoutable au service des sites et applications tierces, pour acquérir des clients puis les convertir grâce au partage de données. Facebook qui n’a pas de système d’exploitation fait tout dans son app, en collaboration avec les app tierces. Il est dangereux pour les app stores qu’il banalise. La réponse d’Apple et Google est d’isoler l’app Facebook des autres applications et sites. Ils peuvent le faire grâce à leur maîtrise de l’App Store, du Google Play Store, de Safari et de Chrome. Si les sites et applications tierces souffrent, que leur importe ? Facebook répond en intégrant tout l’acte commercial dans son app (Facebook Shop), recréant les conditions initiales, à son pur profit cette fois. Au final, l’immobilier publicitaire va se réduire à quelques applications phares isolées, à forte audience, qui prendront tout le gâteau. Et le gâteau risque d’être prodigieux et particulièrement lucratif !
Aux premiers jours de la TV, l’introduction d’un nouveau support a plutôt pesé sur le marché publicitaire, comme le montre le graphique initial. Il en a été ainsi de l’internet. Puis la pub TV a contribué à l’essor des marques et de la grande distribution, élargissant ainsi le marché. C’est la même chose aujourd’hui. L’internet permet une connexion intime avec les utilisateurs qui les fait rester et consommer sur le long terme, il crée un nouveau marché de taille. La question est celle du prix pour établir cette connexion et la rendre toujours plus pertinente. Le nouveau ratio magique à optimiser pour toutes les sociétés est ou va devenir VLT/CAC (valeur à long terme du client rapporté à son coût d’acquisition), le concurrence va être très rude sur un écran de 15x7cm, d’où l’importance cruciale de la publicité. Une demande qui monte fortement, une offre qui se concentre, un parfait cocktail pour les survivants…et une occasion pour certains dont ce n’est pas le cœur de métier.
Comment la bataille se joue.
Pour comprendre comment on arrive à une telle concentration, il faut réaliser combien proposer de la publicité peut être attractif, quand on est sur un lieu de passage fréquenté. Je pense à cette réalité chaque fois que je longe cette colline, lors de mes déplacements sur l’A6:
L’agriculteur fait d’une pierre deux coups: sa récolte et une recette publicitaire en bonus ! Live Nation qui est le principal promoteur de concerts au monde a eu la même idée. Pourquoi ne pas utiliser ces événements fédérateurs que sont les concerts pour exhiber des placards publicitaires ? La publicité est maintenant le secteur de croissance pour Live Nation avec 15% d’augmentation du chiffre d’affaires par an (hors Covid) et surtout plus de 60% de marge opérationnelle. Amazon a eu la même idée. La publicité est maintenant son créneau le plus porteur: 64% de croissance avec de la pure marge, une vraie poule aux œufs d’or qu’Amazon cache dans ses comptes sous la rubrique « autres ».
On peut ainsi facilement comprendre pourquoi Apple est intéressé. Sa croissance dans le hardware devient plus difficile et il mise sur les services pour la monétisation de ce hardware. Il détient l’App Store qui lui permet de contrôler une bonne part de l’univers des applications, celles que les entreprises veulent mettre en avant pour conquérir leurs clients. Or la découverte des applications par les utilisateurs d’IPhone lui échappe largement, Facebook fait le travail en suggérant à ses utilisateurs les apps qui leur conviennent et se rémunère en amont. Certes il apporte du business à Apple qui prend 30% sur la vente de biens digitaux, mais Apple n’aime pas perdre le contrôle et en veut plus: les recettes publicitaires, la cerise à forte marge sur le gâteau. C’est une raison suffisante pour essayer de détruire la machine bien huilée de Facebook, sous prétexte de respect de la vie privée, quitte à occasionner des dégâts collatéraux dans le monde des applications tierces, désormais incapables de se regrouper en réseau et de monétiser par la publicité.
Google ne peut qu’applaudir cette manœuvre d’Apple qui restreint la concurrence mais ne le dit pas trop fort pour ne pas se mettre à dos son propre réseau partenaire. Le respect de la vie privée l’arrange si ça peut gêner Facebook car il a moins besoin de cibler la personne (la recherche suffit pour savoir ce que la personne veut sans avoir à l’identifier). On peut penser que les informations des sites tiers lui apportent moins qu’à Facebook, surtout qu’il a de nombreux moyens de les récupérer autrement à travers Android, ses propres apps, le Google Play Store et YouTube. Néanmoins il préserve le partage de données avec les sites tiers sans label, se montrant plus amical qu’Apple avec les développeurs. Cependant, Google enfourche le dada d’Apple et se met à prendre des mesures ostentatoires pour montrer que le respect de la vie privée lui tient à coeur d’où la suppression des cookies dans Chrome et l’annonce d’un profilage par cohortes dans le navigateur et non plus individuel. Dans les faits, cela ne va pas changer grand chose: au lieu de d’inscrire dans ses bases que l’individu lambda a acheté des chaussures le mardi 9 janvier, Google inscrira que l’individu A est dans la cohorte des gens qui achète des chaussures et également dans la cohorte des gens qui font leurs courses le mardi, etc. Google ne rentre pas dans les détails mais cela ne parait pas spectaculaire comme changement. En attendant, cela va dans le même sens qu’Apple qui est de réduire l’immobilier publicitaire. Dès lors, on peut penser qu’Apple , Google et Facebook vont prendre une partie importante du gâteau publicitaire concentré de plus en plus sur les applications. Apple et Google ont leur store, Facebook devra jouer sur les web apps et les apps dans son app. Le prix de la publicité va monter pour les sites créant de l’audience la plus interactive possible et les capacités d’analyse. Le système des cookies et partage de données avec les boîtes noires de Google et Facebook était satisfaisant à court terme mais déresponsabilisait, encourageait la médiocrité et empêchait les sites et applications de développer une véritable stratégie commerciale: les boîtes noires faisaient le travail commercial, trouvait les cibles sans dévoiler leur sauce et le lien entre elles.
Les gagnants
Pour profiter du gâteau publicitaire, il faut désormais 1/ avoir du contenu différencié, 2/ susceptible de faire le buzz (l’internet s’y prête particulièrement) pour constituer un solide immobilier publicitaire, 3/ être doté d’une bonne capacité d’analyse des interactions utilisateurs pour un bon ciblage. Les acteurs qui disposent d’une de ces trois forces pourront plus facilement intégrer les deux autres et bénéficier de la tendance:
Le contenu: les rois du contenu comme Disney, Comcast, Discovery, etc. sont particulièrement à l’aise dans ce nouveau monde et opèrent une conversion radicale pour mettre au coeur de leur organisation le maximum de possibilités d’interaction avec leur contenu et de capacités d’analyse. Cela explique la montée en puissance des Disney +, HBO Max, Discovery +, Peacock, Paramount+ qui deviennent le point d’ancrage de tout le contenu et monétisation de ces groupes, notamment par la publicité.
Le buzz: tout le monde ne peut se permettre des investissements de dizaines de milliards de dollars dans le contenu, ni d’avoir les journalistes du New York Times. En revanche, une entreprise qui arrive à détecter ce que les gens demandent à un instant précis et à leur donner peut alors intégrer aussi les deux autres dimensions. C’est ce que fait Buzzfeed par exemple, souvent critiqué pour son contenu médiocre. Buzzfeed est un système de radar surveillant ce qui est viral sur internet pour le créer et le grouper avec de la publicité native. Buzzfeed s’appuie sur la spécificité de l’internet qui est de favoriser la vitalité. Depuis quelques années Buzzfeed renforce le contenu pour créer une marque “politiquement correcte” à laquelle les annonceurs souhaitent s’associer. Buzzfeed a choisi son créneau: les dernières nouvelles. C’est dans ce cadre qu’il a racheté récemment le HuffPost. Parallèlement Buzzfeed a investi dans l’analyse de données pour proposer à ses annonceurs toute la palette de la découverte d’un produit à son achat. Buzzfeed est un immobilier publicitaire reconnu, indépendant et multi-plateformes. Il n’a pas besoin de l’usine à données de Facebook pour fonctionner.
L’analyse de données: AppLovin était à sa création (2012) un réseau publicitaire mobile aidant les applications mobiles à trouver des clients puis à les monétiser à travers la publicité. Sa force était son système d’analyse des données récupérées des multiples apps faisant appel à ses services. Cependant AppLovin a anticipé les manœuvres d’Apple visant à empêcher le transfert de données..et a compris qu’il lui fallait maintenant constituer son propre immobilier publicitaire. Il acquiert donc depuis 2018 des applications de jeu qu’il dynamise en utilisant ses algorithmes d’analyse de données. Le chiffre d’affaires trimestriel augmenté de 100% un an après l’acquisition. AppLovin a trouvé la recette du succès. Sa stratégie va être démultipliée maintenant que de nombreuses apps vont se trouver en déshérence.
Dans les trois cas, contenu, buzz et données, l’intégration de l’ensemble de la chaine pour pouvoir mettre en avant son immobilier publicitaire est un formidable vecteur d’accélération de la croissance. Le grand “shortage” publicitaire ne sera pas perdu pour tout le monde. Parabole des talents:
À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a
Bonne fin de semaine,
Hervé