La leçon des fintechs: vive l’ancrage physique !
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Il y a deux ans, les fintechs étaient au pinacle. Robinhood, PayPal, Block, Revolut, Affirm, Stripe, Upstart, autant de sociétés qui allaient faire trembler les pachydermes (banques de dépôt)…Square par exemple capitalisait $300 milliards, entre Bank of America et JP Morgan, soit 100 fois ses fonds propres tangibles…
Le tableau est différent aujourd’hui. Les valeurs se sont écroulées les unes après les autre. Une dernière favorite, Adyen vient de s’effondrer en bourse suite à l’annonce de ses résultats du deuxième trimestre. Les Échos, le 17 août 2023:
Chahuté par l'inflation et la hausse des taux aux Etats-Unis, le néerlandais Adyen a déçu les investisseurs et plongé de plus de 38 % à la Bourse d'Amsterdam ce jeudi. Le géant européen des paiements a publié des résultats en dessous des attentes des analystes et sa stratégie de continuer à recruter à tour de bras dans un environnement plus difficile est sanctionnée par les marchés, qui attendaient une meilleure rentabilité.
La valorisation d'Adyen, coté à la Bourse d'Amsterdam depuis 2018, est ainsi passée de 45,6 milliards d'euros mercredi à 28 milliards ce jeudi à la clôture.
Le cas Adyen
Adyen est une réussite technologique européenne, qui a su répondre à un besoin précis des grandes entreprises souhaitant vendre sur internet: comment organiser leurs paiements ? La difficulté était de gérer des flux massifs en nombres et en montants:
-dans des devises différentes,
-dans des réglementations différentes
-provenant des quatre coins du monde.
Le système financier traditionnel n’est pas adapté à gérer ce type de flux transfrontaliers car il a été conçu avant internet et fondé sur une présence locale, côté entreprise et côté banque. Dès lors, les transactions de ces multinationales étaient gérées localement ce qui permettait de limiter les impayés (proportionnels à la distance) mais aussi entraînait une fragmentation du traitement en fonction des pays.
Adyen s’est attaqué à ce double problème ( multiplicité des devises et fraude liée à l’anonymat) par le logiciel et les algorithmes, offrant aux grandes entreprises une interface de paiement en ligne unifiée et sécurisée, d’où que vienne le paiement. Adyen est donc devenu une fonction support logicielle précieuse pour des grandes entreprises comme L’Occitane ou plateformes comme Uber et Spotify, invisible pour leurs utilisateurs qui utilisent leurs cartes Visa, PayPal ou Apple Pay pour leurs règlements.
Cette valeur ajoutée lui a permis de croître rapidement, avec de fortes marges (typiques de sociétés de logiciels) ainsi que de faibles immobilisations, au rythme de la croissance de ses clients entreprises. C’est la phase « success story » d’Adyen qui domine une niche elle même en croissance (les transactions en ligne avec les grandes entreprises représentent 10% du commerce de détail mondial).
Jeff Bezos est célèbre, entre autre, pour cette apostrophe:
Vos marges sont mon opportunité.
Elle s’applique parfaitement à Adyen et ses quelques 40% de marges nettes. Une couche logicielle, une série de 0 et 1 est facilement copiable (la rareté n’existe pas dans le monde virtuel); 40% attire les convoitises surtout quand la croissance devient plus difficile ! Il faut toujours avoir une innovation d’avance pour rester au sommet !
Alors qu’Adyen s’intéressait aux grandes entreprises internationales, Stripe visait plutôt les petites structures sur le territoire nord-américain et PayPal (au travers de sa filiale Braintree) les entreprises de taille moyenne. Les deux pour des raisons différentes réalisaient des marges très inférieures à celles d’Adyen:
Stripe multipliait les compléments à son offre de base selon la stratégie de la pieuvre très efficace en matière de logiciels. Cette stratégie consiste à offrir de nouvelles options à ses clients avant les concurrents de manière à marquer sa différenciation et rendre plus compliqué de changer de fournisseur. Quand on ne peut compter sur la rareté, il faut toujours aller de l’avant. C’est une stratégie bien connue de Google, Salesforce et autres sociétés cloud. C’est ainsi que Stripe a proposé des intégrations avec la facturation, les taxes, la signature de documents, etc.
Braintree était utilisé par sa maison mère PayPal pour mettre en avant son bouton de paiement nettement plus différencié et margé que son back office entreprises.
Avec le ralentissement de la croissance, la collision était inévitable, au détriment du plus rentable ! Stripe pour gagner en échelle a attaqué Adyen sur les grandes plateformes, concluant notamment un accord avec Amazon, Braintree a cassé les prix pour prendre des parts de marché et maintenir la présence du bouton PayPal. Et Adyen s’est mis à viser les Etats-Unis, où le problème n’est pas celui de la multiplicité des devise, des réglementations ou de l’anonymat, mais plutôt d’avoir du crédit: sa valeur ajoutée y est donc faible, d’autant que la société se refuse à rentrer dans la guerre des prix (le coût de la main d’œuvre aux Etats-Unis n’y est probablement pas étranger). Tout ceci explique cela:
Source Google finance
Le cas Adyen montre la difficulté pour une société de logiciel de garder sa différenciation même si elle a un effet d’échelle (20% du marché des grandes entreprises sur internet). L’effet d’échelle n’est pas si terrible avec le cloud qui permet de louer des ressources a bon compte et de lancer un compétiteur sans avoir à mobiliser de ressources physiques. C’est un signe qu’il n’y a pas vraiment de valeur sans ancrage sur des ressources physiques. Le cas Adyen nous renvoie à celui de PayPal, qui va montrer encore plus l’importance de l’ancrage physique…
Le cas PayPal
PayPal a résolu (par le logiciel) un problème majeur pour le développement des transactions sur internet: le défaut de confiance. Comment savoir si un (petit) commerçant en ligne est réel et va bien vous envoyer ce que vous avez commandé ? La solution était PayPal qui certifiait que le commerçant mettant en évidence le bouton PayPal sur son site était bien réel. Le commerçant avait tout intérêt à accepter PayPal qui lui se chargeait de gagner des clients solvables avec un argument simple: mieux vaut payer par PayPal (saisir une fois son numéro de carte bleue) que de saisir ce numéro à chaque transaction et risquer une fraude. La gestion de la fraude était donc au cœur du développement de PayPal, à une époque où les grandes plateformes n’existaient pas encore. Cette valeur ajoutée lui permettrait de facturer cher et d’être en position de force par rapport aux différents réseaux de cartes. Pendant le Covid, PayPal était à son nadir pour une simple raison: tout le monde était assis chez soi derrière son PC, la tentation était grande d’acheter sur le web. Or, cette dernière parade de PayPal cachait une faiblesse grandissante: la montée en puissance d’Apple Pay. Ce dernier était pour l’iPhone l’équivalent de PayPal pour le PC: un porte cartes. Après un bref répit pendant le Covid, la concurrence d’Apple Pay occupant le terrain sur l’Iphone s’est faite plus mordante. Or les détenteurs d’Iphones sont les plus intéressants car même s’ils ne représentent aux Etats-Unis que la moitié des porteurs de smartphones, il font 70% du volume d’achat ! PayPal a un réel problème qu’il espère résoudre en bradant Braintree auprès des commerçants en ligne pour qu’ils affichent PayPal en premier sur leurs sites. Cela ne suffit pas …
Source Google finance
Pourquoi Apple Pay l’emporte-t-il sur PayPal (et autres porte cartes ) ? Parce qu’il a réussi à intégrer son logiciel de paiement à un matériel de super qualité. L’intégration logiciel/materiel est cette force d’Apple quasiment impossible à répliquer. Elle crée un élément de rareté, rapprochant le logiciel du client qui le tient pour ainsi dire dans sa main…difficile de faire plus proche.
Pourquoi les banques résistent
Reprenons l’exemple des paiements où banques traditionnelles et fintech s’affrontent. Le marché du commerce de détail se répartit schématiquement comme suit:
Sur les paiements en ligne, les fintech dominent en raison de leur gestion plus fine de la fraude (algorithmes). Or 80% du commerce se produit encore hors ligne et là, ce sont les grandes banques de dépôt qui ont l’avantage. En effet, la rapidité de traitement est indispensable quand on effectue un paiement dans un magasin; indispensable pour le client certes, mais également pour tous ceux qui attendent dans la file. Les grandes banques gagnent sur la latence, donc le côté pratique:
D’une part parce que leur système de lutte contre la fraude sont plus rapides à faire tourner que ceux des fintech, conçus pour des risques supérieurs.
D’autre part parce que leurs centres de traitement sont plus proches physiquement des commerçants, ce qui facilite les communications.
Les fintech ne sont donc pas calibrées pour concourir dans la partie verte du camembert…
Or aujourd’hui, quasiment tous les commerçants ont ou souhaitent avoir une présence en ligne. L’enjeu devient l’intégration du paiement en ligne et hors ligne, de manière à unifier l’expérience client où qu’il achète (par exemple retour en magasin d’un achat en ligne). La question du vainqueur est donc ouverte. Les fintech amènent certes un logiciel de qualité supérieure mais les banques amènent une présence physique, elles servent déjà le commerçant hors ligne. Certaines comme JP Morgan Chase ont une part de marché importante (20% côté commerçant et 20% côté porteurs de cartes) sur laquelle s’appuyer, ne sont pas si mauvaises en qualité de logiciel et gagnent du terrain. Du côté des fintech, ce sont celles avec une présence physique (qui ont des terminaux de paiement chez les commerçants) qui gagnent des parts de marché sur les pures sociétés de logiciels. Block ou Fiserv sont plus compétitifs que PayPal ou même Amazon.
Une leçon pour la tech
Quels sont les avantages d’une présence physique:
Elle rassure, en particulier en matière de transactions financières. Il est plus difficile pour un fraudeur de s’échapper quand il a pignon sur rue.
Elle crée une connexion humaine. Ce point la démarque de plus en plus du monde en ligne où l’intelligence artificielle s’insinue partout.
Elle fait gagner du temps. Que ce soit pour transporter des bits ou des biens, une courte distance est facteur de rapidité, donc de satisfaction. Là aussi, la rapidité est un facteur de plus en plus apprécié comme le montre le succès d’Amazon Prime ou du moteur de recherche de Google.
Elle permet de se prémunir contre une pénurie de matériaux, ce qui est toujours possible dans le monde physique, et ainsi d’éviter de subir les bulles spéculatives.
Enfin, elle est complexe, lente et coûteuse à créer, ce qui lui donne un avantage. Cet avantage est d’autant plus fort dans la tech où on se contente volontiers d’assembler des blocs de 0 et de 1.
Le monde du logiciel est celui de l’abondance, des nouvelles options, guidé par la demande de satisfaction immédiate, le monde physique est celui de la rareté contraint par l’offre. Capter la demande nécessite d’être toujours en avance d’une option par rapport à la compétition (exemple IA générative). La maîtrise de l’offre repose sur de lourds investissements, un grand sens de l’anticipation pour contrer la lenteur du processus créatif et un sens du détail prononcé. Mais elle peut compter sur des intangibles: dans dix ans ou vingt ans, il y aura toujours besoin d’être rassuré, de se connecter à ses semblables et d’aller vite. C’est ce que résume fort bien Jeff Bezos dans une des lettres annuelles d’Amazon:
On me pose très souvent la question suivante : "Qu'est-ce qui va changer dans les dix prochaines années ? C'est une question très intéressante et très fréquente. On ne me pose presque jamais la question : "Qu'est-ce qui ne va pas changer dans les dix prochaines années ? Et je vous soumets que cette deuxième question est en fait la plus importante des deux - parce que vous pouvez construire une stratégie d'entreprise autour des choses qui sont stables dans le temps. ... [Dans notre secteur de la vente au détail, nous savons que les clients veulent des prix bas, et je sais que ce sera encore le cas dans dix ans. Ils veulent des livraisons rapides et un vaste choix. Il est impossible d'imaginer que, dans dix ans, un client vienne nous dire : "Jeff, j'adore Amazon, mais j'aimerais que les prix soient un peu plus élevés" ou "J'adore Amazon, mais j'aimerais que les livraisons soient un peu plus lentes". C'est impossible. C'est pourquoi nous savons que l'énergie que nous consacrons aujourd'hui à ces choses, à leur développement, sera toujours profitable à nos clients dans dix ans. Lorsque vous savez que quelque chose est vrai, même à long terme, vous pouvez vous permettre d'y consacrer beaucoup d'énergie.
C’est pourquoi les plus belles affaires de logiciel excellent à créer, intégrer, développer cet ancrage physique qui cimente leur différenciation: elles sont à la fois portées sur la demande (par leur couche logicielle), tout en maîtrisant l’offre par leurs investissements sur le matériel (intégration verticale le plus souvent pour soigner chaque élément du produit physique). Les banques ne sont pas forcément le meilleur exemple car elles ont une informatique antique, mais malgré cela restent compétitives face aux fintechs. Le matériel est ce qui permet de durer. Quelques exemples, parmi les plus grandes capitalisations boursières mondiales:
Apple: IOS+Iphone intégré verticalement.
Amazon: site internet+ logistique (entrepôts et infrastructure informatique géants)
Google: applications grand public + infrastructure informatique conçue avec une logique verticale (de la puce au centre de données)
Nvidia: logiciel CUDA adaptable à de nombreux usages (jeux, cryptos, IA) + GPUs surpuissantes
Tesla: logiciel (conduite autonome, etc.)+ processus de fabrication vertical.
Microsoft: Office 365+Azure.
Meta: réseaux sociaux+ infrastructure informatique dédiée+Meta Quest.
Ces sociétés d’exception arrivent équilibrer la partie logicielle (satisfaction immédiate ) et matériel (faisabilité) pour la plus grande satisfaction de leurs clients:
Les fintechs sont elles déséquilibrées en faveur du logiciel : elles promettent beaucoup mais elles ne tiennent pas car il leur manque l’infrastructure physique, particulièrement essentielle pour la finance (en l’occurrence la proximité):
La plupart des sociétés logicielles présentent la même structure déséquilibrée. Sont elles pour autant condamnées au même sort que les fintechs ?
Une perspective historique
Dans les premières décennies de l’informatique (jusqu’à la fin des années 70), logiciel et matériel étaient intégrés: le fabricant de matériel (exemple IBM) avait ses propres logiciels. C’est l’offre (le matériel ) qui guidait l’expérience, et celle-ci avait juste besoin d’être satisfaisante.
Le logiciel étant contraint par le matériel, manquait son potentiel: une fois qu’une copie d’un logiciel est faite elle peut être distribuée partout sans frais supplémentaires. Un logiciel débridé du matériel ne pouvait être que plus compétitif. Microsoft a accompli cette logique avec brio (lancement de MS-DOS en 1981).
Microsoft pourrait sembler un contre-exemple de la démonstration, ayant dominé le monde de l’informatique pendant plus de 20 ans (années 80 et 90) avec du pur logiciel. En fait sa réussite est étroitement liée à une autre, celle d’Intel. Les deux sociétés avançaient en tandem, tandem surnommé Wintel qui raflait toutes les marges de l’industrie de la tech.
Le cloud, en abstrayant la couche OS a mis un terme à la domination de Windows qui est devenu un OS parmi d’autres. Les sociétés de logiciel ont pu se multiplier sans avoir à répondre à Microsoft et viser le large marché de l’iPhone. Elles comptaient sur les trois opérateurs cloud qui eux investissaient sur le matériel (CPUs, serveurs et parcs de serveurs). La loi de Moore étant largement terminée, il y avait plutôt pléthore de matériel qu’il était de bon ton de laisser gérer par les opérateurs cloud pour pouvoir afficher des retours sur fonds propres supérieurs. Ce sont les années 2010 et la belle époque des SAAS (software as a service) et PAAS (platform as a service) se focalisant au départ sur un point bien précis (la sécurité comme Okta, la communication comme Twilio, l’expérience client comme Salesforce, le réseau social d’entreprise comme Slack, etc.) Des sociétés de logiciel à destination des consommateurs ont également vu le jour (Uber, Instacart…) Leur pureté paraissait un avantage. Il fallait juste ratisser large le plus vite possible pour imposer son effet d’échelle avant les autres (stratégie de la pieuvre). Pendant cette période des années 2010, l’investissement dans le matériel est considéré inutile, les GAFAs sont mal vus (procès) malgré les investissements matériels massifs qu’ils opèrent, année après année dans leur infrastructure. Tous les problèmes peuvent se gérer par le logiciel en abstrayant le matériel.
Et maintenant ?
Le retour du matériel
La période est très particulière et rappelle à l’industrie de la tech l’importance de maîtriser sa chaîne d’approvisionnement. Tout à coup, comme nous l’avons vu dans La course de la reine rouge, les sociétés veulent ajouter à leurs produits une couche d’IA générative. Il y a dès lors une ligne de fracture entre ceux qui ont des GPUs en capacité suffisante (ceux qui ont anticipé) et les autres qui vont devoir surpayer pour rester dans la course. Les premiers pourront dicter leurs conditions aux seconds:
Pendant deux décennies, la tech ne s’est pas préoccupée des investissements physiques car après le krach du Nasdaq en 2000, la surcapacité était massive (télécommunications longue distance, serveurs). Cela change aujourd’hui du tout au tout.
La finance est peut être un cas extrême où la proximité physique détermine le vainqueur (même pour les paiements !). Il n’en reste pas moins que l’ancrage physique est au final ce qui manque le plus au monde de la tech. C’est ce qui risque aujourd’hui de faire la différence …
Bonne semaine,
Hervé