Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu
La stratégie services d’Apple répond à deux objectifs:
rendre son hardware (IPhone, IPads, etc.) le plus exclusif possible
le monétiser au maximum
Apple applique à 100% la théorie de l’exclusivité développée précédemment et que l’on peut résumer par ce graphique:
La théorie de l’exclusivité
Cette théorie postule:
Plus un bien est exclusif, plus sa possession est désirée. Et son corolaire se vérifie aussi: plus un bien est substituable, plus on est indifférent à se l’approprier <…> La possession d’un bien exclusif, rare donne du pouvoir et constitue un signe de ce pouvoir. Personne ne peut empiéter sur ce bien ou se l’approprier. La propriété d’un bien exclusif distingue l’individu de ses pairs. La volonté de puissance étant intrinsèque à l’homme, il n’est pas étonnant de voir cette propension à détenir l’exclusivité. Par opposition ce qui est courant, abondant, commun n’est prisé que pour son côté utilitaire, donc peut très bien être loué ou emprunté.
Une manière classique d’exercer ce pouvoir est d’en extraire une rente. Les biens ont naturellement des degrés d’exclusivité différents: au sommet de la chaîne se trouvent les terrains, qui sont à la fois un monopole sur l’espace et sur le temps. Il n’est pas étonnant que la lutte pour le territoire ait de tout temps provoqué des guerres, des révolutions et des crises (2008). L’aspiration à détenir sa propre maison est une telle préoccupation qu’elle est au centre de la politique économique des gouvernements dans les pays occidentaux: aller contre revient à perdre les élections.
Les entreprises, comme les particuliers avec les terrains et la détention de leur « sweet home », cherchent aussi à asseoir des situations de monopole pour exercer leur pouvoir, mais elles doivent les construire et c’est plus dur (exception faites d’entreprises assises sur des ressources rares comme DeBeers ou Aramco). Des entreprises très en avance, souvent dans le domaine de la technologie, peuvent créer un produit unique. Une fois leur monopole construit, elles cherchent à l’exploiter en en extrayant une rente. Cette soif du monopole va à l’encontre du capitalisme, dont la raison d’être est justement de favoriser le progrès en luttant contre les monopoles, mais elle est toujours latente. Citons IBM dans les années 60: la société intégrait hardware et software et avait le monopole des ordinateurs. Pourquoi les vendre ? Il était plus judicieux d’en extraire une rente en les louant. Les clients n’avaient pas le choix, aucune offre alternative d’ordinateurs n’existait. Puis IBM a renoncé par crainte de la loi antitrust et a séparé ses différentes activités, ouvrant la voie à Microsoft.
Microsoft s’est engouffré dans la brèche et a construit un autre monopole fondé sur la standardisation. La société a trouvé une tactique un peu différente pour exploiter son avantage. Au lieu de louer son système d’exploitation et ses services (ce qu’il fait maintenant), il en vendait les licenses mais les rendait obsolète très vite, obligeant ainsi à acheter la nouvelle version. Cela revient à peu près au même qu’une location: Microsoft ne perdait pas son monopole en vendant son software, puisqu’il le recréait juste après. Concevoir et vendre une nouvelle version tous les trois ans revenait à percevoir une rente triennale. Microsoft a changé son modèle économique ces dernières années: ayant perdu le monopole de la standardisation, le PC devenant l’accessoire du smartphone, il a regagné une forme d’exclusivité par son offre cloud. Cette exclusivité est assise sur un patrimoine immobilier unique et conséquent (son parc de serveurs) lui permettant d’extraire une rente par des formules d’abonnement.
Apple de son côté a réussi à construire une exclusivité à partir de l’intégration de son hardware (IPhone) et de son software (IOS). Finalement comme IBM à ses débuts, Apple a créé une nouvelle catégorie où l’intégration du soft et du hard apportait un réel avantage à l’utilisateur (expérience fluide primordiale sur un petit écran). Quand une catégorie est nouvelle, l’intégration fait sens entre ses composants, puis avec le temps, les composants sont standardisés jusqu’à leur imbrication réciproque. Clayton Christensen a développé cette théorie :
La théorie de la modularité (également connue sous le nom de théorie de l'interdépendance et de la modularité) est un cadre permettant d'expliquer comment les différentes parties de l'architecture d'un produit sont liées les unes aux autres et par conséquent affectent les métriques de production et d'adoption.
Un produit est modulaire lorsqu'il n'y a pas d'éléments imprévisibles dans la conception de ses pièces. La modularité standardise la façon dont les composants s'assemblent - physiquement, mécaniquement, chimiquement et ainsi de suite. Les pièces s'emboîtent et travaillent ensemble d'une manière bien comprise et codifiée.
Un produit est interdépendant lorsque la façon dont une pièce est fabriquée et livrée dépend de la façon dont les autres pièces sont fabriquées et livrées. L'interdépendance entre les parties exige qu'une même organisation développe les deux composantes si elle espère développer l'une ou l'autre d'entre elles.
Une fois qu'un produit ou un service est livré de manière fiable aux clients, les pièces individuelles et leurs interactions deviennent standardisées. Cela crée un état de modularité dans lequel de nombreux fournisseurs peuvent rivaliser pour livrer un ou plusieurs modules plus rapidement et à moindre coût. L'interdépendance et la modularité ne sont pas des notions binaires ; elles font partie d'un continuum. Il convient de rappeler que la mise en œuvre de la modularité ou de l'interdépendance ne détermine pas l'adoption d'un produit, mais prédit la rapidité avec laquelle il sera adopté.
Apple a donc créé un « monopole » du smartphone haut de gamme à partir de l’intégration software/hardware. La question devient alors celle de la monétisation. Plutôt que de proposer ses iPhones à la location (comme IBM à ses débuts), Apple a préféré un modèle de vente (plus judicieux vis à vis de sa clientèle haut de gamme) et d’obsolescence programmée, en améliorant sans cesse le hardware et le software. Cela a pour avantage d’éviter que la modularité ne finisse par gagner du terrain. C’est ce qui est arrivé à IBM qui s'était « endormi » sur son monopole et a laissé la standardisation progresser. Apple a aujourd’hui deux faiblesses que sa stratégie services vise à combler:
une limite à la monétisation du hardware: la petite technique de l’obsolescence programmée ne fonctionne plus très bien: les utilisateurs d’Iphones ont tendance à le conserver plus longtemps. Le cycle de renouvellement de l’Iphone 6 est toujours en cours. Pour compenser ce phénomène, Apple a monté ses prix depuis l’Iphone X, mais au risque de s’enfermer sur ses meilleurs clients. Cette stratégie est intenable et Apple revient déjà en arrière. Le graphique suivant montre le positionnement des différentes générations d’Iphones en terme de prix:
Si Apple peut difficilement faire monter l’addition sur le hardware, il le peut sur les services en utilisant sa base installée (presque 1,5 milliards d’appareils). Il lui suffit de mettre en avant ses services sur les appareils pour extraire sa rente, même à niveau de service inférieur. Apple a 420 millions d’abonnés à un ou plusieurs de ses services, soit un utilisateur sur trois. Il y a encore de la marge.
La différenciation du hardware par le software est fragile: jusqu’à quand l’intégration apportera t-elle un plus ? Un nouvel hardware réellement innovant rendra -t-il l’intégration précédente inutile (on peut penser à des lunettes de réalité augmentée par exemple). Comme le dit Clayton Christensen, l’histoire montre que l’intégration à force d’être attaquée finit par faire la place à une autre intégration à un autre bout de la chaîne. Apple doit veiller à ne pas se faire surprendre et à renforcer son intégration en l’étendant. Les services peuvent jouer cet office à condition d’une part d’être exclusifs à Apple et d’autre part de mettre en valeur le hardware.
Les exemples
Analysons quelques services d’Apple en fonction de ces deux aspects:
Apple TV+ ne met pas spécifiquement en valeur l’Ipad ou l’Iphone. Il n’apporte rien au matériel comparé à Netflix qui est au moins aussi fluide. Il peut indirectement contribuer à vendre IPads et iPhones car Apple offre gratuitement le service pendant 1 an aux acheteurs de nouveaux appareils; mais comme le dit Benedict Evans, Apple pourrait en faire autant avec une part de pizza. L’aspect familial d’Apple TV+ pourrait servir d’argument pour acheter plutôt un produit Apple qu’un produit Android, mais Disney fait mieux et est disponible partout. Apple doit donc se battre sur le prix, un comble ! La démission récente de Bob Iger du conseil d’administration d’Apple n’est pas un hasard… Apple TV+ est en revanche un très bon moyen de monétisation. D’une part le prix famille est positionné très bas, ce qui devrait entraîner une forte adoption sur la base installée. Le tableau suivant montre l’effet de levier sur la base installée:
En plus de ce chiffre d’affaires à coût marginal nul, Apple va vendre au sein d’Apple TV+ des abonnements tiers (Starzplay, OCS, etc.) qui seront de la pure marge car « obligés de passer par le monopole Apple » pour leur diffusion. Donc Apple TV+ : différenciation 0, monétisation 1.
Arcade: c’est l’offre de jeux d’Apple positionnée à 4,99 € par mois, deux fois moins cher que Stadia ! Apple intègre 100 jeux exclusifs au départ et le nombre augmentera chaque mois. Ces jeux exploitent les possibilités techniques des nouveaux IPhones et les valorisent. De plus, l’exclusivité des jeux est bien supérieure à celle des films: un jeu peut durer des années et attirer des générations de fans (voir notre article sur NetEase) alors qu’un film dure 1h30 et perd très vite de sa valeur. L’exclusivité Arcade est bien supérieure à l’exclusivité Apple TV+. Enfin cerise sur le cadeau, un jeu vidéo est de plus en plus un réseau social déguisé, ce qui implique une nécessité de protection de la vie privée. Apple est très bien positionné sur ce point par rapport à Google. Cela renforce de facto le hardware Apple par rapport à tout appareil Android. Arcade est un excellent moyen d’extraction de la rente pour Apple: le coût marginal de chaque nouvel utilisateur est quasi nul (les frais de production des jeux étant fixes). L’addiction et coût marginal nul associés à un très faible coût d’acquisition (application bien visible sur l’écran) sont la recette d’un grand succès . différenciation 1, monétisation 1
Apple Music: cette offre n’apporte aucune valeur particulière au hardware. Spotify fait aussi bien, de même Amazon Music, les trois dépendants des catalogues des labels. On ne va pas acheter un IPhone pour pouvoir s’abonner à Apple Music. La monétisation de l’application en revanche, même si elle est moins importante que celle d’Arcade ou Apple TV+ reste convenable: après paiement des labels (frais variables), il reste environ 30% à Apple, mais comme le coût d’acquisition est faible, et le churn probablement aussi car Apple donne un avantage de fluidité à Apple Music par rapport à ses concurrents sur l’ensemble de son hardware (en particulier pour passer de l’iphone à la montre et aux AirPods ou au casque Beats). Différenciation 0, monétisation 0,5.
L’ App Store apporte une grande différenciation, surtout à l’Iphone, et ce depuis son lancement le 11 juillet 2008. L’App Store lancé avec 500 applications au départ était un coup de génie de Steve Jobs donnant un aspect magique à l’iphone, qui tel un caméléon pouvait s’adapter à tout environnement et apporter des services infinis avec une grande fluidité . L’App Store est un vecteur important du succès de l'iPhone. Il comprend maintenant 2 millions d’applications fonctionnant de manière fluide. De plus, l’app Store est perçu comme protecteur de la vie privée, ce qui n’est pas le cas de Google play Store. Le magasin d’applications étant devenu la partie vitale d’un smartphone, cela fait deux raisons de préférer un iPhone à un téléphone Android. Apple prélève sa taxe de 30% sur toute vente de produits digitaux passant par sa plate-forme. Les concepteurs d’applications sont obligés de payer, s’il veulent avoir accès à la base installée. Apple est maintenant en train d’appliquer la recette de l’App Store à la Watch, avec la création d’un App Store dédié à la Watch et indépendant de l’IPhone. La Watch pourrait devenir le nouveau centre de gravité de l’écosystème Apple, il est important de la différencier. Différenciation 1, monétisation 1
La spirale infernale
Toute l’ambiguïté d’Apple est là, dans la tension entre différenciation et monétisation. Une plus grande différenciation permet en théorie de monétiser mieux dans la limite où l’acheteur perçoit recevoir d’avantage que ce qu’il donne. Le problème est que différencier du matériel par des services est dur, plus dur qu’avec du software: la solution de facilité pour Apple est de casser les prix de ses services pour « forcer » l’adoption, la société arrivant en général en retard. La rente est déguisée : prix bas mais contenu limité. Quand on dépasse la limite et que l’on commence à extraire une rente trop visible, des conséquences désagréables finissent par se produire:
montée de substitutions
intervention des autorités de la concurrence pour casser la rente
Dès lors Apple doit encore renforcer la différenciation de son hardware qu’elle cherche après à monétiser: la spirale infernale. Apple est à un carrefour: voyant que le hardware est arrivé à un sommet de monétisation (les utilisateurs ont tendance à rester avec leurs vieux modèles), la société rétropédale. Elle mise désormais sur les services pour encore plus différencier le hardware (avec plus ou moins de succès), et déplacer sa monétisation. Mais
cela ne laisse pas insensible les autorités de la concurrence (affaire Spotify/Apple music, affaire App Store).
malgré tous les efforts déployés par Apple pour verrouiller le client au travers de services multiples (sécurité, paiements, etc.), tactique employée par Microsoft dans les années 90, une avancée technologique pourrait déplacer la demande sur un écosystème différent et une autre intégration. Ce sera d’autant plus vrai si la qualité des services laisse à désirer.
Et heureusement dans un système capitaliste, l’exclusivité dans la plupart des cas n’est que relative: l’avidité d’Apple peut conduire à sa perte.