D’un côté NETFLIX engrange 22 m d’abonnés en 2017, 29 m en 2018 et plus de 12 m sur le premier semestre 2019. De l’autre côté les câblo-opérateurs perdent des abonnés vidéo depuis quelques années et la tendance perdure: au premier semestre 2019, CHARTER perd 286 000 abonnés, AT&T 1,3 million, VERIZON 105 000 et COMCAST 345 000. A l’international, le tableau n’est guère plus réjouissant: LIBERTY GLOBAL, le leader européen perd 120 000 abonnés. Le déclin semble inexorable.
Le graphique suivant relayé par Matthew Ball (MEDIAREDEFF) montre le désintérêt croissant pour la TV traditionnelle :
Si les gens ne s’intéressent plus à la TV payante, il est logique qu’ils coupent le cordon. S’ils ne l’ont pas déjà fait, ils vont le faire car l’attention est un indicateur avancé. Le rythme devrait même s’accélérer, le désintérêt s’aggravant. La TV traditionnelle représentée par les chaînes comme CBS, DISCOVERY, NBC, ESPN, etc. semble condamnée avec le manque d’intérêt , en particulier des jeunes générations préférant YOUTUBE, NETFLIX ou FORTNITE.
ROKU présente une autre facette de la réalité: cette société permet à ses utilisateurs de regarder le contenu qu’ils aiment en streaming (sur internet) à partir de leur TV. Si c’est une smart TV, il suffit qu’elle soit équipée du système d'exploitation ROKU (25% des nouvelles smart TV aux États-Unis) sinon, il faut une télécommande spéciale. ROKU est un outil de diffusion de n’importe quelle chaîne TV en streaming. Or ROKU connaît un succès retentissant: 41 millions d’appareils déjà fonctionnent avec l’OS ROKU aux Etats-Unis contre 15 millions il y a trois ans et le nombre d’utilisateurs croît à grande vitesse: 30,5 millions d’utilisateurs au deuxième semestre 2019, en progression de 39% sur un an. Le nombre d’heures de streaming progresse de 72% sur la même période. ROKU transmets de nombreuses chaînes traditionnelles linéaires , c’est à dire avec programmes prédéfinis, en plus de YouTube et NETFLIX. Ce sont les chaînes gratuites financées par la publicité qui marchent le mieux sur l’OS ROKU, comme l’explique le 10 K 2018:
L'AVOD (advertising video on demand) est notre modèle de distribution qui connaît la croissance la plus rapide, et nous augmentons la monétisation de ces heures en augmentant nos capacités publicitaires sur la plate-forme Roku et en dehors.
Si le cours de ROKU a été multiplié par 5 en deux ans, c’est peut-être un signe après tout que la TV traditionnelle constituée des bonnes vieilles chaînes linéaires, n’est pas morte. Alors qu’en est-il réellement ?
L’internet en facilitant grandement l’accès aux biens et services procure l’abondance. De ce fait de nombreux métiers qui dans le monde d’avant pensaient apporter l’abondance à leurs clients se trouvent bouleversés. WAL MART par exemple avait mis au point un système très complexe d’optimisation des stocks permettant de proposer plus de 100 000 produits par magasin à bas prix. Il paraissait difficile de faire mieux. Pourtant AMAZON arrive et propose en 2018… 560 millions de produits…Ce qu’AMAZON propose avec les produits, GOOGLE le fait avec l’information, FACEBOOK avec les contacts et NETFLIX avec les films et séries. Les bouquets traditionnels commercialisés par les câblo-opérateurs comprennent 100 à 200 chaînes, c’est à dire 100 à 200 programmes en simultané. Ces programmes ne peuvent être regardés que par le câble installé dans l’habitation. Jusqu’à l’avènement de l’internet, c’était l’abondance. De même que WAL MART est limité par le territoire où se trouvent ses magasins, les bouquets TV sont limités par le territoire sur lequel le câble est posé. NETFLIX lui propose un catalogue de plus de 5 000 titres en simultané, disponibles sur tout écran, sans contingence de territoire…et à un prix 10 fois moins cher. Quelle différence !
Petite règle stratégique de base: pour réussir, il faut éviter d’avoir la même proposition économique que l’autre en moins bien. C’est pourtant ce à quoi nombre d’affaires ont été acculées par l’internet alors qu’elles proposaient l’abondance: la grande distribution, la presse, les encyclopédies, l’informatique d’entreprise, etc. Les bouquets TV sont victimes du même mal. Difficile de penser qu’ils puissent résister à une offre OTT comme celle de NETFLIX, AMAZON ou DISNEY PLUS. La riposte des câblo-opérateurs et de quelques autres acteurs est de créer des bouquets virtuels amincis. Ceux-ci prolifèrent ces dernières années: SLINGTV, DIRECTVNOW, YOUTUBE TV, HULU WITH LIVE TV, etc. Une telle stratégie n’a qu’un intérêt : faire baisser le prix du bouquet. Stratégiquement, le bouquet aminci n’est pas la solution pour rivaliser avec NETFLIX
il est certes moins cher qu’un bouquet classique de 200 chaînes mais quand même beaucoup plus cher qu’un abonnement NETFLIX
il limite encore plus le choix que le bouquet traditionnel (20 à 25 chaînes)
le fait qu’il soit virtuel est un plus par rapport à un bouquet lié à un territoire, mais n’apporte rien par rapport à une offre OTT.
Les bouquets sont donc attaqués par l’internet quelles que soient leurs formes. Qu’en est-il de leurs sous-jacents, les chaînes elles-mêmes ?
Le problème des chaînes TV, avec l’internet, est l’accès à la distribution. Selon la définition de BEN THOMSON Stratechery , les agrégateurs internet, en fournissant une abondance sans commune mesure avec ce qui existait auparavant, créent un lien très fort avec leurs utilisateurs. Ils deviennent alors un passage obligé pour les fournisseurs qui veulent atteindre les utilisateurs. L’offre se bouscule alors au portillon , ce qui attire de nouveaux utilisateurs, renforçant l’effet réseau. Contrôlant la demande, les agrégateurs dans un deuxième temps désintègrent l’offre en particules élémentaires, remplaçables à souhait. L’avantage concurrentiel se trouve dans la capacité à guider l’utilisateur dans son choix…et cet avantage devient énorme. L’illustration type est NETFLIX. L’offre de films et séries est sans commune mesure avec ce qu’on pouvait proposer auparavant (chaînes basiques ou premium type STARZ ou SHOWTIME) et peut être regardée facilement. Cela attire les abonnés, ce qui permet à NETFLIX d’enrichir encore son catalogue et ainsi d’attirer de nouveaux souscripteurs. Dans cette jungle de programmes, NETFLIX a conçu un algorithme qui permet de choisir les films les plus adaptés aux souscripteurs en fonction de leurs goûts. Les goûts priment sur les acteurs, les réalisateurs, les maisons de production qui sont marginalisés. L’avantage concurrentiel est dans l’algorithme plus que dans la qualité des films (même si cette dernière aide)
Les chaînes traditionnelles vivent, elles, sur la qualité de leur programmation. Elles n’ont pas leur place dans l’univers NETFLIX, qui considère que les souscripteurs sont à même de faire leur choix guidés par le bon algorithme: NETFLIX dépossède les chaînes de leur raison d’être pour acheter ou concevoir directement les programmes. L’écosystème ancien est complètement désintermedié par NETFLIX qui capte le souscripteur, l’engage à rester le plus longtemps possible sur l’application (1 heure par jour déjà, le tiers de la TV traditionnelle). NETFLIX devient progressivement LA TV avec des dépenses de programme de 15 milliards de dollars par an !
VIACOM est un cas d’école de ce qui peut arriver à une entreprise pas préparée à affronter l’internet: la destruction. Dans les années 80, VIACOM avait misé sur les jeunes au travers notamment de sa chaîne MTV, qui diffusait des clips musicaux. Le contenu était audacieux à l’époque et avait réussi à percer malgré le scepticisme ambiant. Avec l’internet, YOUTUBE a apporté l’abondance de clips et rendu MTV obsolète. Devant la baisse d’audience, le management a réagi en augmentant le nombre de publicités et rachetant massivement les actions VIACOM, du coup surévaluées. Le résultat a été catastrophique pour le groupe: le cours de bourse est passé de 90$ en 2013 à 25$ en 2019. Cependant, le cas VIACOM ne doit pas être généralisé.
En effet, l’observation attentive de la dynamique de l’internet montre que les chaînes traditionnelles peuvent prospérer à condition de se renouveler:
Les agrégateurs tuent littéralement leurs fournisseurs en les empêchant de construire leur clientèle. Ces derniers doivent s’estimer heureux de pouvoir vendre d’avantage à condition de payer la rente (exemple: marketplace d’AMAZON). La réaction récente d’AMAZON à la taxe GAFA décidée par la France est révélatrice à cet égard: reporter la taxe sur les marchands de la place de marché GAFA French tax . C’est la faille des agrégateurs : ils captent le client de manière quasi monopolistique et se nourrissent sur les fournisseurs qu’ils mettent en concurrence pour l’accès au monopole. Dès lors cela donne une opportunité à de véritables plateformes qui permettent à leurs utilisateurs de se différencier. C’est ainsi que SHOPIFY offre une alternative par rapport à AMAZON ou ROKU une alternative par rapport à NETFLIX. Il n’est pas étonnant que ces deux plateformes rencontrent un succès considérable: ils gardent la neutralité entre les sociétés et leurs clients, les aidant juste à faire d’avantage de business. Ces plateformes se cantonnent au rôle d’outil.
Le choix et la sélection de programmes (pain quotidien des chaînes traditionnelles) a de l’avenir. En effet, les gens aiment se faire guider dans leurs choix et pas forcément tout choisir eux mêmes. Ils ont besoin aussi de curation par d’autres gens qu’ils estiment: les influenceurs. Cela explique le succès du HOWARD STERN SHOW sur SIRIUS où de la chaîne d’OPRAH WINFREY promue par DISCOVERY mais aussi de nombreuses chaînes d’influenceurs sur YOUTUBE. La surabondance des choix peut mener à l’angoisse, regret, etc. Ce risque psychologique a été abordé par ALVIN et HEIDI TOFFLER dans leur livre: le choc du futur écrit en 1970. Le meilleur des mondes est donc un équilibre (50/50) entre possibilité de choix et curation.
Les gens ont également besoin de se retrouver autour de manifestations en direct (concerts, événements sportifs, etc.). Cet aspect social est bien mieux promu par la TV traditionnelle que par NETFLIX.
Le problème est que la plupart des chaînes TV ont été conçues pour intégrer des bouquets. Le principe du bouquet est la mutualisation: les souscripteurs motivés par le sport paient moins chers que s’ils souscrivaient seulement au sport car d’autres souscripteurs du bouquet, moins motivés les subventionnent. Ces derniers acceptent cependant de le faire car les premiers payent aussi pour les chaînes qu’ils préfèrent. Au total, les souscripteurs de bouquets s'accommodent d’une offre de second choix à prix modéré. Cela ne pousse pas les chaînes à l’excellence. Or l’internet pousse à l’excellence, c’est la logique inverse. Comme on peut y trouver ce qu’on veut, on cherche précisément ce dont on a besoin, pas le deuxième choix. Du coup, les chaînes doivent chercher au maximum à se différencier, en fédérant des fans autour d’une offre très ciblée et de grande qualité, et en se constituant en réseau social spécialisé. En ayant ainsi une relation directe avec ses souscripteurs, la chaine TV linéaire peut contourner les agrégateurs, percer dans une niche et monétiser son audience de manière différentiée.
Voici ce que dit DAVID ZAZLAV, CEO de DISCOVERY des possibilités de monétisation dans son dernier conf. call:
Ainsi, vous pouvez regarder FLEABAG…l'un des grands succès sur AMAZON. Donc tout ce que vous pouvez faire, c'est de le voir. C'est génial. C'est génial. Vous pouvez le voir et rire ou pleurer, mais c'est tout.
Notre contenu a une réelle capacité à être regardé pour se former ou à être regardé pour faire des achats. Imaginez donc un monde où les sociétés de médias se battent pour des abonnés et les gens paient des frais mensuels et tout ce qu'ils peuvent faire, c'est regarder; alors que notre contenu a des abonnés mais ceux-ci aussi peuvent faire des achats. C'est vrai dans l'alimentation, c'est vrai à la maison, c'est vrai dans le golf, c'est vrai dans le cyclisme..
DISCOVERY crée ainsi des chaînes TV d’affinités dans le cyclisme, le golf, les plats cuisinés, la décoration intérieure, etc. afin de gagner des fans avec une programmation propriétaire. Le lien direct avec le client, créateur de goodwill, est la clé. Ainsi, malgré la concurrence de NETFLIX, le chiffre d’affaires de DISCOVERY continue de croître, bien que ses chaînes soient encore largement incluse dans les bouquets. Mais ce qui est perdu d’un côté (cord cutting) est largement compensé de l’autre par l’offre directe sur différentes plateformes.
Le groupe CBS est également un exemple de bonne réaction par rapport à la menace internet: CBS ne cherche pas à tout étreindre mais au contraire à se positionner là où les agrégateurs ont des faiblesses: il stratifie sa clientèle entre 1/ les seniors avec sa chaîne principale (comme on peut le constater sur le graphique du haut, les seniors sont les seuls à regarder d’avantage la TV traditionnelle 2/ les plus jeunes (18/49 ans) avec une offre OTT propriétaire ciblée (CBS ALL ACCESS) et une programmation de qualité allant du sport à la série. La fusion récente annoncé avec VIACOM va permettre de renforcer l’attrait de CBS ALL ACCESS auprès des jeunes en ajoutant de nombreuses heures de programmes originaux. Cette stratification va à l’opposé des AMAZON PRIME VIDEO, TIME WARNER, APPLE, NBCUNIVERSAL qui s’adressent à tout le monde et donc cherchent le même type de contenu à fort taux d’audience potentielle, faisant monter les enchères sur le prix des séries.
la TV traditionnelle a encore de beaux jours devant elle, à condition de jouer la stratégie de niche(s), de la conforter en bâtissant un réseau social spécialisé et en laissant la grosse cavalerie à NETFLIX ou YOUTUBE.