Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Le lièvre est le monde digital pur, représenté par Zoom, Spotify, Etsy, les API cloud, Chegg, TikTok, Bilibili, etc. La tortue est le monde analogique constitué des sociétés transformant la matière ou l’utilisant d’une manière ou d’une autre: les constructeurs automobiles, l’industrie, les produits de marque, les services de restauration, la grande distribution…en gros les sociétés préexistant à l’internet. La décennie 2010 a été celle du lièvre (software is eating the world). Les années 2020 verront-elles le retour de la tortue comme dans la fable.
Forces et faiblesses du monde digital
Le ressort du monde digital est le coût marginal zéro, la matière à transformer étant le silicium extrêmement abondant sur cette terre. Voir mon article Échelle sur le sujet. Le premier sur un marché amortit plus vite ses frais fixe (recherche essentiellement et marketing) qu’un suiveur et emporte généralement le marché. La clé est de prendre un marché par surprise pour le conquérir à la “Napoléon”.
Le problème est que toutes les affaires purement digitales se ressemblent: des équipes de développeurs qui codent un programme hébergé dans un cloud. Du coup tout le monde est potentiellement concurrent. L’absence de friction pour passer d’un marché à un autre fait que tout le monde s’attaque, au moins préventivement, pour défendre son pré carré: Facebook se lance dans l’e-commerce pour se défendre contre Amazon qui se lance dans la publicité.
Il manque au monde digital, l’ancrage physique (l’espace et le temps) qui crée de la rareté. Les plus belles sociétés de l’internet l’ont bien compris et ont cimenté leur avantage logiciel en l’ancrant dans la matière, même si cela réduit quelque peu leur vélocité:
-Netflix produit des films tournés dans le monde réel, avec des spécificités locales culturelles. Son avantage repose autant sur ses algorithmes de choix de programmes que de ses $20 milliards d’investissements annuels dans la production.
-Amazon a créé une infrastructure physique d’entrepôts, de camions, d’avions, de drones, de serveurs, qui lui permet de répondre à toute demande de biens et de les livrer toujours plus vite.
-Google a le plus important parc de serveurs au monde qui lui permet d’être plus rapide sur les requêtes
-Apple est d’abord du software (concurrent de Microsoft à l’origine) différencié par du hardware. C’est toute la différence avec Sony qui est hardware d’abord. L’un capitalise $2 trillions, l’autre un peu plus de $100 milliards.
-Tesla produit un logiciel sur roue et capitalise $800 milliards. Il se différencie ainsi de n’importe quel autre constructeur de voitures, même électriques.
Le software produit de l’échelle, la matière et le temps différencient: la différenciation du software par le matériel concilie le meilleur des deux mondes. L’important est d’être d’abord software pour 1/ créer une culture d’interaction avec l’utilisateur/client qui est sans commune mesure avec ce que peut faire une affaire pré internet, 2/ automatiser au maximum les processus qui en découlent pour tirer parti de l’effet d’échelle, tout en personnalisant le service. Et ainsi donner des ailes à la matière. Partir du software est particulièrement difficile pour des sociétés qui ont construit leur chaîne de valeur en s’adaptant aux contraintes des lois de la physique, de l’espace et du temps. Ces sociétés ont des usines, des sous-traitants, des entrepôts, des camions, des distributeurs, des marques confortées par de la pub TV, presse, affichage. Elles fonctionnent avec des stocks qu’elles essaient de pousser vers le consommateur. Elles sont maintenant enfermées dans cette chaîne de valeur. Le réflexe pour elles est de considérer le digital, le software, comme une aide à leur façon de faire, leur permettant d’économiser des coûts ou d’ajouter des produits. C’est pourquoi dans un premier temps, elles sont dépassées par des acteurs qui repensent le métier de zéro. Ces sociétés d’un nouveau type valent des fortunes quand les autres pataugent à vouloir les contrer en les pastichant.
Repenser le métier à partir de zéro
L’automobile est le cas le plus criant. Pourquoi Nio qui produit 44 000 voitures électriques sur le marché chinois en 2020 vaut-il $87 milliards ? GM qui en produit 150 000 aux Etats-Unis et en Chine, en plus de 10 millions de SUV, trucks et berlines à essence avec de fortes marques comme Cadillac ou GMC, ne capitalise que $70 milliards. En France, Peugeot, dont le président du directoire a fréquemment comparé l’électrique au bio, un luxe pour les 1%, ne pèse que $29 milliards en bourse. Il y a une certaine myopie chez les constructeurs traditionnels qui ont du mal à voir que l’automobile dorénavant est logiciel d’abord. L’avenir est en effet d’améliorer l’expérience chauffeur, le maître à bord, de multiplier ses options grace au logiciel jusqu’à le remplacer par un programme d’intelligence artificielle: le gain financier est énorme, sans compter les autres avantages. Le chauffeur est le principal coût d’une voiture: essayez d’embaucher un chauffeur privé: il faut compter € 24 000 par an, soit près de €40 000 coût employeur. Sur la durée de vie d’une voiture cela fait bien € 400 000, 10 fois le coût de la voiture ! Nio en Chine comme Tesla, veulent donner au chauffeur la possibilité de se faire remplacer par un logiciel. Le logiciel est embarqué sur un ordinateur qui va donner les ordres à la voiture. La propulsion électrique est une nécessité car l’ordinateur embarqué sera beaucoup plus efficace à conduire de l’électrique que du thermique: autonomie et électrique sont indissociables. Il est intéressant de voir comment Nio se définit (les caractère gras sont les miens):
Nio Inc. est un pionnier sur le marché chinois des véhicules électriques haut de gamme. Nous concevons, fabriquons et vendons conjointement des véhicules électriques haut de gamme intelligents et connectés, et sommes à l'origine d'innovations dans les technologies de prochaine génération en matière de connectivité, de conduite autonome et d'intelligence artificielle. Redéfinissant l'expérience de l'utilisateur, nous fournissons aux utilisateurs des solutions de recharge complètes, pratiques et innovantes ainsi que d'autres offres de services centrées sur l'utilisateur.
Les constructeurs automobiles considèrent la voiture électrique sous l’angle de la propulsion, qui leur parait être une alternative écologique très onéreuse à l’essence. C’est pourquoi ils cherchent une transition douce, sous la pression des gouvernements, en poussant l’hybride et toute autre sorte de carburant propre, de l’électrique à l’hydrogène, comme un complément peu efficient à ce qu’ils font déjà. En refusant de voir que la voiture est d’abord un logiciel, qu’il faut tout faire pour rendre plus performant et plus interactif, ils vont droit dans le mur et ouvrent grand les portes aux Tesla et Nio qui domineront l’automobile de demain. Ces derniers ancreront leur avantage logiciel dans la matière, intégrant à leur offre logicielle (IA) les puces, batteries, stations de recharge, etc.
La distribution est un cas intéressant. Jusqu’aux années 2000, l’hypermarché était roi, en France particulièrement où la construction de nouvelles surfaces était particulièrement limitée. Amazon a introduit un nouveau modèle économique à base de logiciel, distinguant l’espace de vente (virtualisé par un logiciel) de l’espace de stockage relégué au second plan et banalisé. Même si Amazon a encore des progrès à faire pour que les produits arrivent plus vite, le vers est dans le fruit pour l’hypermarché: pas assez de produits coûteux à acquérir (temps, voiture, parking). La grande distribution a essayé de réagir en ajoutant la possibilité d’acheter en ligne en plus de ses magasins physiques. La même erreur est répétée, métier après métier: ajouter un pastiche d’un service performant ne permet pas de contrer sa menace. Les deux paramètres à optimiser pour avoir une affaire internet à succès, coût marginal zéro oblige, sont simples: maximiser la valeur dans le temps du client, tout en minimisant son coût d’acquisition. Amazon a été très malin dans la mesure où il a acquis ses clients quand l’internet était encore vierge et peu concurrentiel, donc à faible coût. Dès lors, il n’a eu de cesse d’augmenter la valeur du client acquis en lui proposant sans cesse de nouveaux produits de manière à ce qu’il revienne sans cesse sur le site. La logique du système Amazon est la place de marché qui permet de décupler l’offre. Il y a maintenant 2 à 3 millions de vendeurs sur la place de marché Amazon, un nombre quasiment impossible à répliquer. Maintenant qu’Amazon a maximisé la valeur à long terme de ses clients, il peut investir massivement pour en acquérir d’autres (Prime vidéo, Alexa, etc.), érigeant des barrières à l’entrée massives pour les autres e-marchands. L’avenir de la grande distribution est la plateforme internet (seul l’alimentaire retarde le déclin inéluctable de l’hypermarché). Il peut y avoir des concurrents à Amazon mais ce seront peut être d’avantage les Facebook, Alibaba et Google que Wal Mart et Carrefour, des sociétés qui donnent la priorité au logiciel. Toute la chaîne du producteur au consommateur doit être repensée.
Une rupture importante concerne les marques. Traditionnellement celles-ci servaient à distinguer un produit d’un autre dans un grand magasin. C’est fini: près de 80% des produits vendus sur Amazon sont choisis en fonction de leur rating par les utilisateurs. S’il n’y a plus de marque à créer ni de stock à constituer pour remplir les étalages des hypermarchés, la règle du jeu s’inverse pour la production: il faut partir du logiciel d’intelligence artificielle pour savoir ce qui peut marcher sur Amazon ou autre plate-forme à succès mais est encore peu fourni puis créer la produit ad hoc et le faire fabriquer en fonction de la demande. Amazon garde le client chèrement acquis mais est ravi de partager ses données pour faire vivre l’écosystème dont il dépend. Une nouvelle race de sociétés qui exploitent par l’intelligence artificielle les données et avis des plateformes émergent et visent à remplacer Procter & Gamble, Unilever et autres marques. Parmi celles-ci on peut compter Thrasio, société privée déjà évalué $1 milliard, dont on peut écouter le CEO dans ce podcast. Là encore, ces sociétés sont logiciel d’abord mais intégrées à la chaîne de production pour la rendre plus efficiente. Elles bénéficient d’un effet d’échelle bien supérieur aux marques d’autrefois en automatisant au maximum les process.
Et pour le e-marchands qui ne veulent pas passer par Amazon, il leur sera très difficile de construire une présence en ligne, l’ajout d’emplacements physiques leur sera un atout pour acquérir des clients. On retrouve la même tendance: du logiciel pur à l’intégration avec le monde physique.
La question est de savoir si les sociétés d’avant internet peuvent encore s’en sortir, si elles ne seront pas systématiquement balayées par les nouveaux modèles économiques. General Electric, American Express, Coca Cola, Peugeot sont des sociétés centenaires ayant survécu à plusieurs révolutions technologiques. Qu’en sera-t-il de la révolution internet ? Alors que les sociétés logiciel qui sont tout échelle acceptent de s’alourdir pour gagner en avantage concurrentiel, comment les sociétés traditionnelles vont-elles s’alléger pour gagner en échelle ?
Le dilemme des sociétés traditionnelles
Les sociétés pré internet pour réussir devaient maîtriser une ressource rare de manière à tenir la demande en laisse. Ce pouvait être une matière première (énergie), une méthode de production (processus), un espace (distribution), le temps (média). La parfaite incarnation en est Ferrari. Extrait de son 10 K:
nous poursuivons une stratégie de production à faible volume afin de maintenir une réputation d'exclusivité et de rareté auprès des acheteurs de nos voitures et nous gérons soigneusement nos volumes de production et nos listes d'attente de livraison afin de promouvoir cette réputation.
Avec l’internet, la rareté change de camp: c’est l’utilisateur/consommateur qui devient rare, l’offre étant multipliée, mondialisée, banalisée. Les frictions tombent, les sociétés ont de plus en plus de mal à entretenir l’aspect exceptionnel, unique de leur offre. Naturellement, ils voient le digital comme une caisse de résonance pour ce qu’ils font déjà: un grand distributeur va créer un site internet pour y vendre ses produits en plus de ce qu’il vend en hypermarché, une société de marque va se créer une présence en ligne, un constructeur automobile va mettre de l’autonomie dans ses modèles existants (Volvo, GM), une banque va promouvoir l’exécution d’opérations qu’il fait déjà en ligne en plus d’en agence, un journal va chercher des recettes publicitaires supplémentaires sur les articles déjà publiés. Une telle stratégie est vouée à l’échec. La clé de la réussite sur le digital est simple: minimiser le coût d’acquisition, maximiser la durée de vie de l’utilisateur. Or une société qui cherche à utiliser le logiciel comme une chambre d’écho ne cherche pas vraiment à acquérir de clients puisqu’elle lui donne le choix en ligne ou hors ligne, avec ou sans logiciel. Au pire, elle dilue sa marque: Le Canard Enchaîné pendant des années a pu battre la presse traditionnelle sans réelle présence internet. Le deuxième problème est que ladite société aura du mal à retenir le client si son offre n’apporte pas un plus très net, ne cannibalise pas son offre ancienne: sur internet, la concurrence n’est qu’à un clic, il faut toujours retenir l’attention de l’utilisateur et l’enthousiasmer, lui apporter de l’abondance, pas de la rareté qui convient si bien au monde physique. Le risque est que son site manque cruellement d’échelle, devienne un centre de coût et au mieux sombre dans l’oubli. Prise entre le marteau et l’enclume, la société qui n’a pas compris les règles du jeu se dirige inexorablement vers le cimetière…sauf que…
Une réinvention est possible
Le fait que les sociétés “digital d’abord” se tournent vers la matière pour y trouver un espace de rareté (par exemple, infrastructure physique pour Amazon) est un signe fort pour les entreprises de la vieille économie: il y a un arbitrage intéressant à réaliser pour elles si elles arrivent à devenir “digital d’abord” tout en préservant leur espace de rareté, pour passer du monde de la pesanteur, des cours boursiers mesurés en P/e au monde de la légèreté et des cours boursiers mesurés en P/s. L’internet aujourd’hui est une place forte difficile à investir car les GAFA le dominent et fixent les conditions: le coût d’acquisition du client est de plus en plus onéreux, les places étant prises; le churn n’est qu’à un clic car il faut sans cesse se renouveler, apporter de l’abondance. Il est difficile de rivaliser avec un Facebook ou Amazon. Une société traditionnelle qui dispose d’un avantage matériel (terrain, marque…) peut contourner les GAFA ou les utiliser à sa guise. Son avantage matériel peu réduire sensiblement le coût d’acquisition du client et aider à le maintenir dans l’écosystème, donc à augmenter la masse de ses clients et les faire consommer plus de ce qu’ils aiment. Voici quelques exemples:
McDonalds a deux grands atouts: son patrimoine immobilier et sa marque. Ces deux atouts sont idéals pour acquérir le client en ligne à bon compte. Des enseignes partout rappellent que McDonalds est là si on veut se restaurer rapidement et le réflexe s’installe quand on commande en ligne. McDonalds a changé son organisation de sorte que toute commande se fasse en ligne, soit à la maison à travers Ubereats par exemple, soit dans un magasin à partir d’un terminal connecté. McDonalds devient digital d’abord, ce qui lui permet d’étendre son emprise par magasin. Une autre manière de voir le nouveau modèle économique: McDonalds devient une affaire digitale, avec un client qui revient sur l’application dès qu’il veut expédier un repas, le coût d’acquisition du client étant le patrimoine immobilier (déjà amorti). L’expérience de McDonalds peut être extrapolée à de petites chaînes qui peuvent en se transformant en application mobile devenir des petites plateformes de restauration multi-cuisines, en accueillant différents chefs dans leurs cuisines et effectuant les livraisons directement ou par un tiers distributeur. C’est le cas de Clyde´s Restaurant à Washington qui gagne ainsi en empreinte et effet d’échelle.
Disney a compris qu’il devait se transformer de fond en comble pour s’adapter au monde digital et consacrer un maximum de ressources pour être digital d’abord, quitte à cannibaliser des secteurs plus rentables (chaînes linéaires, Box office) et perdre de l’argent sur l’offre digitale. Le contenu est un vecteur puissant pour acquérir des client et les conserver. Disney est le meilleur dans son domaine: son contenu fait venir, crée des communautés (Star Wars, Marvel) qu’il peut alors monétiser sans friction grâce au digital de multiples manières (jeux, parcs de loisirs, magasins, etc.). En un an à peine Disney+ a 87 millions de souscripteurs et l’objectif est maintenant de 230 à 260 millions d’ici la fin de l’exercice 2024. Un simple calcul pout comparer à Netflix: Disney compte dépenser $8 milliards par an pour attirer 60 millions de souscripteurs additionnels par an. Netflix doit dépenser $20 milliards par an pour en ajouter la moitié. La différence est que Disney est une franchise ce qui réduit très sensiblement son coût d’acquisition. Le point crucial pour Disney sera de retenir ses souscripteurs, d’où l’importance de mettre en valeur des communautés de fans scotchés sur l’application par le recherche d’un statut.
Nike a misé sur le digital d’abord depuis quelques années et cela porte ses fruits. Là encore, Nike se sert de sa marque et de l’immobilier pour acquérir des clients digitaux. Il ouvre des petits magasins de quartier achalandés avec les chaussures que les gens aiment (d’après les données des membres premium) et un design modern accueillant. Le message sous-jacent est: Nike se déplace pour vous. Puis il propose aux membres du club de les acheter en ligne et de se retrouver en magasin pour les collecter et se retrouver entre membres. Le local sert à vendre le digital. Comme pour Disney+, les innovations sont réservées aux membres digitaux, quitte à cannibaliser la distribution traditionnelle (les salles de cinéma pour Disney). Nike essaie également de créer des communautés de fans en ligne, se servant de l’association avec les athlètes et les grands événements sportifs. La recherche du statut protège contre le churn…Nike se transforme en club sportif communautaire et cela fonctionne ! 70 millions de nouveaux membres depuis le début de la pandémie. 40% des ventes sont maintenant en ligne.
Ces trois exemples montrent qu’il n’y a plus à tergiverser pour la vieille économie. L’ère des gros cash-flows et rachats d’actions massifs est terminée. Il faut maintenant les investir massivement dans le digital et inverser la logique naturelle qui est de partir du monde physique pour le compléter par le monde virtuel, utiliser son avantage matériel pour diminuer le coût d’acquisition et améliorer la rétention client. Le moment est propice car le coût d’acquisition sur internet ne peut que monter, le réseau étant extrêmement centralisé contrairement à ses débuts. Il devient donc de plus en plus difficile de créer son business sur internet, même si le coût de l’infrastructure s’est effondré. Cependant, une telle réorganisation demande du courage, une vertu pas forcément très répandue dans les conseils d’administration…
Bonne fin de semaine,
Hervé