L’avenir d’Apple est nuageux
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Les nouvelles puces M1 équipant les Mac ont été dévoilées par Apple lors de sa Keynote du 10 novembre. Leur performance est époustouflante en terme de puissance et économie d’énergie, creusant nettement l’écart entre le Mac et les PC dotés de puces Intel ou AMD. La fameuse publicité d’Apple « I am a Mac, I am a PC » est plus que jamais d’actualité:
Et pour la première fois la puce M1 est de conception Apple, les Mac étaient auparavant équipés de microprocesseurs Intel, et faisaient la différence par le software et le design. Les commentateurs de tout bord en profitent pour enterrer Intel, qui après avoir été écarté du smartphone est en train de perdre son client le plus prestigieux et par la même la bataille du PC. Ce graphique publié par Anandtech montre comment Apple a progressivement rattrapé Intel avec ses propres puces conçues pour l’IPhone et maintenant peut le dépasser sur le Mac avec la M1. Clay Christensen aurait pu prendre cet exemple dans son livre The innovator’s dilemma:
Un train peut en cacher un autre
La victoire d’Apple sur Intel est universellement célébrée par la presse. Témoin cet article de James Allworth dans Medium qui donne le coup de grâce:
Il ne s'en est peut-être pas rendu compte à l'époque, mais lorsque Grove lisait les travaux de Christensen, il ne se contentait pas de lire comment Intel allait conquérir le marché des ordinateurs personnels. Il lisait également ce qui allait finalement arriver à la société qu'il a cofondée, 25 ans avant que cela n'arrive.
Le mécanisme causal de la perturbation que Grove a si vite compris était que même si une innovation perturbatrice commençait comme étant inférieure, en raison de l'expansion spectaculaire du marché, elle s'améliorerait à un rythme bien plus rapide que l'entreprise en place. C'est ce qui a permis à Intel (et Microsoft) de gagner le marché de l'informatique en premier lieu : même si les ordinateurs personnels étaient moins chers, la vente de quelque chose qui se trouvait dans chaque foyer et sur chaque bureau finit par financer beaucoup plus de dépenses de R&D que la vente de quelques serveurs très chers qui n'existaient que dans les salles de serveurs.
De même, la première incursion d'Apple dans le domaine des puces n'a rien produit de spécial en termes de silicium. Mais cela n'était pas nécessaire - les gens étaient heureux de n'avoir qu'un ordinateur qu'ils pouvaient garder dans leur poche. Apple a ensuite vendu beaucoup d'iPhones, et toutes ces ventes ont financé beaucoup de R&D. Le silicium qu'ils contiennent n'a cessé de s'améliorer, et de s'améliorer, et de s'améliorer.
Enfin, aujourd'hui marque le jour où, pour Intel, ces deux lignes sur le graphique se croisent. Contrairement à la dernière fois où les deux lignes se sont croisées sur le marché des ordinateurs personnels, ce n'est pas Intel qui a fait la perturbation. Et maintenant, ce n'est plus qu'une question de temps avant que les performances des puces à base d'ARM continuent leur ascension vers le dernier refuge d'Intel : le marché des serveurs.
Les choses ne vont pas bien se passer pour eux à partir de maintenant.
La supériorité nouvelle d’Apple sur les puces (IPhone, IPads et Macs) et par conséquent sur le hardware masque une réalité nouvelle plus inquiétante pour lui dans le contexte actuel: la perte de son avantage sur le software. Je reviendrai plus loin sur ce point majeur. Quand on joue l’intégration (pour Apple, software/hardware), il peut être dangereux de perdre l’avantage sur une face de l’intégration, car celle-ci ne repose plus que sur l’autre face. Or pour Apple jusqu’à présent l’autre face pour le Mac était entre les mains d’Intel. Si cette autre face se fait rattraper par un acteur pur jouant sur les économies d’échelle (en l’occurrence TSMC), l’intégration casse et se fait disrupter. En opérant ce mouvement brillant sur la puce M1, comme il l’a fait précédemment sur les puces de l’iPhone et l’iPad, Apple a prévenu un problème majeur: intégrer deux éléments ordinaires (modulaires) n’a pas d’intérêt. En jonglant habilement sur ses points forts; d’abord le software quand il était en position au mieux ordinaire sur les puces, puis sur le hardware, maintenant que le software est menacé, Apple prolonge son avantage. Il reste à savoir si l’avantage que peut construire Apple sur les puces sera aussi solide que celui qu’il a pu construire sur le software. En effet, Apple a pu constituer un écosystème autour de son software, qui est devenu un centre de gravité pour les développeurs, notamment avec l’App Store mais aussi avec MacOS. Tim Cook a misé la stratégie d’Apple sur les services. N’est-il pas en fait contraint de préparer une volte-face, du fait de la banalisation de son software, le contraignant à conquérir la suprématie sur le design de ses puces, sans écosystème protecteur ? C’est paradoxalement le risque que court Apple aujourd’hui, le même risque dont Intel a été victime, son intégration devenant de plus en plus difficile à tenir car attaquée sur le design et sur la fabrication. Il est toujours plus facile de voir le risque, une fois qu’on a vu les dégâts…Le sort d’Intel aujourd’hui présage celui d’Apple demain…Son avancée sur les puces A et M serait alors un mouvement brillant pour contrer l’inévitable…mais fragile.
Comment une affaire intégrée perd son avantage
L’exemple d’Intel est tout à fait intéressant à mettre en parallèle. Comme Apple intègre software et hardware (calibre son software exclusivement pour son hardware), Intel intègre fabrication (le métier de fonderie) et le design (architecture de la puce). Il réserve sa fonderie à la fabrication de ses propres puces. L’intégration paye quand au moins une de ses faces est supérieure, entraînant l’ensemble. Intel a lancé l’industrie du microprocesseur. Étant seul, il avait la suprématie sur le hardware et sur le design, et a pu ainsi imposer son architecture intégrée à la fabrication. Windows l’a adopté. Les deux affaires avaient le même modèle économique: un gros investissement de départ puis un coût marginal très faible, elles étaient faites pour s’entendre; le couple Wintel a régné sur l’industrie du PC depuis. La faiblesse implicite d’Intel dans son modèle intégré était de réserver la fabrication pour ses propres CPU seulement. Intel ne bénéficiait pas complètement des économies d’échelle possibles de la fonderie. TSMC, société taïwanaise créée en 1987, s’est enfournée dans la brèche décidant de produire pour tous les concepteurs de puces, sans les concurrencer. Avec Philipps comme actionnaire à 25% et premier client, TSMC a lancé sa première fonderie. TSMC a libéré l’imagination des concepteurs de puces qui n’avaient plus à se soucier des frais fixes énormes de la fabrication. Ils ont adopté le modèle et ont ainsi alimenté TSMC qui a pu investir des milliards de dollars chaque année dans un simple but: améliorer son appareil de production. Le résultat a été phénoménal: l’industrie des puces graphiques, dont Nvidia, est née de TSMC ainsi que les puces ARM équipant les smartphones, au total TSMC fabrique plus de 10 000 produits par an. À coût de milliards, TSMC a rattrapé son retard par rapport à Intel sur la fabrication pour maintenant le dépasser. L’avantage du modèle intégré d’Intel ne repose plus que sur une face, l’architecture de la puce, laquelle est maintenant menacée…par l’architecture ARM qu’utilise Apple notamment. Voici maintenant pourquoi une telle mésaventure pourrait se produire pour Apple.
La perte de l’avantage d’Apple sur le software
Apple réserve son software (y compris son magasin d’applications) à ses appareils, iPhones, iPads ou Macs. Il ne tire donc pas profit à plein des économies d’échelle de ce modèle économique horizontal à coût marginal faible. C’est une faiblesse potentielle. Qui va ou s’est déjà introduit dans la brèche ? Avant tout, il faut bien comprendre que l’intégration d’Apple reposait avant tout sur le software, au moins jusqu’à une époque récente. Steve Jobs était parti avec une longueur de retard sur les puces, voulant différentier Apple d’Intel et du troupeau des PC avec des puces IBM et Motorola, finalement peu performantes. Le software était sa planche de salut. Dès 1985, Steve Jobs avait fondé NexT, un software précurseur orienté objet, très apprécié des développeurs. C’est grace au rachat de NexT par Apple en 1996 qu’il a pu revenir chez Apple, marquant le début d’une seconde vie pour l’entreprise à la pomme. Steve Jobs met tout de suite les hommes clés de NexT à la tête d’Apple, marquant ainsi une stratégie tournée sur le logiciel et l’écosystème des développeurs. De là est né OS X qui était à la fois libre (dérivé de FreeBSD) et bien conçu, et a attiré les développeurs lassés de la domination de Windows. FreeBSD a été également le socle pour le développement d’IOS et de l’App Store, avec un succès sans égal. Cette suprématie sur le software intégré à un hardware banal (d’abord IBM/Motorola puis Intel) a permis de propulser Apple jusqu’à aujourd’hui, autour d’un écosystème solide de développeurs et un magasin d’applications extrêmement fourni.
Deux éléments viennent maintenant pilonner l’avantage d’Apple sur le software, le premier endogène, le second exogène:
Tim Cook cherche à monétiser de plus en plus l’activité services en obligeant les développeurs à payer la taxe de 30% à l’usage et non plus au règlement dans l’application. L’échappatoire qui consistait à régler en dehors de l’application pour utiliser à l’intérieur est de plus en plus restreint par Apple. Les développeurs se rebiffent (Basecamp, Fortnite, etc.) et cherchent à s’affranchir de la tutelle d’Apple. J’ai examiné cette question dans mon article Android/IOS, le duopole en péril ? C’est mauvais signe et n’est pas sans rappeler la mauvaise image de Windows sur laquelle Apple a pu construire sa deuxième vie…
Apple et Intel ont bien des points communs: les deux affaires jouent l’intégration sans compromis, elles limitent le potentiel d’une de leur activité pour valoriser l’ensemble: Apple le software, Intel la fonderie. Ce potentiel est d’autant limité que ces activités ont une structure de coût fixe importante suivie d’un coût marginal faible et tendraient naturellement à une propagation horizontale. Cette faiblesse est exploitée inexorablement; par TSMC pour Intel, par les opérateurs cloud pour Apple.
Le futur est nuageux…
Développer pour Apple, c’est accepter leur code (Xcode ou Swift), leur système d’exploitation (MacOS, iOS, WatchOS), leur matériel et leur infrastructure. L’ensemble est séduisant, mais intégré: c’est tout ou rien. Le problème est qu’un codeur veut programmer pour toute la planète, selon l’inclination de son modèle économique de coût marginal zéro. Le cloud est la solution car il permet de porter un logiciel sur n’importe quelle infrastructure, sans être contraint par un matériel ou système d’exploitation. AWS a été le premier à libérer le développeur en l’affranchissant de la contrainte machine (tout comme TSMC a libéré le concepteur de puces), puis les plateformes open source comme OpenShift l’ont libéré de la contrainte du système d’exploitation et du type de code. L’imagination du développeur est maintenant au pouvoir. Comme le nombre de puces a bondi grâce à TSMC, de même le nombre de programmes est appelé à croitre exponentiellement dans les années qui viennent grâce au cloud. Avec le cloud se sont développés les programmes se présentant sous forme d’applications cloud et web (web apps). Les applications web sont accessibles par n’importe quel navigateur web, évitant ainsi de multiplier les versions en fonction des systèmes d’exploitation hôtes. C’est la simplicité par excellence, et souvent la simplicité gagne. En s’adressant à un vaste public, indépendamment du matériel sur lequel il travaille, ces applications peuvent être collaboratives, sociales et ainsi par l’effet réseau battre facilement une application d’Apple, conçue pour un public plus étroit. Le risque pour Apple est de perdre le combat de la plateforme, les opérateurs cloud étant capables d’investir des milliards de dollars années après années à la seule fin de rendre leur plate-forme de plus en plus attractive pour les développeurs (exemple achat de Github par Microsoft). Ceux-ci pourraient alors s’agglutiner en masse…La disruption est en marche:
C’est une menace sérieuse pour Apple: les applications web n’ont pas à payer la taxe de 30 % car elle n’utilisent pas les outils Apple. Elles sont exécutées dans le cloud, à partir d’un navigateur. D’après Wikipédia:
Une application web (ou web app) est un logiciel d'application qui s'exécute sur un serveur web, contrairement aux logiciels informatiques qui sont exécutés localement sur le système d'exploitation (OS) de l'appareil. L'utilisateur accède aux applications web par l'intermédiaire d'un navigateur web doté d'une connexion internet active. Ces applications sont programmées selon une structure de type client-serveur - l'utilisateur ("client") reçoit des services par l'intermédiaire d'un serveur hors site hébergé par un tiers.
Les applications web, un peu grossières au départ, s’améliorent sans cesse et intègrent volontiers cette dimension collaborative. Ainsi Figma, application web de design collaborative rivalise désormais avec Photoshop. Les applications web s’affinent et deviennent les applications web progressives (progressive web apps) qui apparaissent sous la même forme que les applications natives de l’App Store ou du Google Play Store. Les opérateurs cloud comme Google (inventeur de l’application web progressive) et Microsoft sont ravis d’intégrer ces applications dans leur magasin, car cela améliore leur diffusion et rend leur magasin plus fourni. Apple se rebiffe, essaie de les bloquer pour éviter de perdre le contrôle sur son App Store. Le risque d’un telle stratégie pour Apple est que ses clients téléchargent les applications directement à partir du navigateur sans passer par l’App Store. La position d’Apple va être de plus en plus difficile à tenir et va fragiliser son App Store. Témoin le mouvement de Fortnite pour reconquérir l’iPhone:
Le jeu vidéo peut accélérer la disruption d’Apple
J’ écrivais dans mon article FAANG: la résistance:
L’univers du jeu vidéo est intéressant à observer car il est souvent précurseur de tendances beaucoup plus larges (par exemple les puces GPU qui ont au départ équipé les cartes graphiques avant d’être utilisées pour l’intelligence artificielle, en passant par le minage du Bitcoin)…Il n’y a pas encore véritablement de jeu vidéo sur le cloud car en raison des impératifs de très faible latence( 1 s perdue, 1 soldat tué), il faudrait mobiliser une puissance de calcul et d’électricité très importante pour héberger un jeu et réduire la latence au minimum. Cela impliquerait un coût variable élevé pour tout type de jeu (7€ les 20 heures) et éliminerait de facto une multitude de jeux plus ou moins gratuits, le pain quotidien des agrégateurs. Les offres cloud actuelles (Apple Arcade, etc.) gèrent uniquement la souscription dans le cloud: les jeux sont téléchargés à l’ancienne sur les consoles, iPads, PCs, etc. pour utiliser la capacité locale et pallier le problème de latence et éviter les coûts variables. Je dis bien pallier car les jeux multi-joueurs sont du coup limités à 100 joueurs maximum, empêchant les expériences massives. Une entreprise innovante pourrait accepter les frais variables, les répercuter pour créer justement un jeu qui créerait des événements mondiaux à plusieurs millions de joueurs simultanés.
L’application web est le réceptacle idéal pour créer un jeu dans le cloud qui puisse être réellement multi-joueurs en évitant l’App Store. Au delà du jeu, les expériences collectives de masse pourront être rendues possibles grâce à ce dispositif. Comment réagira Apple ?
Intel contre Apple revisité
Poussons le raisonnement jusqu’au bout: Apple se fait disrupter par le cloud. Le cloud est alimenté par les puces Intel. Car si Intel est rattrapé sur le PC, il faut lui reconnaitre une excellente stratégie dans le cloud où il a réussi à damer le pion à IBM et autres Sun. Comme l’immensité des programmes cloud ont été développés sur l’architecture X86 d’Intel, l’écosystème Intel est le choix évident pour accélérer le développement d’applications cloud et web sans avoir à réécrire les programmes. C’est la réponse du berger à la bergère. Disruptera bien qui disruptera le dernier ! Cela montre aussi que dans les affaires technologiques, les disruptions ne sont pas forcément définitives, les rebondissements toujours possibles. Voici l’état des forces tel que je le vois aujourd’hui:
Apple court un gros risque en étant par son approche intégrée à l’écart du cloud et de ses innovations. iCloud tourne sur AWS, c’est dire l’importance stratégique qu’il revêt pour Apple.... Mais paradoxalement, en prenant le leadership sur les puces, Apple garde ses chances d’être toujours le hardware préféré de ses fans: les applications web vont demander de la puissance certes mais vont être très consommatrices d’énergie, un point où Apple se différentie nettement avec la puce M1. Le PC risque de mordre la poussière…et de ne pas tenir la charge. Apple pourrait faire avec le Mac ce qu’il a fait avec l’iPad: dominer ce marché où il n’est encore qu’un nain, et pouvoir ainsi faire contrepoids au cloud.
Intel garde sa suprématie dans le cloud grâce à l’écosystème X86 parce que les opérateurs cloud doivent faire face à un développement effréné et utilisent par facilité l’architecture dominante. AMD peut le gêner à la marge mais utilisant la même architecture et n’étant pas en avantage sur la fonderie au final pâtira d’un plus faible volume de puces produites. En revanche, l’architecture RISC ARM est plus menaçante: l’exemple d’Apple montre qu’en utilisant les fonderies les plus modernes de TSMC, on peut être plus puissant et plus économe que les dernières générations de puces Intel avec une autre technologie. Si le cloud avec les applications web énergivores finit par se différentier sur les économies d’énergie, Intel aura dû souci à se faire…
Bonne fin de semaine,
Hervé