Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
J’ai toujours une certaine difficulté à comparer le terrain économique à un champ de bataille, car les comportements y sont plus policés. Il n’en reste pas moins que dans les deux cas, on cherche à accéder à quelque chose de rare, un territoire convoité. Cependant, si dans une guerre l’ennemi est identifié, l’économie ne se prête pas à une identification aussi facile. Qui est l’ennemi ? Que cherche-t-on à lui soustraire ?
De Sun Tzu, l’art de la guerre, chapitre 6:
Ce par quoi l'hôte des Trois Armées peut être assuré de recevoir l'ennemi mais de ne subir aucune défaite est le ch'i et le cheng... Au combat, en général, on utilise le cheng pour engager le combat, le ch'i pour gagner la victoire... La dynamique de combat ne dépasse pas le ch'i et le cheng, mais les mutations du ch'i et du cheng sont inépuisables. Ch'i et cheng s'accouchent l'un l'autre. Comme l'infini d'un anneau continu - qui peut les épuiser ?
Les idées de L’Art de la Guerre sont souvent reprises en stratégie d’entreprise car les victoires obtenues dans ce traité y sont psychologiques avant tout: l’ennemi est vaincu psychologiquement avant de l’être matériellement. Dans le monde des affaires, l’ennemi est de plus en plus le client qu’il faut conquérir (pas le compétiteur qu’il faut défaire) et cela passe beaucoup par la psychologie. Marc Andreessen a une très belle image pour synthétiser l’art de la vente: il faut vendre au client votre produit avant que le client ne vous vende qu’il ne l’achètera pas. On voit bien par cette image que la conquête du client est un combat.
L’ennemi est le client qu’il faut conquérir
Revenons sur cette assertion. L’internet a fait changer les priorités. Jusqu’à lors, le secret de l’avantage concurrentiel était de maîtriser une ressource (avant les autres) et de devenir le point de passage obligé. Bien sûr, il fallait s’intéresser au client mais dans la mesure où il permettait de capter cette précieuse ressource. Le client était une priorité de second ordre, car trop versatile dans ses choix. Certaines sociétés pouvaient même ne pas s’y intéresser du tout, si elles maîtrisaient l’accès à une ressource naturelle ou intellectuelle: on peut penser par exemple à De Beers, aux compagnies pétrolières ou aux pharmaceutiques. Pour les autres, l'objectif était d’obtenir un avantage d’échelle tel que les compétiteurs n’aient plus aucune chance. Bruce Greenwald et Judd Kahn dans leur livre Competition demystified illustrent bien l’état d’esprit de l’époque. D’après les auteurs, les 5 forces de Porter sont un schéma trop compliqué pour comprendre l’avantage concurrentiel. En fait tout peut se résumer aux barrières à l’entrée: les clients sont vus au mieux comme un moyen à domestiquer pour éliminer la concurrence qui est l’ennemi. Donnons quelques exemples: Coca Cola domine grâce à sa force de distribution, pas parce que le produit est meilleur. A force de voir un distributeur de Coca Cola à tous les coins de rue, une affiche publicitaire Coca Cola dès que l’on lève le nez, on finit par assimiler soif à Coca Cola et cela constitue une sérieuse barrière à l’entrée pour tout compétiteur existant et potentiel. La ressource que Coca Cola s’est appropriée est une inscription dans le psyché de chaque être humain, a coût de milliards de dollars. De même, le Washington Post n’était pas forcément un journal de qualité supérieure mais celui qui était livré chez les habitants de Washington tous les matins (grâce à une infrastructure dominante: imprimerie, distribution: les frais fixes constituaient la barrière à l’entrée). Warren Buffett s’est souvent vanté d’être tranquille avec le Washington Post car même un idiot pouvait en assumer la direction:
Si vous avez une assez belle affaire, si vous avez un journal en situation de monopole, si vous avez une station de télévision hertzienne - je parle du passé en l’occurrence - vous savez, votre idiot de neveu pourrait la diriger. Et si vous avez une très belle affaire, ça ne fait aucune différence.
Ou encore une de ses phrases préférées:
"J'essaie d'investir dans des entreprises qui sont si merveilleuses qu'un idiot peut les diriger. Parce que tôt ou tard, ce sera le cas.
Le concept est simple: si vous avez construit un avantage concurrentiel par la maîtrise d’une ressource rare, que ce soit une imprimerie, un canal hertzien, une force de distribution, un brevet ou une implantation de choix (Wal Mart), vous pouvez installer un péage et compter les recettes tous les soirs. C’est la méthode Warren Buffett (bien sûr, le management est un plus). Dès lors, la stratégie est également fort simple: occuper le terrain avant les autres. En 2000, les plus grands investissements de Warren Buffett étaient : American Express (domination par un réseau de paiement intégré), Coca Cola (domination par la distribution), Gillette (domination par la distribution), le Washington Post (domination par l’infrastructure sur Washington) et Wells Fargo (domination des flux d’argent en Californie). En 2005, quelques sociétés avaient été ajoutées dont Anheuser Busch (effet d’échelle sur les infrastructures de production et de transport de bière), Petro China (maîtrise de ressources pétrolières), Wal Mart (maîtrise de l’implantation dans les villes moyennes puis sur tout le territoire des Etats-Unis) et Moody’s (inscription dans le psyché des investisseurs). Ce qu’il faut retenir dans cette conception pré-internet est que l’ennemi est le compétiteur sur lequel il faut avoir le dessus. Le terme avantage concurrentiel l’exprime bien. La stratégie n’est pas une bataille à livrer au client mais une course de vitesse pour construire en premier la forteresse protégée par des douves (les fameuses barrières à l’entrée), qui empêchera les compétiteurs d’avoir accès à ce client. Si on arrive à plusieurs sur la ligne d’arrivée (Bruce Greenwald donne l’exemple des réseaux de télévision ABC, CBS et NBC), la seule solution est de s’entendre. La stratégie à adopter est plutôt celle du dilemme du prisonnier où la coopération l’emporte sur la trahison. L’oligopole est la meilleure solution après le monopole. Tout ceci n’est pas vraiment à l’avantage du client.
L’internet a bouleversé les rapports de force. Avec la réduction des frictions, ce qui était rare est devenu abondant. Il n’est plus besoin d’attendre que son journal arrive sous sa porte tous les matins, il suffit d’allumer son smartphone. Gillette avait réussi à maîtriser une ressource rare à force de matraquage publicitaire: l’inscription dans le psyché de milliards d’être humains que leurs lames était le seul moyen de ne pas apparaître balafré et ridicule le matin au travail. Et il monétisait cette inscription très cher. Mais aujourd’hui, il est possible d’acheter chez Amazon un lot de lames 4 fois moins chères avec moult recommandations positives des utilisateurs. La forteresse a des fissures…Le combat a changé de nature. Il faut maintenant d’abord convaincre les clients (ce sont eux qui mettent les appréciations) alors qu’ils ont à leur disposition une abondante information. La bataille est devenue équitable.
De Business insider, le 26/09/2018:
Jeff Bezos a partagé plusieurs points de vue sur Amazon lors d'une conférence au Club économique de Washington le 13 septembre.
Au début de l'exposé, il s’est étendu sur le principe numéro 1 de leadership d'Amazon: l'obsession du client. Les chefs d'entreprise doivent se concentrer sur le client plutôt que sur le concurrent, a-t-il dit.
M. Bezos a dit qu'il recherchait cette obsession de la clientèle lorsqu'il investit dans de nouvelles entreprises.
Amazon a 14 principes de leadership qui guident les décisions économiques de ses employés, mais le fondateur Jeff Bezos a dit qu'un seul d'entre eux est la " sauce secrète " du succès de l'entreprise d'un trillion de dollars.
"Ce qui a fait notre succès, et de loin, c'est l'obsession du client plutôt que l'obsession du concurrent ", a déclaré M. Bezos lors d'un discours prononcé le 13 septembre devant le Club économique de Washington.
En se concentrant sur ce que les clients veulent ou ce dont ils ont besoin, Amazon a pris l'initiative d'un grand nombre des initiatives commerciales les plus rentables d'Amazon.
Il est important de noter à ce stade que Bruce Greenwald, professeur d’économie à Columbia, a complètement raté Apple et en prévoyait régulièrement la déroute. Pour lui, on ne pouvait capter le client qu’avec un produit aux caractéristiques suivantes: achat répétitif, prix d’achat unitaire faible. L’achat devait être automatique (le client est un zombie). L’Iphone ne rentrait pas dans son cadre. Cette vision rejoint largement celle de Warren Buffett qui parlait dans la lettre annuelle aux actionnaires de Berkshire Hathaway en 1996 de ses « inévitables »:
Des entreprises comme Coca-Cola et Gillette pourraient bien être étiquetées "Les Inevitables". Les prévisionnistes peuvent différer quelque peu dans leurs prévisions quant à la quantité exacte de boissons gazeuses ou d'équipement de rasage que ces entreprises produiront dans dix ou vingt ans. Notre discours sur l'inéluctabilité ne vise pas non plus à minimiser le travail vital que ces entreprises doivent continuer à accomplir dans des domaines tels que la fabrication, la distribution, l'emballage et l'innovation des produits. En fin de compte, cependant, aucun observateur sensé - pas même les concurrents les plus vigoureux de ces sociétés, à supposer qu'ils évaluent la question honnêtement - ne se demande si Coke et Gillette domineront leurs domaines à l'échelle mondiale pendant toute la durée d'un investissement. En effet, leur domination se renforcera probablement. Au cours des dix dernières années, les deux sociétés ont considérablement accru leurs parts de marché déjà énormes, et tout indique qu'elles répéteront cette performance au cours de la prochaine décennie.
Pour Warren Buffett, une fois une petite place solidement gravée dans l’imaginaire du consommateur (à coup de milliards de dollars investis dans la distribution), la guerre est gagnée contre les compétiteurs pour 10, 20 ans ou plus. Depuis cette lettre de Warren Buffett, le cours de Coca Cola a progressé de moins de 5% par an pendant les 23 ans qui ont suivi, guère plus qu’une obligation de l’époque, celui de Gillette (maintenant Procter & Gamble) de 8%…et celui d’Amazon de 36% par an. Warren Buffet ne s’est il pas trompé de combat ? Si l’ennemi est le client, non le compétiteur, il faut le (con)vaincre par l’effet whaou plutôt que le persuader (par le matraquage publicitaire), considérant qu’il est une variable d’ajustement pour combattre la concurrence. L’art de la guerre de Sun Tzu devient alors un guide plus intéressant que la technique traditionnelle d’accumulation de moyens pour gagner le combat.
Le ch’i et le cheng
Si le client est l’ennemi dont il faut abattre les résistances, la guerre des moyens traditionnelle, celle de Buffett, Greenwald et Malone, fondée sur les économies d’échelle et la captivité client ne suffit plus. Sinon, comment expliquer que Facebook avec ses 30 millions d’utilisateurs en 2007 ait réussi à éclipser Myspace et ses 500 millions d’utilisateurs, même chose pour Zoom face à Skype et Amazon face à Wal Mart ?
Le principe de la guerre traditionnelle est fondé sur le modèle de Lanchester: il considère deux paramètres pour chaque armée: le nombre des armes et leur efficacité. Il y a une relation géométrique entre les deux paramètres dans la mesure où pour compenser une armée deux fois plus importante de son ennemi, il faut des armes 4 fois plus puissantes. Ce modèle donne de l’importance aux nombres et explique bien les guerres du XIXème et du XXème siècle. Sun Tzu s’opposait à ce modèle avant l’heure (Vème siècle) quand il écrivait: « le nombre seul ne confère aucun avantage ». Sa guerre est fondée sur l’agilité: la capacité d’orienter le combat de telle sorte à désorienter l’autre, en permanence, jusqu’à ce qu’il perde ses repères et panique. Le ch’i et le cheng sont les vecteurs de cette stratégie: le cheng permet de fixer l’ennemi dans un combat « attendu » tandis que le ch’i le prend alors par surprise. On peut prendre l’exemple de la Blitzkrieg menée par les armées allemandes en 1940 contre la France: l’attaque traditionnelle a été menée au Nord par les Pays Bas tandis qu’un deuxième front atypique s’ouvrait dans les Ardennes. Il était atypique dans la mesure où, contrairement aux combats de la guerre de 14, les allemands n’ont pas cherché à consolider leur position pour mieux attaquer, mais ont continué à avancer sans relâche créant la panique dans le camp français. C’est le contraste entre le traditionnel (attendu) sur les plaines du Nord et le novateur (inattendu) dans les Ardennes, qui a désorienté les français: le ch’i ne s’entend pas sans le cheng et inversement. C’est pourquoi, dans les guerres de Sun Tzu, le ch’i devient vite cheng et alors il faut inventer un nouveau ch’i. Rappelons ses propos: « La dynamique de combat ne dépasse pas le ch'i et le cheng, mais les mutations du ch'i et du cheng sont inépuisables ». Le concept ch’i et cheng a été repris dans les années 1980 par un pilote de chasse américain appelé John Boyd qui a inventé la boucle OODA (Observe, Orient, Decide, Act), une version moderne du ch’i et cheng, inspirant les stratégies actuelles du Pentagone…et celles des sociétés internet.
Le parallèle avec le monde des affaires est instructif: il y a la guerre ancienne, fondée sur la course à la taille (le fameux premier entrant qui arrive à l’échelle avant l’autre). De ce fait, le compétiteur pour gagner, n’ayant pas la supériorité numérique doit être beaucoup plus efficient, couper au maximum ses frais généraux: la guerre de Greenwald est entre effet taille et efficacité. Il n’y avait pas de place, au moment où il a écrit son livre pour des Amazon ou Apple. Certes, Warren Buffett a largement critiqué la recherche de la taille pour la taille, citant la fable de la grenouille et du bœuf. Mais sa critique repose toujours sur la logique de guerre traditionnelle: 1/ la taille n’est pas une condition suffisante pour capter une ressource précieuse, 2/ elle peut engendrer de la bureaucratie, donc diminuer l’efficience, 3/ quand la taille est surpayée par acquisitions, il y a une perte de ressources financières pour mener le combat.
L’observation: la clé pour gagner le consommateur
Les sociétés internet dans les années 2000 n’avaient pas le choix que de changer la règle du jeu. Étant de taille modeste, la stratégie classique aurait voulu qu’elles se différencient /distinguent / gagnent par des coûts inférieurs, c’est à dire plus d’efficacité. Beaucoup on justement minimisé les sociétés internet en ne considérant que les avantages de coût qu’elles pouvaient apporter. La confusion avec le modèle économique de Geico était aisée:
Geico est une compagnie d’assurance au modèle direct (par téléphone avant l’internet). Son avantage réside dans des frais généraux limés et un ratio combiné inférieur de 4% à ses concurrents commercialisant par un réseau d’agents. L’avantage est dans l’efficacité.
Geigo est un des investissements fétiche de Warren Buffett, comme il l’a été de son mentor Benjamin Graham.
Geico est un très bon investissement.
Seulement, l’internet va bien au delà du téléphone et de la réduction des frais généraux, il permet l’observation, la condition sine qua non du ch’i et du cheng. Le ch’i et le cheng sont en effet non seulement inséparables mais aussi inépuisables dans leurs variation (c’est difficile à admettre pour un admirateur de la stabilité comme l’est Warren Buffett). Il faut pouvoir orienter le combat pour désorienter l’autre, donc toujours connaître l’état des troupes adverses, c’est la clé. Dès que l’adversaire a repris ses repères ayant encaissé le ch’i, ce dernier doit être transformé en cheng pour élaborer un nouveau ch’i. L’observation est au cœur du dispositif, comme dans la boucle OODA.
Avec l’internet sont nés les cookies, petits fichiers texte envoyés par les sites internet sur les ordinateurs des utilisateurs et stockés dans le navigateur (Netscape a été le pionnier de la technique dès 1996). Ces cookies permettaient d’observer le comportement de l’utilisateur, d’abord sur un site particulier puis sur l’ensemble des sites consultés par celui-ci. Dès lors, il devenait plus facile pour un site internet de connaître les préférences de l’utilisateur, de lui donner ce qu’il attendait (le cheng) pour mieux le surprendre (par le ch’i). Les grands médias internet ont largement dépassé l’efficacité du cookie: en demandant à leurs utilisateurs de se connecter à leur univers, et en favorisant les interactions, ils disposent d’un niveau d’information supérieur, sans avoir à se justifier à chaque connexion ( C’est la raison pour laquelle le RGPD est un cadeau fait à Google et Facebook). Les affaires les mieux taillées pour conduire une guerre de ch’i et de cheng sont les sociétés internet qui obligent leurs utilisateurs à se connecter, en premier les Google, Facebook, Amazon, etc.
Comment les sociétés internet utilisent le ch’i et le cheng
Les sociétés internet ne sont pas les premières à penser ch’i et cheng. Apple est une illustration frappante de l’utilisation de cette technique, surtout à l’époque de Steve Jobs qui avait l’art d’anticiper les besoins des clients. A partir de 1999, date de la renaissance d’Apple, chaque Keynote s’achevait par: « Il y a encore quelque chose… ». La première partie du Keynote était consacré à ce qu'attendait le client (le cheng) et la deuxième à ce qui devait le surprendre (le ch’i). Le client avait ainsi l’impression d’être comblé à chaque Keynote, le ch’i devenait le nouveau cheng et Apple devait alors se surpasser une nouvelle fois. C’est ainsi que le Keynote d’Apple est devenu un événement planétaire et Apple une des marques la plus valorisée au monde.
Les grands médias internet grâce à leur ciblage connaissent avec une probabilité raisonnable les intentions de leurs utilisateurs. Il leur est donc facile de calibrer le cheng, c’est à dire répondre à leur attentes: c’est ce que fait Google de mieux en mieux avec son moteur de recherche ou Netflix avec son algorithme de recommandation. Mais ces sociétés sont des pieuvres et c’est ce qui fait leur force. Google a lancé en 2004 Gmail, un service inattendu (ch’i). Quel rapport avec la recherche ? Gmail a ravi ses utilisateurs du fait d’une grande fluidité, inhabituelle pour une messagerie, et une capacité de stockage énorme. Gmail a maintenant plus d’1,5 milliard d’utilisateurs actifs. Gmail était pour Google un moyen de mieux cerner les utilisateurs qu’avec des cookies, un poste d’observation supplémentaire pour conduire la guerre du ch’i et du cheng. En 2005, Google fait l’acquisition d’Android pour $50 millions, un mouvement plutôt inattendu qui permettra ultérieurement d’imposer le moteur de recherche sur le smartphone puis le Google Play Store et ses nombreuses applications Google: Map, Earth, Translate, Lens, etc. Android, ch’i au départ est devenu cheng pour ces applications (ch’i). Maintenant, chaque application Google se dérive en ch’i et en cheng. Par exemple Map propose en permanence des fonctionnalités inattendues (par exemple la réalité augmentée aujourd’hui). Le ch’i généralement fournit de l’information supplémentaire qui permet de corriger l’observation et de partir sur un nouveau round ch’i/cheng ou boucle OODA.
Le ch’i et le cheng permettent de distinguer les affaires de qualité supérieure
Une affaire internet gérée à l’ancienne peut être un bon investissement. Geico par exemple fait toujours la même chose (de l’assurance auto) plus efficacement que ses compétiteurs alourdis par leur réseau commercial et cela fonctionne. Warren Buffett vante tant la profitabilité que la croissance de Geico. Voici ce qu’il en dit dans sa lettre aux actionnaires 2018:
GEICO est aujourd'hui le deuxième assureur automobile américain, avec des ventes de 1 200 % supérieures à celles enregistrées en 1995. Le bénéfice de souscription a totalisé $ 15,5 B (avant impôts) depuis notre achat, et le float disponible pour l’investissement pour placement est passé de $ 2,5 B à $ 22,1 B.
Selon mes estimations, la gestion de GEICO par Tony a augmenté la valeur intrinsèque de Berkshire de plus de 50 milliards de dollars.
Warren Buffett estime ainsi la valeur intrinsèque de Geico a un peu plus de $50 milliards, c’est bien certes après 68 ans d’investissement, mais Alphabet, Amazon ou Facebook valent entre 5 et 10 fois plus en un temps qui parait la vitesse de l’éclair à côté du temps mis par Geico pour atteindre $50 milliards
Une affaire internet, pour s’épanouir aujourd’hui doit maîtriser l’art du ch’i et du cheng et enserrer le client comme une pieuvre. Dans le cas contraire, elle peut du jour au lendemain se trouver dépassée par un acteur plus tentaculaire ou un autre encore plus à l’écoute du client. N’est-ce pas le risque pour Slack qui a conçu une application d’entreprise très adaptée à la collaboration, mais se fait copier et rattraper par Teams, application intégrée à l’univers Microsoft ? A quel ch’i va recourir Slack pour conquérir le client tenté par la simplicité d’une offre intégrée ? Les applications d’entreprises (OKTA, MongoDB, Dropbox, etc.) sont particulièrement menacées car elles ont su se distinguer sur une fonction particulière qui devient le cheng et il leur faut continuer à conquérir le client par le jeu subtil du ch’i et du cheng. Le risque est que le client leur vende qu’il n’adoptera plus leur solution.
Aussi quand on analyse une société internet, voire même tout type de société tout simplement car l’internet est inévitable, il est intéressant de se demander si elle maîtrise l’art de la guerre de Sun Tzu ou si elle a une stratégie plus traditionnelle (aujourd’hui un plus grand risque car le client s’est réveillé). Netflix par exemple a largement pratiqué le ch’i et le cheng dans les années 2000, lui permettant de se débarrasser de Blockbuster. Mais maintenant que Netflix propose toutes les séries imaginables (cheng), que va t-il réserver comme surprise pour décaler le combat et gagner le spectateur soumis à une offre de streaming de plus en plus variée ?
Dans l’économie « as a service » tel qu’elle se répand partout, rien n’est possédé, tout est loué …et facilement. La maîtrise d’une ressource rare devient une gageure. Si on arrive à la trouver c’est très bien mais il faut vraiment s’assurer de son exclusivité. Dans l’incertitude, l’avantage sera donné à celui qui maîtrise le ch’i et le cheng, c’est cet assemblage qu’il faut arriver à discerner.
Le ch’i ne peut se passer du cheng
C’est la leçon de Star Wars. La franchise décline depuis plusieurs années. L’épisode VII avait été un grand succès avec un box office de $2 milliards, Star Wars story : Rogue One encaissa $1 milliard, l’épisode VIII $1,33 milliard et Star Wars story: Solo ne fit que $400 millions de recettes. Les franchises pour renouveler l’enthousiasme de leurs fans essaient de surprendre, mais s’ils ne répondent plus à leurs attentes, leur base de soutien s’érode jusqu’à ce que la franchise tombe dans l’oubli. si l’episode VII manquait un peu de ch’i, étant considéré comme trop pastiche des 6 épisodes précédents, l’épisode VIII, pour surprenant qu’il soit, a carrément déçu les attentes des fans (cheng). Après la longue et fastidieuse recherche de Luke Skywalker dans l’épisode VII, on le découvre dans l’épisode VIII désabusé, bien décidé à ne pas se battre et l’esprit torturé pendant tout le film. Tout ceci a fait reculer le fan club. C’est une excellente leçon pour la conduite de la guerre selon Sun Tzu: le ch’i et le cheng peuvent constituer une spirale positive redoutable, mais si l’équilibre entre les deux déraille, la descente est rapide. C’est pourquoi même au sein d’un même groupe (Disney en l’occurrence), certaines franchises ont des dynamiques positives (Iron Man, Avengers) quand d’autres s’enfoncent (Star wars, X men) sans qu’on comprenne vraiment pourquoi. En fait un déséquilibre du ch’i et du cheng fait vite dérailler une franchise.
Le maître du ch’i et du cheng: Amazon
Amazon a commencé comme une librairie en ligne. Les attentes du client étaient d’être livrés rapidement, ce à quoi Amazon répondait très bien (le cheng). Le ch’i a été la politique de retour. Contrairement à ce qui se faisait habituellement dans la vente par correspondance, Amazon au moindre problème renvoyait le livre commandé sans demander de retour. Cette façon de faire coûteuse pour Amazon lui a immédiatement conféré du goodwill. Puis ce ch’i est devenu cheng et Amazon a trouvé un nouveau ch’i: l’extension de son offre. Amazon a procuré l’abondance, un nombre de produits quasiment infini alors qu’il paraissait difficile de faire mieux que Wal Mart. Puis l’abondance est devenue un acquis, une attente ordinaire, un cheng et Amazon a commencé à se battre sur les délais de livraison: en 2005, la société annonce la création d’Amazon prime, abonnement à un service de livraison garanti en deux jours sur le territoire des Etats-Unis. On pourrait multiplier les manifestations de ch’i et de cheng déployés à l’infini par Amazon, l’élément intéressant est que la société a institutionnalisé cette pratique dans sa culture:
Amazon s’est construit sur l’observation des besoins du client. Jeff Bezos est un ancien quant, obsédé par la quête de données.
Chez Amazon, tout le monde est client même les salariés ! Amazon s’est structuré autour de petites équipes qui inter-réagissent entre elles en relation client/fournisseur. Cela a l’avantage d’instaurer le ch’i et le cheng à tous les échelons et ainsi d’en multiplier les manifestations potentielles. Chaque équipe est une start up qui travaille pour les autres (premiers clients). Voici ce qu’aurait demandé Jeff Bezos en 2002:
Toutes les équipes exposeront désormais leurs données et leurs fonctionnalités au travers d'interfaces de service.
Les équipes doivent communiquer entre elles par l'intermédiaire de ces interfaces.
Il n'y aura pas d'autre forme de communication entre équipes autorisée : pas de liaison directe, pas de lecture directe de la base de données d'une autre équipe, pas de modèle de mémoire partagée, pas de back-doors. La seule communication autorisée est par le biais d'appels d'interface de service sur le réseau.
Peu importe la technologie qu'ils utilisent.
Toutes les interfaces de service, sans exception, doivent être conçues dès le départ pour être externalisables. C'est-à-dire que l'équipe doit planifier et concevoir pour pouvoir exposer l'interface aux développeurs du monde extérieur. Aucune exception.
Pour favoriser l’émergence de ch’i et de cheng, Amazon a institué le mémo (2004): chaque start up ainsi constituée (et il y en a de plus en plus dans une entreprise de plus de 500 000 salariés en croissance de 20% par an) doit développer ses idées de ch’i à partir d’un mémo qui est alors présenté à la direction. Le power point est interdit, car trop flou. Pour Jeff Bezos, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Le mémo pousse à considérer l’ensemble d’un problème et ses articulations. Il est individuel, donc idéal pour favoriser l’expression de la créativité. Le groupe sert à trier les idées, du coup potentiellement très nombreuses et a les amplifier quand elles sont bonnes: cela donne les ch’i à grande échelle comme Prime, Go, AWS, Logistic, etc.
En bref, Amazon est une machine à générer du ch’i et du cheng à tous les niveaux de son organisation, un type de société unique en son genre qui ne peut être classée selon les normes traditionnelles. Bien sûr, il peut y avoir des échecs, l’acceptation de celui-ci est même encouragé dans la culture d’Amazon, mais le ch’i et le cheng se régénèrent en permanence.
Les pieuvres de l’internet, toujours changeantes sont loin des affaires stables de Warren Buffett. Leur modèle économique est inédit et difficile à comprendre dans la logique traditionnelle de l’avantage concurrentiel. Quand ces groupes arrivent à institutionnaliser le ch’i et le cheng dans leur culture, comme le fait Amazon, ils détiennent alors une nouvelle ressource: l’utilisateur tout entier, une ressource propriétaire dans le sens traditionnel du terme. C’est alors que Warren Buffett finit par se sentir dans son élément avec ce genre d’affaires…Apple représente une de ses plus importantes positions. Mais les marques que sont devenus les Apple, Google ou Microsoft ne les protège pas contre un déséquilibre du ch’i et du cheng. Ce n’est pas le genre de société qu’un idiot de neveu de Warren Buffett pourrait gérer.