Le choc pétrolier à l’épreuve du système monétaire international
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
En 2008, c’était le “peak oil”, l’idée que le monde était à court de réserves pétrolières. les cours du WTI (Western Texas Intermediate) avaient grimpé jusqu’à $140, les marchés étant convaincus par ce concept. Warren Buffett lui même validait l’idée avec un achat massif de $7 milliards d’actions ConocoPhilipps dont $6 milliards en 2008. C’était à l’époque sa plus importante position en prix de revient. Les prix n’ont dévissé qu’à partir de juin 2008, rapidement puisque le WTI atteignait déjà 40 $ en décembre 2008. Le point haut n’a plus jamais été atteint, le WI spot se traitant jusqu’à $11 le 21 avril 2020 ! Le graphique suivant montre la descente aux enfers
La crise de 2008 puis les progrès technologiques liés à l’extraction des pétroles de schiste, enfin le krach Covid, ont eu raison de cette théorie.
Or, depuis avril 2020, le marché est reparti à la hausse
Curieusement, une nouvelle théorie émerge: les normes ISR tuent les investissements dans les énergies fossiles. Les prix du pétrole sont condamnés à monter, la demande ne pouvant être réduite à due concurrence de la baisse de l’offre par l’utilisation d’énergies renouvelables. Warren Buffett a semble-t-il de nouveau enfourché cette théorie avec un investissement massif en 2022 dans le capital d’Occidental Petroleum, environ $10 milliards en prix de revient. La guerre en Ukraine ne fait que renforcer une tendance déjà bien installée et semble-t-il irréversible…
Une autre version pourrait être que la guerre en Ukraine ne fait que retarder le phénomène inverse: un renversement de tendance dû à une restriction de la liquidité mondiale. Je penche pour cette deuxième hypothèse. Voilà pourquoi :
Le biais du système monétaire international
Les systèmes monétaires des principales économies occidentales (Angleterre, Etats-Unis, France, etc.) ont été construits avec pour objectif de contrer l’inflation. L’idée était d’éviter que l’Etat prenne le contrôle de la création monétaire et fasse tourner systématiquement la planche à billet… Pour ce faire la création monétaire a été déléguée au privé mais encadrée. Le risque avec le privé est inverse: la concentration de monnaie là où les perspectives de rentabilité sont bonnes. Cela crée des zones où la monnaie peut se retirer, la déflation s’installer et contaminer l’ensemble de l’économie. C’était un scénario courant au XIXème siècle marqué par des crises de déflation répétitives. Les banques centrales ont été mises en place pour contrecarrer cette tendance, améliorer la fongibilité de la monnaie et la rendre suffisamment abondante pour faire croître l’économie dans son ensemble. La création de la monnaie-dépôts (95% de la monnaie officielle) est le privilège des banques administrées par la banque centrale. En théorie, la banque centrale peut piloter la création monétaire en jouant sur les taux d’intérêts à court terme et la taille du bilan des banques. J’ai essayé de montrer dans mon dernier article La FED peut-elle sauver l’économie ? comment la création monétaire avait progressivement échappé à partir du début des années 1950 au contrôle de la FED pour finalement l’obliger à des achats de plus en plus massifs de créances de toutes sortes afin d’éviter le retour aux paniques financières du XIXème siècle. Le risque aujourd’hui est bien la déflation, pas l’inflation. D’après CrossBorder Capital, $170 trillions de liquidités mondiales à vue (repos, eurodollars, opcvm monétaires) ou à terme (hedge funds, fonds souverains, corporates, etc.) sont transformées en actifs dont la liquidité est moins immédiate, mais considérés en périodes fastes comme quasi-liquides:
(Graphique issu de l’excellent livre Capital Wars de Michael Howell-la liquidité a encore monté depuis 2019)
La taille de ces « liquidités » représente 160 % du PNB mondial. Une crise de confiance peut facilement entraîner une ruée sur des actifs plus sûrs, entraînant une destruction partielle de ces liquidités, une vente massive des actifs qu’elles portent et une dépression économique. Or les actifs des principales banques centrales sont de $30 trillions. Ils ont étés constitués et renforcés dans les 15 dernières années pour compenser la destruction de liquidité. La réduction du bilan des banques centrale opérée depuis quelques mois sera extrêmement efficace à contrer l’inflation (plus que les taux d’intérêt) mais la manœuvre est délicate: il faut éviter la contagion et la panique. Les pénuries de pétrole pourraient vite être éclipsées par une réduction de la monnaie, qui ferait alors fondre la demande en énergie. Il y a des précédents récents.
Le grand jeu de l’arbitrage
L’universelle tentation est de gagner sans risque. L’arbitrage d’une position par une autre exactement symétrique permet dans des marchés déconnectés de réaliser un gain sans risque (typiquement achat d’une devise sur une place, vente de celle-ci sur une autre, cash and carry ou au contango pétrolier…) Les opportunités sont en principe rares, les marges par opération faibles (il ne faut pas rêver), d’où l’utilisation de l’effet de levier pour accroître ces gains. Une création monétaire non encadrée (possibilité de levier) pousse à rechercher ce type d’opérations, lesquelles par effet de concurrence rapportent de moins en moins et encouragent encore plus d’effet de levier…
Les opérations d’arbitrage encore existantes au début des années 1980 ont rapidement fondu avec l’ouverture des marchés financiers à la concurrence. Elles ont fait place à des opérations de pseudo-arbitrages. Un pseudo-arbitrage est une opération dont le résultat est quasiment garanti, sauf si une variable bien identifiée se détériore fortement. Voici deux exemples:
L’achat d’un titre visé par une OPE et vente de celui qui fait l’OPE. Le risque est que l’OPE ne se fasse pas.
L’achat d’une devise présentant un rendement élevé contre une autre avec un plus petit rendement. Le risque est une forte baisse de la devise à rendement élevé, supérieure au différentiel de rendement.
Les pseudo-arbitrages sur devises se sont considérablement développés à partir des années 1990. Il y avait pénurie de capitaux dans les marchés émergents récemment ouverts à la concurrence et pléthore de dollars grâce au marché non réglementé de l’eurodollar. Le grand jeu était d’emprunter dans une monnaie à faible taux d’intérêt (typiquement le dollar, le yen…) pour prêter dans une devise émergente moins liquide et au taux plus attractif. Généralement, cela provoque un engorgement sur la devise moins liquide qui au lieu de baisser se met à grimper. Cela oblige la banque centrale dudit pays émergents à vendre sa devise contre dollar pour maintenir la compétitivité de son économie. Les opérateurs sont encouragés par des opérations de pseudo-arbitrages gagnantes à tout coup et augmentent l’effet de levier au fur et à mesure de la baisse de la rentabilité unitaire de celles-ci. L’opération de pseudo-arbitrage apporte de la liquidité au marché émergent. Le risque est une baisse de la devise au delà du différentiel de taux d’intérêt. La liquidité peut alors fondre d’un coup alimentant la baisse de la devise émergente et plongeant le pays dans la dépression. On l’a vu avec la crise du Mexique en 1994, la crise asiatique en 1997, la crise russe en 1998, la crise grecque en 2011, la crise turque en 2014…
Le propre d’un pseudo-arbitrage est d’être gagnant la plupart du temps mais parfois de subir une grosse perte, tous les opérateurs débouclant leurs opérations en même temps. Malgré le risque, ce type d’opérations attire, du fait de la régularité des gains, à la fois les investisseurs finaux mais aussi les intermédiaires dont les modes d’intéressement sont annuels et non liés aux résultats finals d’une stratégie. Il n’est pas étonnant que les opérations de pseudo-arbitrage aient largement dépassé le cadre des devises (les taux internationaux convergeant progressivement) pour imprégner d’autres pans des marchés financiers. Les hedge funds, un phénomène qui s’est réellement développé à partir du début des années 2000 ont été parmi les grands promoteurs de ces pseudo-arbitrages. Leur encours net est aujourd’hui de $3 trillions, le brut est bien supérieur. Le principe du petit gain régulier, sauf si, revient à être vendeur d’option: on touche la prime si le cours ne bouge pas trop. Le monde de la finance a un biais vendeur d’options, conforté par les banques centrales qui vont dans le même sens ! Régulièrement un krach vient réajuster le tarif des primes à la hausse et on recommence. Le pseudo-arbitrage a touché les mortgages (2002/2007), le pétrole (2008), les taux européens (2011), la livre turque (2014), le Vix (2018), le non coté depuis les années 2010, les rachats d’actions par obligations corporate , particulièrement à partir de 2020. Les marchés financiers sont largement guidés aujourd’hui par les pseudo-arbitrages. Pour en savoir plus, il faut lire le très bon livre The Rise of Carry de Kevin Colderon.
Je m’intéresse ici au pseudo-arbitrage pétrolier qui, à la différence des autres n’est pas soutenu par les banques centrales, est donc plus risqué à long terme: raison de plus de se poser des questions sur la hausse actuelle.
Le pseudo-arbitrage pétrolier
Il consiste tout simplement à acheter du pétrole à terme, quand son cours est inférieur à celui du spot. Ce phénomène a lieu quand les producteurs de pétrole veulent couvrir leur production future pour lisser leurs résultats, et ainsi justifier à la fois un niveau de dette et un P/e élevés. L’idée pour le pseudo-arbitragiste qui prend la position inverse est d’empocher la différence entre le prix spot et le prix futur à l’échéance du terme. La condition est que le prix spot reste relativement stable. C’est pourquoi les échéances proches sont favorisées même si la rémunération potentielle est moindre. Quand le discours ambiant est favorable au cours du pétrole (insuffisance de réserves), le pseudo-arbitrage peut se développer. Les pseudo-arbitragistes fournissent de la liquidité aux compagnies pétrolières en leur achetant du pétrole à terme, lesquelles couvrent leur production future. Du fait de leur soutien, les producteurs investissent plus que justifié par la loi de l’offre et de la demande finale dans les ressources pétrolières. Cependant, si le cours du pétrole baisse, le pseudo-arbitrage peut finir en perte, voire en lourde perte. Les arbitragistes ont tendance soit à vendre, soit à tourner leur position sur des échéances plus lointaines. Cela entraîne une baisse des échéances courtes et un effet contango. Il est bien visible lors de chaque krach pétrolier (1997/2008/2020):
Les marchés sont globalement vendeurs de volatilité, mais les réajustements sont de plus en plus violents. C’est en phase avec l’augmentation de la liquidité et du levier. Que constatons nous aujourd’hui ? Les pseudo-arbitrages sont bien en place, les courbes entre spot et futures étant inversées:
Rien ne laisse présager un débouclement des pseudo-arbitrages, les fondamentaux étant résolument en faveur de la hausse. Le seul problème est que l’énergie est dans le collimateur de la FED.
Le risque de l’inter-connexion
On peut aujourd’hui parler de régime de pseudo-arbitrage. Tous les marchés étant inter-connectés, vendent la volatilité en même temps, dans l’espoir d’un gain régulier, c’est à dire que rien ne bouge substantiellement. Ils la vendent en ayant recours à un levier de plus en plus significatif. Quand la liquidité se rétracte, tous les opérateurs deviennent tour à tour acheteurs d’options, donc de volatilité pour se couvrir. Ils fuient leurs positions de vendeurs d’options pour se réfugier vers des actifs sûrs comme le bon du Trésor US à 10 ans. Le Vix et le spread 2 ans/10 ans sur les bons du Trésor sont devenus le thermomètre de l’état de la liquidité…Le prix des options se réajuste à la hausse et les banques centrales enclenchent un nouveau mouvement de vente de volatilité encourageant les pseudo-arbitrages à reprendre. Les mouvements sont globaux et inextricablement liés.
En mars 2020, la FED et autres banques centrales sont devenues massivement vendeuses d’options pratiquement tous marchés confondus pour calmer leur effondrement. Les pseudo-arbitragistes n’ont pas attendu pour leur emboîter le pas, connaissant la musique.
Or les banques centrales aujourd’hui achètent de la volatilité, autrement dit, commencent à réduire leur bilan, donnant un signal au marché que les pseudo-arbitrages ne seront pas rentables jusqu’à ce que l’inflation rentre dans le rang. Le pétrole est indirectement pointé du doigt. Comme en mars 2020, la FED a énormément fait baisser le prix de la volatilité rendant les pseudo-arbitrages à peine rentables. Les pseudo-arbitragistes ont dû prendre des positions de moins en moins rentables et sont maintenant “collés”. Le risque est bien le débouclement de positions vendeuses d’options accumulées depuis deux décennies, donc la déflation. Ce qui était perçu comme de la quasi monnaie (les supports des pseudo-arbitrages) sont maintenant perçus comme des actifs à risque et se déprécient.
Le retour n’est cependant pas violent car les marchés ont intégré le fait que la FED reviendra sur sa position et les sauvera après les interventions tous secteurs de l’année 2020. Les pseudo-arbitragistes attendent juste le signal que la FED est redevenue vendeuse de volatilité. En attendant, ils se replient dans l’ordre à chaque signal de mouvement inverse de la FED.
Le pétrole est un des rares marchés qui reste à l’écart de ce repli. Dans un premier temps, les pseudo-arbitragistes cherchent un refuge et se concentrent sur des actifs en principe décorrélés. Ils sont cette fois “rassurés” par les pénuries d’énergie. La volatilité, bien qu’en hausse, reste modérée encourageant ceux-ci:
L’effet est une surévaluation du pétrole par rapport à l’offre et à la demande réelle. Les premiers actifs à souffrir de la restriction de liquidités sont ceux considérés comme de la quasi-monnaie quand les temps sont favorables, à savoir les dettes hors Trésor. Cependant, le pseudo-arbitrage sur le pétrole, même s’il paraît décorrélé de prime abord est finalement équivalent au pseudo-arbitrage sur la dette (junk) des compagnies pétrolières. Si les taux de cette dette se tendent, car considérée un temps comme de la quasi-monnaie, l’édifice peut chanceler entraînant une baisse prononcée des cours du pétrole.
L’inflation des années 60, les chocs pétroliers des années 70 ont pu se produire dans un environnement où la liquidité était sous contrôle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Dans un système monétaire présentant un biais déflationniste marqué, où les flux de pseudo-arbitrage ont dépassé en quantité les flux économiques réels (PNB), le pari sur le pétrole est particulièrement risqué. Il est difficile d’imaginer un actif isolé longtemps de la restriction de liquidités, surtout qu’il ne peut pas compter sur le parachute ultime de la FED. Attention à l’effet Vil Coyote !
Bonne reprise,
Hervé