Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Lettre d’Elon Musk au conseil d’administration de Twitter le 14/04/2022:
J'ai investi dans Twitter car je crois en son potentiel en tant que plateforme de liberté d'expression dans le monde entier, et je pense que la liberté d'expression est un impératif sociétal pour une démocratie fonctionnelle.
Cependant, depuis que j'ai investi, je me rends compte que l'entreprise ne pourra ni prospérer ni servir cet impératif sociétal sous sa forme actuelle. Twitter doit être transformé en entreprise privée.
En conséquence, je propose d'acheter 100 % de Twitter pour 54,20 dollars par action en espèces, soit une prime de 54 % par rapport à la veille du jour où j'ai commencé à investir dans Twitter et une prime de 38 % par rapport à la veille de l'annonce publique de mon investissement.
Elon Musk a le don de voir les grandes tendances (les FinTech avec PayPal, les voitures électrique avec Tesla, l’espace avec Space X). Il veut maintenant surfer sur une autre grande tendance: le renforcement du cinquième pouvoir. Nous aborderons ici les implications géopolitiques.
Le retour de la géopolitique
La géopolitique est revenue au centre des préoccupations depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Tout à coup on réalise qu’un pays peut en envahir un autre, aussi incongru que cela puisse paraître, à l’ère technologique. Généralement, on envahit pour gagner des ressources naturelles, des voies de communication ou des frontières naturelles infranchissables, c’est à dire renforcer son territoire face à un ennemi potentiel. Ces raisons peuvent expliquer l’action de la Russie. Les forces de l’un sont les faiblesses de l’autre, d’où l’enclenchement de mécanismes de protection. Après la deuxième guerre mondiale, la géopolitique est devenue basique, réduite à deux blocs qui se contenaient l’un l’autre. Le commerce a été le ferment d’unité du bloc atlantique, il s’est fortement développé. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de l’URSS en 1991, la géopolitique était passée au second plan, il n’y avait plus d’ennemi pour l’Occident. Le commerce international a encore accéléré élargissant ses horizons:
L’internet a pu s’épanouir dans un contexte de mondialisation croissante et d’insouciance face à la résurgence d’intérêts géopolitiques antagonistes. Car la fin de l’empire soviétique signalait non pas la fin de la géopolitique mais sa mise en sommeil. Le groupe occidental se désagrégeait progressivement, les Etats-Unis se concentrant sur leurs priorités nationales, notamment la lutte contre le terrorisme. Le monde, autrefois bipolaire puis monopolaire (le monde Coca Cola et Gillette de Warren Buffett) après la chute de l’URSS, devenait multipolaire dans les années 2010, le bouclier américain perdant de sa justification, à l’intérieur du pays. La géopolitique dans un tel contexte devait immanquablement reprendre ses droits. Les Etats-Unis, gagnant alors leur indépendance énergétique grâce à leurs avancées technologiques sur les pétroles de schiste, ont accentué leur politique de retrait de la scène internationale. Ils ont durci le ton avec leurs anciens alliés contre l’Empire du Mal, qu’ils accusèrent de profiter de leur générosité: la Chine qui pillait la technologie américaine et refusait de concourir sur un pied d’égalité, l’Europe qui vivait sur les dépenses d’armement américaines. Cette attitude assez logique des Etats-Unis, vu le contexte, a jeté un froid. Tout à coup est apparu la perspective que les Etats-Unis ne protègeraient pas indéfiniment les eaux internationales et qu’il fallait en tirer les conséquences sur le commerce; tout à coup, il est apparu que le commerce pouvait être utilisé comme une arme pour obtenir des concessions de ses rivaux. La loi de Ricardo avait du plomb dans l’aile. Le monde était pris entre le marteau d’une mondialisation inextricable (toutes les nations étant inter-dependantes) et l’enclume de l’intérêt national nouvellement perçu. La tentative de débrancher la Russie de l’économie mondiale montre aujourd’hui de manière flagrante la difficulté représentée pour le pays concerné comme pour le reste du monde. Peu à peu les nations vont chercher à limiter les effets de cette inter-dépendance, par l’investissement national et les alliances.
Géopolitique des biens
Plus la technologie gagne en importance dans le PNB mondial, moins les invasions n’ont de sens car elles provoquent le départ des talents et l’inutilité du territoire occupé. Dès lors, les sanctions économiques deviennent l’arme géopolitique de choix. La mondialisation est toujours d’actualité, mais dans un monde qui préfère le modulaire à l’intégration. A chaque nation de trouver son module, de manière à parer les dommages d’une déconnexion éventuelle (sanction suprême) tout en gardant les avantages de la mondialisation. C’est la théorie. Le petit jeu est simple: chaque module va essayer de combler ses manques et développer un avantage concurrentiel propre pour rendre les autres modules dépendants, lesquels vont essayer de contrer cette dépendance. L’exercice n’est pas mécanique et se heurtera vite à des limites. Les chinois par exemple sont très fort sur la fabrication d’objets simples (démontables et copiables) qu’ils peuvent alors exporter (35% de leur PNB). Mais il leur manque l’énergie et les semi-conducteurs de pointe nécessaires partout désormais. Leur tendance naturelle serait de se rapprocher de pays riches en énergie comme la Russie, le Brésil où certains pays d’Afrique, de créer leur propre industrie de semi-conducteurs et d’exporter leurs biens manufacturés vers l’Asie. La réalité est que la Chine a besoin des États-Unis plus que l’inverse: les importations de ces derniers ne représentent que 14% de leur PNB et ne sont pas stratégiques. L’Asie n’a pas la capacité d’absorber ces exportations chinoises. L’Europe des 27 peut-elle adopter une approche modulaire ? Où est l’énergie pour propulser sa machine ? Là aussi un rapprochement avec les Etats-Unis est inévitable, surtout après la guerre en Ukraine. Dans le cas contraire, ces derniers pourraient décider de garder leur énergie pour eux, ce qui conduirait à deux prix: celui à l’intérieur des Etats-Unis abordable pour eux et celui à l’extérieur prohibitif. En fait l’approche modulaire est entièrement à discrétion des Etats-Unis. On a pu craindre à juste titre qu’ils décident de créer leur propre module avec le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada et quelques pays d’Amérique centrale ou du sud pour la fabrication de biens manufacturés. Cette inquiétude est-elle encore justifiée ? La mondialisation des données pousse dans une direction différente: le retour de l’axe du « bien » avec l’implication des Etats-Unis en arbitre, qu’ils le veulent ou non, que les autres pays essaient de l’en empêcher ou non…la géopolitique des modules n’est pas sur un terrain stable…
Le grain de sable
La mondialisation n’a pas concerné que les biens, celles des données à été encore plus radicale avec des conséquences irréversibles. Elle a été plus tardive car même si la puissance exponentielle des microprocesseurs la préparait, c’est réellement l’internet qui a libéré l’information du carcan des médias contrôlés territorialement. Tout le monde pouvait soudain espérer « exporter » ses idées et créer une tribune mondiale. La mondialisation des données peut être illustrée par le graphique suivant:
+42% par an entre 2010 et 2021 ! Cette mondialisation débridée n’est pas sans poser de problème géopolitique, car l’information est une arme, encore plus redoutable peut être que le commerce: elle touche l’esprit, c’est plus fort que toucher la chair. Contrôler l’information permet de manipuler la population, à l’intérieur de la souder et à l’extérieur de la fragiliser. Mais elle nécessite 1/ de collecter des informations sur les populations, 2/ de protéger certaines informations (secrets d’Etat), 3/ de trier l’information transmise aux populations. Ce modèle de contrôle (subtil dans les démocraties, brutal dans les régimes autoritaires) a été mis à mal par la mondialisation des données. L’information est beaucoup trop abondante, arrive de toute part extrêmement rapidement (n’importe quel smartphone peut filmer une scène gênante et la transmettre immédiatement sur le web) et entraîne des réactions de masses non maîtrisables qui peuvent se retourner contre les pouvoirs en place, à l’intérieur et à l’extérieur. C’est le fameux cinquième pouvoir dont parlait Mark Zuckerberg dans son allocution à Georgetown:
Les gens ayant le pouvoir de s'exprimer à l'échelle sont un nouveau type de force dans le monde. C'est un cinquième pouvoir aux côtés des autres structures de pouvoir dans notre société.
Le cinquième pouvoir est polymorphe, il prend la forme de différentes idéologies réunissant des communautés unies contre un hérétique, avec pour arme principale le boycott (les woke, les antivaxx, les pro masques, etc.). Parfois tels des affluents se jetant dans un fleuve, ces communautés peuvent converger vers un ennemi commun à abattre avec une puissance potentielle de 4,5 milliards de personnes. Le mème devient un agrégateur, un GAFA d’un nouveau type…
Perte de contrôle
Quelques soient les déclarations d’intention, la liberté d’expression étant garantie par la plupart des constitutions (y compris la russe et la Chinoise), le contrôle de l’information est vital pour un pays. Il s’agit en premier lieu d’éviter les séditions et la divulgation de secrets d’Etat. Pour les démocraties, ce contrôle doit être indirect, invisible, c’est pourquoi depuis la fin du XVIII ème siècle, on parle de la presse comme le quatrième pouvoir. Regardons l’exemple des Etats-Unis: le premier amendement garantit la liberté de la presse. Cependant, dès l’origine de la constitution, Benjamin Franklin, un des pères de la constitution, considérait la presse comme un moyen d’instruire les populations à la vertu morale…liberté conditionnelle donc. La presse dans les années 1800 était un moyen pour les deux partis qui se disputaient le pouvoir d’atteindre leurs partisans. Ils pouvaient être durs avec l’opposition, mais dans le respect du fonctionnement du système démocratique. L’iconique New York Times fut fondé par le banquier George Jones et le lieutenant gouverneur de New York Henry Raymond, deux professionnels qu’on ne pourra taxer de séditieux... D’après Wikipedia:
La théorie du journalisme annoncée par Raymond dans le Times marque un autre progrès par rapport aux principes de parti de ses prédécesseurs. Il pensait qu'un journal pouvait assumer le rôle d'un journal de parti, d'un organe de pensée non partisan et indépendant, tout en étant considéré par la grande majorité de ses lecteurs comme étant guidé par des principes de politique publique sincère…C'est le ton du Times qui le distingue particulièrement de ses contemporains. Dans son premier numéro, Raymond annonçait son intention d'écrire dans un langage tempéré et mesuré et de se mettre en colère aussi rarement que possible. "Il y a peu de choses dans ce monde pour lesquelles il vaut la peine de se mettre en colère ; et ce sont justement les choses que la colère n'améliorera pas."
On est loin des invectives de Twitter ! L’internet a décimé la presse, affaiblit la TV traditionnelle (son prolongement) et les opérateurs téléphoniques nationaux. Les secrets d’Etat sont mis en pâture (Wikileaks), tout et son contraire se disent sur internet. On voit maintenant le verre à moitié vide: l’internet affaiblit les défenses d’un pays, sa cohésion et ouvre une brèche pour un attaquant potentiel. L’interconnexion facilite le piratage. En mondialisation heureuse, le problème était édulcoré, considéré comme un avatar du processus démocratique et un signe de sa vigueur. On voyait le verre à moitié plein. Le cinquième pouvoir n’était pas vu comme une arme de destruction potentielle de son propre pays, manipulable par l’ennemi. Plusieurs éléments ont changé la donne:
Les Etats-Unis ont commencé à faire ouvertement cavalier seul au plan géopolitique, sous l’administration Obama puis Trump.
L’internet mobile est devenu prépondérant et avec lui l’internet des magasins d’applications, sous domination d’Apple et Google.
Le cloud s’est développé en corolaire pour stocker et véhiculer l’information, sous domination d’Amazon, Microsoft et Google.
L’internet commençait à être considéré par les nations comme une arme potentielle à la disposition des Etats-Unis. Ils pouvaient grâce aux Big Tech récupérer des données des citoyens non américains et répandre leur vision du monde à peu de frais. Paradoxalement c’est plutôt les russes qui percevaient l’internet comme une arme, mais les nations en faisaient peu de cas. Du fait des américains, elles perdaient le contrôle, les données devenaient un véritable enjeu géopolitique.
Les voies chinoise et indiennes
La Chine
La Chine ne veut pas entendre parler du cinquième pouvoir (ni des autres sauf celui du PCC). Elle a très vite coupé son internet des influences extérieures, chassant les groupes américains ou les décourageant (Google, Amazon, EBay, etc.). Le terrain vierge a été occupé par Alibaba et Tencent. Seul Apple a pu maintenir une présence très significative au prix de l’abandon de sa souveraineté sur l’App Store. La Chine utilise son marché intérieur d’1,4 milliard de personnes pour contrôler ses fournisseurs étrangers, compléter ses manques (comme sur les puces) et faite un copier coller de l’internet occidental, sous contrôle rapproché. La Chine peut ainsi éviter la déstabilisation à l’intérieur tout en gardant ses options pour déstabiliser les pays plus ouverts (TikTok est un succès aux Etats-Unis). A part la Chine, une seule autre puissance a le marché intérieur suffisant pour créer un internet propre: l’Inde avec ses 1,2 milliards d’habitants.
L’Inde
Le contrôle de l’internet en Inde est plus subtil. Au départ, contrairement à la Chine, elle a joué le jeu de l’internet ouvert, qui tournait cependant sur une infrastructure antique. L’Inde a alors imposé un standard minimum de bande passante (256 kbits en 2013 puis 512 kbits en 2014 puis 2 Mbps en 2021). C’est comme si l’Inde partait de zéro pour construire son internet, donnant ainsi à l’infrastructure le premier rôle. Jio s’est engouffré dans la brèche et a construit un réseau 4 G sur tout le territoire, dont la capacité permettait de casser le prix des transferts de données. Sur les 358 ISP recensés en 2019, Jio occupe plus de 50% du marché et devient la porte d’entrée à internet. Cela permet à l’Inde de pratiquer un contrôle à l’ancienne, celui du temps des opérateurs téléphoniques et de décider qui a droit à accéder au marché indien. C’est ainsi que TikTok à été banni pout des raisons de sécurité intérieure, ainsi que bien d’autres applications chinoises. C’est très facile à réaliser: Google dépend de Jio. S’il ne retire pas l’application chinoise de son Play Store, il risque lui-même le bannissement. L’Etat indien peut ainsi décider qui regarde quoi et prendre le contrôle de l’information.
Les Etats-Unis et l’Europe
Une chance pour l’internet occidental est que l’Inde et la Chine se neutralisent. Ils ne sont pas prêts de constituer une force commune. Une deuxième chance et une leçon pour l’Occident est que la Chine, à force de contrôles sur son internet l’affaiblit considérablement. La FinTech Alipay, propriété de Jack Ma et Alibaba, devait constituer un cloud bancaire a l’échelle mondiale. XI Jiping l’a réduit au rang d’un acteur national sous contrôle. Alipay devait être introduite en bourse avec une valeur de $350 milliards, éclipsant toutes les autres FinTechs. Elle n’est même plus présentable. La force de l’occident est sa capacité d’innovation. Le risque est qu’il cherche à retrouver le contrôle qu’il a perdu sur sa population, au détriment de l’innovation, et finalement au risque de voir sa puissance géopolitique atteinte. L’écart entre les Etats-Unis et l’Europe continentale est en train de se creuser, les premiers se spécialisant sur l’innovation, les seconds sur le contrôle.
Les Etats-Unis
Aux États-Unis, la réglementation semble toujours chaotique, c’est juste une conséquence de la priorité donnée à la liberté et particulièrement celle d’entreprendre. Il est un fait que les Etats-Unis souhaitent pouvoir surveiller leurs citoyens (les citoyens des autres pays aussi). Cela a été révélé par la Cour Européenne de Justice dans un arrêt de 2020. Europe 1, le 16 juillet 2020:
La Cour européenne de justice a tranché : dans un arrêt rendu jeudi matin, elle estime que les données personnelles ne sont pas aussi protégées de l'autre côté de l'Atlantique qu'en Europe. La juridiction a donc invalidé un mécanisme crucial de transfert des données personnelles de l'Union européenne vers les États-Unis. Cette décision est très importante pour les internautes européens, en particulier ceux qui utilisent les réseaux sociaux.
Ce désir de surveillance est pondéré par celui de ne pas contrecarrer l’initiative privée. Le chiffrement des réseaux sociaux est autorisé aux Etats-Unis, même s’il prête à discussions. WhatsApp est chiffré, IMessage aussi. On se souvient de la querelle entre Apple et le FBI en 2015 à propos du chiffrement d’un IPhone. De même le débat sur les cryptomonnaies est ouvert. Le recent « Executive Order » du président Biden souligne dans son premier alinéa le potentiel d’innovation des cryptomonnaies pour les systèmes de paiement et est particulièrement vague sur la réglementation. Cet a priori favorable à la liberté est manifeste dans la façon dont la loi exonère les plates-formes du contenu qu’elles véhiculent. Le Congrès a adopté en 1996, pour favoriser l’expansion de l’internet, la section 230, qui prévoit:
Aucun fournisseur ou utilisateur d'un service informatique interactif ne doit être traité comme l'éditeur ou le locuteur d'une information fournie par un autre fournisseur de contenu d'information.
Hormis certains types de contenus à caractère violent, harcelant, ou causant du mal, les plates-formes peuvent véhiculer du contenu externe sans en être responsable, elles peuvent le trier et le sélectionner comme bon leur semble, n’étant pas liées par le premier amendement sur la liberté d’expression. Pourvu qu’elles fassent la police en y mettant les moyens, leur bonne foi est présumée (Clause du bon samaritain). A elles de décider ce qui cause du mal. Aussi ne faut-il pas voir malice à leur déploiement d’une armée de modérateurs et d’intelligence artificielle. C’est pour ces plates-formes un moyen de respecter la clause du bon samaritain, avec plus ou moins d’arbitraire et d’éviter la pollution des spams. On se plaint des algorithmes de tris mais sans eux, les fils d’actualité seraient illisibles. Ce contexte relativement ouvert permet cependant au cinquième pouvoir de s’exprimer, les plates-formes ne cherchent pas à le contrôler. C’est un élément fondamental à comprendre: le cinquième pouvoir est aligné sur la vision de la liberté promue par les Etats-Unis. Il est juste un peu plus radical dans son expression et a un pouvoir de mobilisation redoutable. Son ennemi sera toujours d’avantage un régime autoritaire qui cherche à le museler qu’une démocratie. Mais il est aussi un puissant vecteur de créativité et d’innovation qui mérite d’être cultivé. Tesla ne serait pas le constructeur automobile qu’il est devenu sans l’appui de Twitter, cette caisse de résonance qui a permis à Elon Musk de lever des fonds malgré les cash-flows perpétuellement négatifs de sa société. C’est là où l’approche des Etats-Unis est astucieuse, c’est là où l’Europe se tire une balle dans le 🦶par une approche trop directement géopolitique.
L’Europe
Tout se résume aux deux derniers règlements de la Commission Européenne, le digital service act et le digital market act:
1/ Le premier prend le contrepied de la section 230, en ne présumant pas la bonne foi des plates-formes. Si ces dernières n’ont pas supprimé un contenu illicite et/ou transmis les informations sur l’auteur de l’infraction à la justice, elle peuvent encourir une peine allant jusqu’à 6% du chiffre d’affaires. Des dommages et intérêts peuvent être réclamés par les utilisateurs qui s’estiment lésés. De plus les plates-formes sont également tenues de donner toutes les informations sur un utilisateur à la demande de la justice. La peine potentielle est là d’1% du chiffre d’affaires. Enfin les régulateurs ont un droit de regard sur les algorithmes des plates-formes. Celles-ci se transforment ainsi en bras armé des gouvernements européens. La conséquence sera de les rendre extrêmement prudentes, de les faire pencher vers l’excès de censure et d’exaspérer les utilisateurs qui chercheront à s’exprimer ailleurs, par exemple sur des plates-formes crypto. La créativité et l’innovation en pâtiront au profit du politiquement correct, la situation de la presse avant l’internet.
2/ Le second veut empêcher les grosses plates-formes d’abuser de leur position dominante, en les empêchant par exemple de faire de la publicité croisée pour leurs propres produits. Si l’Europe cherche bien pour elle même à avoir un droit de regard sur les données et algorithmes, elle veut limiter la possibilité par les plates-formes d’accumuler trop de données et de les utiliser. Sous couvert de bonnes intentions, c’est bien un acte géopolitique visant à limiter le pouvoir des américains sur les données des utilisateurs européens. L’amende peut aller jusqu’à 20% du chiffre d’affaires. Enfin une mesure phare du règlement est de forcer les messageries à l’inter-operabilité. Par exemple WhatsApp devra communiquer avec les SMS. C’est un moyen de casser le chiffrement de bout en bout en insérant un point de jonction faible entre deux plates-formes. L’inter-operabilité fragilise le chiffrement et favorise le piratage (cf format e-mail). L’Europe, se de grandes oreilles tout en limitant celles des Etats-Unis, par plus de contrôle et de contraintes. Le résultat sera un internet plus modéré mais moins innovant.
Géopolitique: le dilemme de l’innovateur
Plus on veut constituer une force géopolitique plus il faut innover. La clé de la croissance, donc de la puissance est l’accroissement de la productivité, elle même liée à l’innovation. L’innovation nécessite le partage des idées (données) et l’acceptation de produits nouveaux, même s’ils peuvent déranger le corpus règlementaire. Ce partage passe désormais par l’internet et le cloud, il est international, la tendance va encore s’accentuer avec le télétravail. Dès lors comme dans l’évangile, le plus faible gagne au final. Il laisse les idées circuler à l’intérieur au risque de manipulations par des pays tiers sur sa propre population; il accepte la porosité de ses frontières « spirituelles » à l’inverse de la géopolitique traditionnelle pour pousser sa capacité d’innovation. La porosité des frontières crée notamment un solide marché pour la cyber sécurité et la protection des données nationales. Comme par hasard, les Cloudflare, Crowdstrike et Okta sont américains. Il accepte le risque de perdre le contrôle de sa population, risque d’autant plus limité qu’il favorise la liberté d’expression . Le cinquième pouvoir est un tout indissociable, faisant poids sur l’innovation comme sur la politique. Vouloir contrôler la liberté d’expression a un effet boomerang sur la capacité d’innovation. C’est pourquoi Elon Musk tient tant à rendre Twitter moins policé, n’hésitant pas à prendre d’abord une participation de 9% puis à racheter ce réseau social pour réformer sa politique de modération. Le paradoxe est que malgré toutes les tentatives de le restreindre, le cinquième pouvoir est sorti de la boîte et ne se laissera plus enfermer facilement. Un simple mème, impossible à supprimer, est son cri de ralliement:
Et ce mème est suffisamment puissant pour tuer une économie (exemple de l’économie russe). Ce mème est alimenté par le côté conventionnel de la plupart des gens qui les pousse au conformisme vis à vis de la pensée ambiante et à la désignation mimétique des hérétiques. Comme le dit Paul Graham:
Les esprits archi-conventionnels seront toujours parmi nous, à la recherche de choses à interdire. Tout ce dont ils ont besoin, c'est d'une idéologie qui leur dise quoi. Et il est peu probable que l'idéologie actuelle soit la dernière.
Au final le pays qui veut faire de la géopolitique des données s’expose à la double peine, la réduction de sa capacité d’innovation et de potentiels boycotts internes et externes, donc l’affaiblissement de sa puissance économique. C’est pourquoi la gestion par les Etats-Unis du cinquième pouvoir perpétue leur domination économique et leur permet de creuser l’écart avec les pays adeptes du contrôle. Le monde monopolaire refait surface…la géopolitique s’efface.
Chaque pays doit désormais peser ces menaces dans ses décisions géopolitiques:
Envahir un pays est le meilleur moyen de se se mettre à dos le cinquième pouvoir, surtout à une époque où on envisage la création de pays à partir du cloud ! Ce n’est jamais bon d’avoir le monde entier contre soi. A l’époque de la deuxième guerre mondiale, cela pouvait prendre deux ans, aujourd’hui c’est quasi-instantané, ne laissant que peu de marges à l’envahisseur.
Organiser un contrôle de sa population doit être extrêmement subtil, le risque est l’affaiblissement économique. Que ce soit par les données ou les normes ESG, les retours de bâton peuvent être cruels. De même que le cœur a ses raisons que la raison ignore, le cinquième pouvoir a ses critères ESG que la technostructure ignore…à ses dépends.
La géopolitique des biens a aussi ses limites. Le cinquième pouvoir définit les bons et les mauvais, les mauvais étant en toute probabilité du côté des régimes autoritaires. L’alliance avec les mauvais peut entraîner le déchaînement du cinquième pouvoir et les boycotts, y compris à l’intérieur de son propre pays. La politique de la demande est une spécialité des Etats-Unis, même si elle finit par concerner toutes les nations, internet oblige. Elle s’est clairement manifestée à l’occasion de l’invasion de l’Ukraine, quasiment du jour au lendemain. Elle est désormais une pièce importante dans la géopolitique, un marqueur du type de régime politique. C’est un drapeau rouge pour la Chine qui a aujourd’hui plus besoin des Etats-Unis que l’inverse. Encore faut-il qu’elle le reconnaisse…
Bonne semaine,
Hervé