Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Dans la terminologie américaine, les quatre pouvoirs sont l’exécutif, le législatif, le judiciaire …et la presse. Quel est donc le cinquième ? et pourquoi il renforce singulièrement le métier de base de Facebook: son fil d’actualités, celui dont on dit qu’il est « has been ».
De Human as media:
Dans le monde institutionnel, les hommes sont en compétition pour les ressources ou un bien matériel à obtenir. Le but principal des institutions est de distribuer les ressources.
Tout est au contraire sur le Net. Les gens rivalisent en donnant - en apportant leur temps, leur compétence et leur passion. Telle est la nature des posts, des like et des share, les principales activités du Net.
Sur le Net, une personne ne se contente pas de donner son temps, ses compétences et sa passion, elle doit aussi faire face à d'autres personnes qui font de même. L'objectif est la réponse, une ressource immatérielle et pas du tout une ressource - du point de vue des institutions.
Les institutions sont hors jeu dans un tel système de valeurs. Elles n'ont rien à distribuer sur le Net qui aurait été en leur possession exclusive. La monnaie de réponse est déjà répartie de manière égale entre tous. Chacun possède par défaut sa part de réponse.
Le monde d’abondance créé par internet renverse les lieux de pouvoir. Les institutions, dont les états, les entreprises, etc. ont été créées et légitimées pour gérer la rareté; elles concentrent l’information qui leur permet de réaliser ce dessein et de légitimer leur pouvoir. Les institutions sont dispensateurs du savoir, de la vérité et adoubent leurs experts. Leur pouvoir est assis sur une histoire invérifiable, considérée comme LA vérité. En distribuant l’information de manière parcimonieuse, elles gardent une longueur d’avance et cachent leurs turpitudes. L’invention de l’imprimerie, puis de la radio et de la TV ont facilité la concentration du pouvoir: les ressources nécessaires pour publier constituaient un coût fixe important que peu pouvaient se permettre, hormis les institutions (publiques ou privées) d’où provenaient la richesse. Le pouvoir des institutions reposait sur la retention d’information, assurant une légitimité. Le pouvoir des individus reposait lui sur la conquête des biens matériels, le hochet offert par les institutions pour conserver leurs privilèges. Pour se différencier, il fallait concourir pour de nombreux biens ou des biens exclusifs, et faire baver son voisin: une belle maison, une belle voiture, etc. Pour le commun des mortels, le pouvoir était dans la possession. Cette répartition inégalitaire des pouvoirs a du point de vue des populations trois inconvénients:
La petite parcelle de pouvoir laissée aux populations est de plus en plus concentrée. Ce phénomène s’est encore accentué depuis la crise de 2008:
La sensation de pouvoir est une fonction logarithmique de la possession matérielle. Au delà d’un certain niveau, la possession d’un bien supplémentaire n’apporte plus l’excitation souhaitée.
La soif de réponse est ce qui motive notre volonté de pouvoir. Il faut être reconnu. Détenir une Ferrari pour faire le tour d’une île déserte manque d’intérêt. Or la possession d’un bien donne des réponses peu claires (qui remarque la Ferrari?) et locales essentiellement. Le statut social est long à gagner et souvent ne dépasse pas le quartier. Quand la possession d’un bien marginal n’apporte plus de statut social supplémentaire, la concurrence pour la possession se transforme en concurrence pour le don. L’économie du don (ostensible) se développe en particulier pour les 1%: Bill Gates, Warren Buffett, etc. donnent progressivement leurs fortunes. Le don oblige son récipiendaire, il est donc une forme très efficace d’exercice du pouvoir. C’est à celui qui donnera le plus pour obtenir le plus haut statut social.
L’internet change complètement la donne et fait exploser l’équilibre ancien. L’abondance apporte la saturation de biens matériels et le désir de conquérir autrement son pouvoir. Dans le même temps, le privilège de l’information détenu par les institutions se désagrège, elle devient abondante, la certitude portée par la hiérarchie fait place à des noyaux de certitudes autour desquels s’agglutinent le public. Le modèle top down (presse, télévision) offre au mieux ce que l’internet offre au pire: la consommation passive de contenu. Il y a maintenant possibilité pour tout le mode d’exercer sa soif de reconnaissance en donnant une part de soi-même sous forme de contenu exclusif, toute la terre est susceptible de recevoir et de répondre au message. Enfin le partage de contenu suscite une reconnaissance de soi immédiate, sans friction: le nombre de like et de share ainsi que la qualité des personnes qui aiment et partagent. Il devient donc beaucoup plus facile pour chacun d’obtenir une reconnaissance sociale en partageant quelque chose d’unique, une petite pièce de contenu soit propriétaire, soit découverte avant les autres (retweet/like/share). Je poste et je reçois une réponse, donc j’existe. La valeur est dans l’interaction, non dans le contenu. La structure hiérarchique pyramidale est remplacée par des groupes de passionnés se reconnaissant entre eux et par opposition à d’autres groupe.
La puissance du fil d’actualités
Il y a deux ans, Marc Zuckerberg lance un pavé dans la mare Facebook en changeant l’orientation du fil d’actualités. Il considère désormais que le temps passé sur la plate-forme n’est pas le bon critère: Facebook n’est pas YouTube. Ses algorithmes présenteront aux amis ce qui est le plus susceptible de les faire réagir, en évitant de les ramener à la consommation passive de l’ancien monde des médias: une tentation qui flatte notre paresse, exploitée par les vieux médias pour infiltrer Facebook. Voici les mots de Marc Zuckerberg ce 11 janvier 2018:
Nous nous sentons responsables de veiller à ce que nos services soient non seulement agréables à utiliser, mais aussi bons pour le bien-être des gens. Nous avons donc étudié cette tendance avec soin en examinant la recherche universitaire et en faisant nos propres recherches avec des experts de premier plan dans les universités.
La recherche montre que lorsque nous utilisons les médias sociaux pour communiquer avec les personnes qui nous sont chères, cela peut être bon pour notre bien-être. Nous pouvons nous sentir plus connectés et moins seuls, et cela est en corrélation avec les mesures à long terme du bonheur et de la santé. Par contre, lire passivement des articles ou regarder des vidéos - même s'ils sont divertissants ou instructifs - peut ne pas être aussi bon.
Sur cette base, nous apportons un changement majeur à la façon dont nous construisons Facebook. Je change l'objectif que je donne à nos équipes de produits, qui est de vous aider à trouver du contenu pertinent, pour vous aider à avoir des interactions sociales plus significatives.
Par bonheur et santé, traduisez addiction. Marc Zuckerberg a compris que la puissance du fil d’actualités repose dans les interactions qui sont un moyen d’affirmer son statut. Chacun peut prendre une parcelle du pouvoir de l’ancien monde, devenir source d’information et la partager. Le pouvoir avec la maîtrise de l’information change de main. Une fois le pouvoir obtenu, il n’est pas question de le rendre surtout qu’il se renforce avec la pénétration d’internet et de Facebook en particulier, l’effet réseau des interactions faisant son office.
Le mouvement audacieux de Marc Zuckerberg, distançant Facebook de YouTube n’a pas été compris par le marché. En effet, dans le monde ancien des médias, il fallait se battre pour accaparer au maximum le temps des gens pour pouvoir leur déverser de la publicité. Dans le monde nouveau, Facebook se propose d’être l’intermédiaire par lequel le pouvoir est transféré. Là où est la valeur, là sera la monétisation. En attendant Marc Zuckerberg a prévenu par le même post:
Maintenant, je veux être clair : en faisant ces changements, je m'attends à ce que le temps que les gens passent sur Facebook et certaines mesures d'engagement diminuent. Mais je m'attends aussi à ce que le temps que vous passez sur Facebook soit plus précieux. Et si nous faisons ce qu'il faut, je crois que ce sera bon pour notre communauté et notre entreprise à long terme également.
Depuis ce post du 11 janvier 2018, la performance de Facebook en bourse a été médiocre (6% l’an). Les marchés ont vu avec suspicion ce changement de stratégie, y voyant une faiblesse de Facebook et de son fil d’actualités. Les marchés ont estimé que ce dernier qui constituait l’essentiel du chiffre d’affaires de Facebook était déjà le passé, qu’il lui fallait se reconvertir vers le modèle stories, monétiser d’avantage Instagram et WhatsApp pour s’en sortir victorieux face aux nouvelles menaces telles que TikTok. En attendant, le chiffre d’affaires de Facebook a continué à progresser: +37% en 2018 et presque 30% sur les 9 premiers mois 2019, son fil d’actualités a engrangé 8% de souscripteurs en plus d’une année sur l’autre.
Fil d’actualités vs vieux médias
La force du fil d’actualités est non seulement de permettre à l’individu de se créer un statut social facilement mais aussi de battre les vieux médias sur leur terrain: le contenu. Pris individuellement, le contenu peut paraître piètre et peu fiable mais ce contenu se déverse en torrent par la conjonction de gens passionnés qui filtrent et ajoutent des micro-informations à l’information jusqu’à ce qu’elle soit supérieure à celle antérieurement délivrée par les médias et s’infiltre partout pour tomber sur le public qui lui correspond par la succession de like. Le travail d’édition ne se fait pas en amont comme le font les vieux médias (presse/TV) mais dans le cours du processus de partage. C’est ce qui est dérangeant: à un instant t, le flot comprend de nombreuses inexactitudes, propos exagérés, insultes, etc. Cependant, les éléments inintéressants, mensongers, inexacts sont progressivement filtrés, dénoncés comme fake news. Andrey Miroshnichenko, auteur de Human as media nomme ce phénomène l’éditeur viral. La passion de myriades de micro-éditeurs infecte tous ceux qui ont sont en contact et ont un intérêt pour un sujet, le complètent et infectent à leur tout leur réseau. L’infection touche ainsi tous les sujets concernés par un thème donné. Le thème est au fur et à mesure de la progression de l’infection de mieux en mieux traité et converge vers sa cible, pourvu que cette dernière soit aussi passionnée. L’éditeur viral forme des groupes selon leurs passions. Le journalisme traditionnel est laissé sur place et n’a plus qu’à puiser dans le fil d’actualités pour pêcher son information: il a des reporters partout ! Le fil d’actualités bat le média ancien sur l’interaction mais aussi sur l’édition. La révolution apportée par l’interactivité de l’internet est définitive, c’est pourquoi elle suscite une forte réaction de ses ennemis, les institutions en général qui cherchent à discréditer ou réglementer l’éditeur viral. Plus il y aura de gens connectés plus ce sera difficile.
Le fil d’actualités est l’éditeur viral par excellence
Le fil d’actualités est l’intermédiaire idéal pour enflammer l’éditeur viral. Il est en effet très facile à utiliser et tout internaute peut devenir éditeur en écrivant, postant une photo ou vidéo, en aimant ou en partageant; la barrière à l’entrée est inexistante. Il suffit de savoir écrire. C’est pourquoi le fil d’actualités rassemble naturellement le plus de personnes possibles donnant à l’éditeur viral son impact maximal. La probabilité pour un post de trouver sa cible est très forte, le probable devient inévitable. Il y a aujourd’hui plus de 4 millards d’utilisateurs internet, 2,45 milliards d’utilisateurs mensuels de la seule application Facebook, son fil d’actualités. On peut estimer à 80% la pénétration de l’internet dans le monde d’ici quelques années. Si bien qu’il y aura au moins 6 milliards d’internautes et 4 milliards d’utilisateurs du fil d’actualité Facebook. Le potentiel est exprimé dans ce graphique tiré de Human as media (en remplaçant 2,4 milliards de l’époque par 4 milliards d’internautes aujourd’hui):
Le fil d’actualités est non seulement puissant mais son efficacité se renforce avec le temps. En mettant au centre de sa stratégie les interactions, Marc Zuckerberg cimente l’avantage concurrentiel du fil d’actualités: plus il y a d’interactions, plus la probabilité qu’un message atteigne son public devient inévitable, c’est addictif pour l’utilisateur. Il en est de même pour la publicité, ce qui permet à Facebook de monétiser remarquablement les interactions. Aucun réseau social concurrent n’arrive à un tel niveau de ciblage tout public confondu, un rêve pour un annonceur…La monétisation de la newsfeed est quasiment impossible à égaler. L’ARPU global de Facebook est $7,25 quand celui de Pinterest est de $ 0,90 et celui de Snapchat de $2,12.
Le risque des réseaux spécialisés
Une affaire horizontale est sans cesse menacée par des disrupteurs verticaux. Facebook ratisse large, c’est ce qui fait sa force…mais aussi sa faiblesse. Un éditeur de contenu s’intéresse certes à la quantité de réponses mais avant tout à la qualité de la réponse. Le fil d’actualités de Facebook est plutôt comme on l’a vu le plus petit dénominateur commun: l’absence de barrière à l’entrée permet à tout le monde de participer. L’inconvénient pour un individu qui poste est d’être aimé ou reposté ou critiqué par des personnes qui ne l’intéressent pas et/ou de ne pas avoir une concentration suffisante de gens intéressants au bout du post: la concurrence pour le statut social est trop large, il y a trop de bruit. C’est ainsi qu’un réseau plus spécifique et plus dense sur cette spécificité peut mordre sur le fil d’actualités. De même l’éditeur de Facebook utilise les outils les plus basiques (post, photos, etc.). Un concurrent pourra adopter un outil plus perfectionné et limité. C’est ce qu’a essayé de constituer Snapchat avec les filtres vidéo et les jeunes. Le réseau n’a pas le même potentiel global que Facebook mais peut concentrer beaucoup de jeunes nantis en concurrence pour un statut social dans les pays développés: la bande passante est une barrière à l’entrée. Facebook a su trouver la parade avec Instagram et le format “stories”.
Il n’y a aucune loi qui spécifie qu’une affaire horizontale est supérieure à une affaire verticale ou le contraire. Tout dépend de la façon dont les deux affaires sont gérées. Le moteur de recherche Google généraliste est en permanence attaqué par des moteurs spécialisés. Google prédomine et au contraire les menace: Yelp, TripAdvisor ou Expedia luttent pour leurs survie car Google search est suffisamment bon sur la recherche touristique pour que les gens restent sur l’application pour leurs choix de voyages. Google n’a pas à être excellent mais juste suffisant car l’attrait de la simplicité l’emporte sur une fonctionnalité même un peu supérieure. En revanche Graiglist s’est fait largement déplacer par nombre de ses sous spécialités (Tinder, Airbnb, Zillow, Reddit, Nexdoor, etc.). Les plates-formes verticales sont cette fois nettement supérieures en terme de fonctionnalités à Craigslist. Dans les videos, Twitch essaie de mordre sur YouTube sur le streaming de jeux, mais YouTube riposte par sa propre offre et reconquiert du terrain:
Une affaire horizontale est un compétiteur redoutable pourvu qu’il ne laisse pas une sous partie verticale avoir une fonctionnalité nettement supérieure et la gangrener. Dans le cas contraire l’affaire verticale peut s’appuyer sur son avantage et viser alors de s’étendre horizontalement mettant en danger l’affaire horizontale initiale…Google est ce genre d’affaire horizontale, paranoïaque et contrant toute tentative verticale en lançant de multiples apps destinées à affaiblir une potentielle menace verticale (Google map, Google Trad, Google photos, Google Lens, Google voyage, etc.). Graiglist au contraire n’a pas su évoluer et est complètement éclipsé par nombreuses affaires verticales prétendant maintenant au statut de plate-forme.
Le fil d’actualités de Facebook est bien également ce genre d’affaire horizontale s’adressant à la population entière. Marc Zuckerberg est bien conscient que pour en assurer la suprématie le plus longtemps possible, il lui faut également être paranoïaque et contrer toute tentative verticale sérieuse. Pour ce faire la stratégie est simple: acheter ou copier. Cela explique les achats de WhatsApp et Instagram, le lancement des stories, le développement des groupes d’affinité. Pour l’instant Facebook a contré toutes les menaces, le fil d’actualités reste la vache à lait croissants du groupe comme l’est Google Search pour Alphabet. Mais de nouvelles menaces pointent toujours à l’horizon. La dernière en date est TikTok une application de vidéos courtes qui trouvent leur public grâce à l’intelligence artificielle. L’éditeur viral de Facebook est remplacé par un éditeur artificiel qui associe directement l’émetteur de contenu à sa cible. Quelle est la crédibilité de cette menace ? A mon avis, elle n’est pas si forte que cela pour trois raisons:
l’éditeur viral de Facebook fonctionne comme un réseau de neurones, chaque participant étant un micro-éditeur, le tout fonctionnant comme une intelligence artificielle qui va amener le contenu adéquat à sa cible. Les puces utilisées ne sont pas des GPU comme chez TikTok mais des hommes, qui possèdent une intelligence générale et non pas étroite. Aussi, la puissance déployée par l’éditeur viral est sans commune mesure avec celle déployée par TikTok et sa fiabilité bien meilleure.
le fil d’actualité distribue le pouvoir de l’information aux populations. C’est son principal atout. L’algorithme joue un rôle de facilitateur pour que l’information soit éditée de la manière la plus efficace et à disposition de tous, mais son rôle est secondaire, les gens se trouvent eux mêmes par le partage de passions et la collaboration. Sans algorithme, nous croulerions sous l’information. Chez TikTok cependant, l’algorithme est premier, c’est lui qui décide qui reçoit quelle information, il n’y a pas d’autres filtres. En fait, le pouvoir est chez TikTok: s’il décide de ne pas montrer les vidéos de manifestations de Hong Kong, c’est très facile, il suffit de modifier légèrement l’algorithme. Cela sera plus dur pour Facebook structuré autour du graphe social qui est le premier filtre. TikTok est politiquement correct à la différence de Facebook et finalement très adapté au marché chinois.
le graphe social facilite la constitution de tribus qui sont consolidées par les interactions entre membres. Les gens cherchent à se faire remarquer d’abord dans leurs tribus. La personnalisation à l’extrême du contenu par TikTok risque de rendre son consommateur passif: que peut on améliorer à ce contenu et à destination de qui ?
j’ai probablement surestimé la menace à long terme de TikTok dans cet article: TikTok est certes redoutable car il flatte la paresse de ses membres en éliminant toutes les frictions: les utilisateurs ont un accès immédiat à des vidéos qui les intéressent sans avoir à choisir. Les producteurs ont un accès immédiat au public qui sera intéressé par leurs création sans avoir à élaborer de stratégie publicitaire, ils sont les annonceurs et c’est gratuit ! Mais il manque à TikTok le ciment social pour faire tenir la construction sur le long terme, la puissance des interactions. Recevoir en permanence des messages publicitaires personnalisés (c’est le cas de chaque vidéo TikTok) peut être lassant à la longue. Facebook connecte, TikTok individualise et déconnecte. TikTok a pris le marché par surprise et a atteint plus de 1,5 milliards de téléchargement dans le monde, dépassant Instagram. Ce Gengis Kahn des réseaux sociaux pourrait n’être qu’un tigre de papier. Cela laisse un peu de temps à Facebook pour ajuster sa réponse.
La menace des États
Le fil d’actualités détruit la légitimité du pouvoir pyramidal, il ne peut que rencontrer l’hostilité des perdants, les premiers étant les Etats. Si l’on veut comprendre cette hostilité, il suffit de regarder la Chine. WeChat (groupe Tencent) y a créé son fil d’actualités en 2012: Moments. D’après Wikipedia:
Moments (en chinois : 朋友圈 pinyin : péngyǒu quān) est une fonction de l'application pour smartphone WeChat, qui est lancée le 19 avril 2012 dans la version 4.0 de WeChat[1]. Elle offre de nouvelles fonctions de réseautage social aux utilisateurs de Wechat. La traduction chinoise de Moment est connue sous le nom de "cercle d'amis", ce qui signifie que les utilisateurs peuvent partager et avoir accès aux informations des amis acceptés sur WeChat, créant ainsi un cercle de communication intime et privé au sein du choix d'amis proches des utilisateurs.
Moments ressemble fort au fil d’actualités Facebook hormis ce détail:
Le fait d'être semi-fermé est la caractéristique la plus significative de Moments. Après avoir enregistré un compte WeChat, les utilisateurs peuvent ajouter d'autres utilisateurs de WeChat comme "amis" et "aimer" ou "commenter" les messages de leurs amis librement. Cependant, à la différence d'autres sites ou applications de réseaux sociaux, Moments suit le principe de "l'ami de mon ami n'est pas mon ami". C'est-à-dire qu'un utilisateur ne peut voir que les commentaires faits par des amis communs entre l'utilisateur et l'auteur, alors qu'il ne peut pas voir les expressions faites par des personnes qui ne font pas partie de sa liste d'amis.
La Chine a tout simplement retiré du fil d’actualité son éditeur viral, empêchant ainsi tout transfert de pouvoir à sa population. Les pays démocratiques ne peuvent museler ainsi leurs populations, la liberté d’expression étant généralement un droit fondamental, et ne peuvent que freiner le transfert de pouvoir. Une guérilla s’installe. Le pouvoir traditionnel est ébranlé:
Les partis organisaient la vie politique pour gagner les élections, se faire représenter dans les parlements et gérer les trois pouvoirs: exécutif, législatif et judiciaire. Leur succès était bâti sur l’information (le 4ème pouvoir), qu’ils véhiculaient pour se faire élire jusque dans les campagnes. Il leur fallait un effet d’échelle pour lever les fonds nécessaires à leur élection (campagnes TV, etc.). Comme on l’a vu plus haut, l’information (ou plutôt la désinformation) était un coût fixe important que peu pouvaient se permettre. Ce coût devait être amorti sur la masse maximale d’électeurs. Un discours modéré, rassembleur, le plus petit commun diviseur était la solution pour gagner le maximum de financements puis les élections. La vie politique était un duopole entre deux partis qui se ressemblaient.
L’internet, et particulièrement l’éditeur viral, fait sauter ce bel assemblage. Il met fin au modèle vertical d’information représenté par la TV. Les mensonges des partis, leur désinformation sont exposés. Les opinions se regroupent autour de points/thèmes périphériques aux préoccupations du centre, qui intéressent le plus les populations et n’ont pas grand chose à voir avec le discours des partis, surtout destinés à préserver l’establishment. Ces thèmes peuvent conduire à des mouvements sociaux de plus en plus gênants pour la puissance publique.
Trois réactions sont possibles dans une démocratie:
La première est de discréditer le fil d’actualités comme peu fiable, radical, rempli de fake news. L’Etat peut alors demander à Facebook de faire la police, de censurer son contenu. Il peut aussi essayer de donner des privilèges spéciaux aux médias traditionnels (accès privilégié à l’information, subventions) pour prolonger leur avantage sur l’information.
La deuxième est de toucher Facebook au portefeuille. L’Etat peut imposer des amendes, forcer la scission d’Instagram (diviser pour mieux régner) ou renforcer les règles sur le ciblage pour diminuer les recettes publicitaires. Ce ne sont pour Facebook que des blessures superficielles. Les mesures prises généralement gênent plus les concurrents que Facebook qui peut résister. En attendant, il faut s’attendre à d’avantage de mesures de ce type dans le futur.
La troisième, plus astucieuse, est de s’appuyer sur la nouvelle réalité qui est selon les mots de Marc Zuckerberg le cinquième pouvoir, celui du public qui s’expriment par internet. On espère ainsi se concilier les bonnes graces du cinquième pouvoir. C’est par exemple Donald Trump qui dirige par Twitter interposé ou Emmanuel Macron qui exploite l’opposition entre l’éditeur viral et les partis traditionnels pour se faire élire. Il y a dans chaque cas une prise de conscience que le monde ancien est mort: la TV et la presse traditionnelle dans le cas de Trump, les partis dans le cas de Macron. La difficulté est de contrôler ce cinquième pouvoir. Ce dernier ne suit pas les règles hiérarchiques institutionnelles, les pouvoirs publics n’ont pas d’interlocuteur pour négocier: le public rejette, ne construit pas. La hiérarchie du cinquième pouvoir est fondée sur le principe de l’aimant. Les auteurs du contenu le plus intéressant attirent comme des aimants et sont les mieux placés dans la hiérarchie: ce sont les influenceurs qui peuvent sortir de n’importe où. S’ils commencent à vouloir représenter le cinquième pouvoir, ils sont vite éjectés par celui-ci. La tentation pour le Pouvoir en place est alors de vouloir faire plaisir à tout le monde, de devenir une bureaucratie à apaiser les mécontentements, sans vision aucune, en comptant sur l’endettement public..ou alors de s’identifier au cinquième pouvoir en critiquant constamment l’establishment. Dans les démocraties, les pouvoirs publics sont tentés de manipuler le cinquième pouvoir comme ils manipulent leur population, ce dernier pourrait bien les faire descendre de leur Olympe…À vouloir satisfaire tout le monde, c’est souvent l’inverse qui se produit.
Le fil d’actualités est encore là pour longtemps malgré les escarmouches que peuvent lui infliger les quatre pouvoirs. La hiérarchie fait place aux groupes, aux sectes, au tribus, que cela plaise ou non…Bienvenue en préhistoire. Seules des communautés d’intérêt encore plus affinées (telles que Snapchat, Pinterest ou Twitter) peuvent espérer le déplacer mais ce sera difficile car le fil d’actualités est le mégaphone par excellence.
Bonne fin de semaine à tous,
Hervé