Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
De Business Insider (11 novembre 2019):
L’un des plus grands attraits de Disney + est l’énorme bibliothèque de films Marvel et les nouveaux spectacles exclusifs que vous pouvez regarder. Des classiques comme "Iron Man" ainsi que de nouvelles émissions telles que "Loki" et "WandaVision" seront réunis au même endroit pour un streaming illimité.
Plus de 10 millions de personnes se sont abonnées le premier jour de son lancement. Les analystes prévoient que 18 millions d’entre eux seront abonnés d’ici à fin 2020 et que les dirigeants de Disney comptent entre 60 et 90 millions d’abonnés dans le monde d’ici à 2024.
Le super-héros se vend bien. Le plus gros box office de tous les temps est celui d’Avengers Endgame (près de $2,8 milliards), un cocktail de super-héros, sorti en 2019. Non seulement le super-héros se vend bien mais il se vend de mieux en mieux, accaparant le box office. On assiste à une bulle du super-héros, révélatrice de notre société:
Le super-héros a deux attributs principaux:
une faiblesse intrinsèque. Par exemple, Iron Man est cardiaque, Spider Man est gauche, Daredevil est aveugle,
quelque chose de spécial, différenciant qui lui fait réaliser des exploits. Dans les X Men, professeur Xavier est télépathe, Wolverine peut se régénérer, Magneto contrôle le magnétisme terrestre,
Le super-héros est le reflet de nos sociétés globalisées qui imposent le critère de différenciation comme valeur suprême. Il n’est pas étonnant que le super-héros soit global lui aussi ! Tout individu, toute entreprise sont considérés sous le même prisme: leur capacité à apporter quelque chose d’unique, une nécessité pour s’intégrer socialement. On est ainsi défini par ses forces et ses faiblesses et on doit travailler sur ces deux pôles: corriger les faiblesses, renforcer ce qui nous distingue. Il n’y a pas de juste milieu: on est fort ou on est faible mais on n’est pas ordinaire, médiocre. Quand tout le monde est à la recherche de la même chose, il faut s’interroger: la recherche de la différenciation n’est elle pas une impasse ? Et s’il était plus judicieux de travailler sur notre médiocrité ?
La genèse du paradigme de la différenciation
Adam Smith a introduit dans son ouvrage phare La Richesse des Nations publié en 1776 la théorie de l’avantage absolu. Il part de l’individu, du père de famille pour introduire son concept puis l’étend au facteur de production d’un pays: « qui est prudence dans la conduite de chaque famille en particulier, ne peut guère être folie dans celle d'un grand empire ». L’avantage absolu est celui que l’on détient sur un autre (individu ou pays) quand à facteur de production identique, on produit d’avantage. Il y a ce petit quelque chose de spécial dans l’avantage absolu. La théorie de l’avantage absolu ne tient compte que de la force d’un individu ou nation par rapport à un/une autre. Elle pose un problème : il n’y a qu’un vainqueur (winner takes all). David Ricardo a alors ajouté sa pierre à l’édifice en inventant la théorie de l’avantage comparatif: un pays est vu comme un composant de points forts et de points faibles (comme notre super-héros). Ce qui importe est le rapport entre le point fort et le point faible. Un pays A peut être supérieur en tout point au pays B, mais si son rapport A/B est supérieur à celui du pays B, ce dernier produira ce qui est son point faible alors que le premier produira ce qui est son point fort. Les forces et faiblesses relatives sont tout ce qui intéresse: pour commercer, il faut être soit le plus fort, soit le moins faible. David Ricardo a publié sa théorie en 1817 dans Des Principes de l’Economie politique et de l’Impôt. Un peu plus tard, Charles Darwin étend ces théories à la nature toute entière en théorisant le principe de la sélection naturelle en 1859. La nature est y présentée comme un terrain de combat où les espèces optimales survivent. D’après Wikipedia:
Le darwinisme est une théorie de l'évolution biologique développée par le naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882) et d'autres, selon laquelle toutes les espèces d'organismes naissent et se développent par la sélection naturelle de petites variations héréditaires qui augmentent la capacité de l'individu à rivaliser, survivre et se reproduire.
La nature pousse à la spécialisation et à l’acquisition de traits optimums pour gagner la compétition. La nature rejoint l’économie. Elle ne fait aucune place à la médiocrité, au commun à l’ordinaire…Ces théories se sont développées avec l’âge industriel et imprègnent complètement nos valeurs. Le super-héros est celui qui les incarne à la perfection, tant par ses forces que par ses faiblesses. Il n’évolue pas seul mais au milieu d’autres héros (l’Institut Xavier): leurs avantages comparatifs respectifs leur permettent de vivre ensemble et de coopérer pour faire tomber le super-méchant, l’inhumain, le tout puissant.
Optimum et spécialisation
La théorie de l’évolution naturelle repose sur l’idée que la nature pousse à ce que chaque organisme trouve par élimination les qualités optimales pour survivre et se développer. Il n’y a pas de ventre mou, d’ordinaire, la compétition est là pour les éliminer. Le monde Darwinien est composé d’optimums locaux, chacun sa niche. La nature sait ce qu’elle fait, elle est la main invisible…Daniel Milo dans un livre remarquable: Good Enough: the tolerance for mediocrity in nature and in society, a montré que la théorie de l’évolution naturelle ne peut expliquer la quantité industrielle de médiocrité qui nous environne, de gâchis, de gaspillage, etc. Milo soutient que la sélection naturelle n'est pas le seul mécanisme en évolution, ni même le plus courant, et que d'autres mécanismes qui n'ont rien à voir avec l'optimalité ou la «lutte pour la survie» jouent un rôle plus important. La vie est remplie de traits neutres et inutiles, et d'excès, de gaspillage et de médiocrité dus aux forces non sélectives de la dérive génétique (mutation génétique aléatoire), de l'isolement géographique et de l'effet fondateur (quand une espèce crée une niche et survit, non pas parce qu'il est adapté de manière optimale mais parce qu'il est assez bon pour ne pas mourir). Darwin ne fait pas vraiment de différence entre la sélection naturelle et la sélection artificielle. Il en vient à caricaturer l’œuvre de la nature pour la rapprocher de celle d’une version néo -classique du capitalisme. Le capitalisme est facilement perçu comme une machine à fabriquer de l’optimum et de la spécialisation. La société actuelle en est une caricature.
La fonction supplante l’objet
Les objets usuels en général remplissent plusieurs fonctions: une voiture permet de transporter des enfants, aller faire ses courses, aller au travail, partir en vacances, montrer sa réussite. Le monde du software, du cloud et des applications essaie de faire sauter ce regroupement de fonctions pour les individualiser et y répondre de manière optimale. C’est ainsi qu’Uber répond à la fonction de se déplacer, Amazon Prime Now à la fonction de faire ses courses, etc. La télévision traditionnelle éclate aussi avec Netflix pour le divertissement, YouTube pour apprendre, ESPN pour le sport. L’informatique de l’entreprise est éclatée en fonctions optimales: Okta pour la sécurité, MongoDB pour la base de données, Twilio pour la communication, Zoom pour la visioconférence…L’argument du cloud est justement la supériorité de l’hyper spécialisation, telle que rendue possible par AWS qui prend en charge tout l’ordinaire. Voici ce que dit Andrew Jassy de l’offre de base de données AWS à la dernière Keynote AWS reinvent:
Lorsque vous pensez à cette collection de bases de données spécialisées, vous ne la trouverez nulle part ailleurs. Quand vous avez une entreprise qui dit : "Non, vous n'avez pas besoin de tant de bases de données, j'ai une base de données relationnelle et elle peut s'occuper de tout cela pour vous", vous devriez hocher la tête et dire "Hmm". Et puis certaines entreprises disent "J'ai une base de données non relationnelle, et elle a une très bonne valeur clé, et elle documente très bien, et elle fait très bien des graphiques, et elle fait très bien des séries chronologiques", vous devriez écouter, vous devriez être poli, et vous devriez être très sceptique.
Les couteaux de l'armée suisse ne sont pratiquement jamais la meilleure solution pour autre chose que les tâches les plus simples. Si vous voulez le bon outil pour le bon travail qui vous donne une performance, une productivité et une expérience client différenciées, vous voulez la bonne base de données spécialement conçue pour ce travail. Nous croyons fermement au sein d’AWS qu'il n'y a pas un seul outil pour gouverner le monde. Vous devriez avoir le bon outil pour le bon travail afin de dépenser moins d'argent, d'être plus productif et de changer l'expérience client.
Les innovateurs se spécialisent sur l’optimum et font tomber les imperfections du monde ancien…du moins c’est ce que l’on peut croire. Car la quête de l’optimum nous plonge dans un monde théorique, rationnel, logique, mathématique qui n’est pas le nôtre, celui d’un monde marqué par la complexité et l’incertitude. Par exemple, Waze va nous donner l’heure à laquelle il faut partir pour prendre notre train. Il peut y avoir des impondérables: une manifestation qui change notre itinéraire et nous barre la route ou un réservoir vide. Waze n’en tient pas compte, de même qu’il n’intègre pas les conséquences d’un train raté. Peut lui chaut que ce soit un trajet pour un concours ou des vacances. L’homme est meilleur que Waze à savoir à peu près à quelle heure il faut partir. Et il n’a pas besoin d’algorithme pour cela. Comme le disait Keynes: Il vaut mieux avoir précisément raison que précisément tord. Uber Eats est génial pour nous procurer notre dîner rapidement mais que se passe t-il quand leur serveur est en panne ? L’application ne propose pas de solution alternative et nous restons sur notre faim. Avec la spécialisation et l’excellence vient le risque qu’un maillon saute, ce qui implique pour le gérer le jugement, une bonnes vieille qualité ordinaire de l’homme.
L’ordinaire est ce qui nous permet d’être encore là
L’ordinaire est ce qui nous permet de tenir la distance. Considérez le mariage: il se construit dans la vie de tous les jours, pas par des qualités exceptionnelles. Etre un mannequin ne garantit pas la durée . Cette vidéo montre comment Vermeer à renversé la façon de voir l’ordinaire. L’ordinaire est notre nature imparfaite constituée d’un certain nombre de biais psychologiques à priori irrationnels, probablement hérités de l’évolution qui nous guident dans nos decisions. Plutôt que les renier avec l’aide de la logique, il faut s’y investir et les utiliser. Tout le monde est équipé de ce bagage, ce qui fait son aspect ordinaire, mais c’est lui qui nous permet de prendre les décisions satisfaisantes, à défaut d’être optimales, celles où nous considérons même inconsciemment les risques et leur conséquences. Schématiquement, la différenciation vise l’espérance de gain alors que l’ordinaire s’intéresse à la variance et choisit le minimum acceptable. Notre cerveau est programmé pour le suffisant, le satisfaisant, parce qu’il permet d’éviter le pire. Quelques exemples:
La principale fonction d’une marque n’est pas de signaler que le produit est le meilleur, mais qu’il est correct de manière consistante. Mac Donald’s n’offre pas les meilleurs repas, mais on sait exactement ce à quoi on peu s’attendre. En courant les trois étoiles, on se régale jusqu’au jour où on s’empoisonne.
Les systèmes d’avis que l’on trouve par exemple chez Amazon permettent en principe de trouver les meilleurs produits les moins chers. Il y a à priori de quoi détruire les marques, sauf que (Retail Brew, 29 novembre 2019):
Les revues de produits en ligne sont censées aider les acheteurs à choisir le meilleur mixeur haute vitesse ou écran plat 120 pouces - en particulier le Black Friday, alors que les consommateurs américains devraient dépenser 7,5 milliards de dollars par Adobe Analytics. Mais de nombreuses critiques en ligne ne sont pas du tout des critiques. Ce sont des publicités portant une perruque Moira Rose.
Les faux commentaires sur les produits se multiplient en ligne. Près de 40% des avis en ligne sont faux ou peu fiables, selon les données de BestSEOCompanies.
Une étude réalisée par le site de suivi des critiques Fakespot a révélé que 30% des critiques d’Amazon étaient fausses ou peu fiables.
Fakespot estime également que 52% des avis publiés sur Walmart.com sont «inauthentiques ou peu fiables».
Les magasins physiques peuvent faire de la résistance par rapport au e-commerce pour les mêmes raisons: un magasin a peu d’espace et joue sa réputation sur la qualité des produits qui occupent cet espace. Le fait que le commerçant occupe toujours le même espace est un signe de la qualité de ce qu’il vend. Nous intériorisons ce raisonnement quand nous faisons nos courses en magasin plutôt qu’en ligne
Nous fonctionnons beaucoup au signal: cela peut paraître incongru, peu rationnel mais cela empêche les déconvenues. La pub TV fonctionne parce qu’elle envoie le signal de son coût, donc de sa qualité. Ce qui ne coûte pas cher peut aussi être de qualité mais c’est rarement le cas, notre esprit fait un raccourci pouvant nous éviter des déconvenues. Les banques, en étant dans de beaux locaux envoient le signal qu’elles ont réussi et donc sont sûres.
Investir dans un ETF pour un particulier ne paraît pas être l’œuvre d’un génie. On préférerait ressembler à Jim Simons. Cependant cela permet d’éviter les catastrophes et de battre 90 % des gérants (à condition de faire comme Ulysse et de se boucher les oreilles sur l’actualité)
Investir dans un ETF plutôt que dans un fonds géré pour un institutionnel paraît logique puisqu’il bat 90 % des gérants. C’est ignorer la pression du groupe (le conseil d’administration, etc.) qui va pousser à faire du trading sur cet ETF, en fonction de ce que dit le journal, et aboutir généralement à de très mauvaises performances. La logique est défiée par la réalité.
Rory Sutherland dans son livre Alchemy résume bien la question:
"Je ne pense pas qu'il faille une énorme quantité d'intelligence pour regarder le monde sous des angles différents. La difficulté réside dans le fait que vous devez abandonner simultanément quatre ou cinq hypothèses sur le monde. C'est probablement ce qui le rend difficile."
"J'aime penser que je suis impliqué dans le processus d'indécision (...). La première façon d'ajouter de la valeur est de dire:" Ne présumez pas que c'est comme ça, c'est peut-être comme ça. "
Et la première hypothèse à mettre en question est que les mathématiques sont la solution à tous nos problèmes. « Software is eating the world » est le principal responsable !
Mathematics are eating the World
Les ordinateurs sont des machines à faire de l’arithmétique bon marché. Quand le prix de quelque chose de très utile baisse fortement, la demande explose. L’invention du transistor puis des circuits intégrés et du microprocesseur dans les années 60 ont permis cet effondrement des prix. Voici ce qu’en disent les auteurs de Prediction Machines:
L'arithmétique était un élément tellement important dans tant de choses que, quand elle est devenue bon marché, tout comme la lumière auparavant, elle a changé le monde. Réduire quelque chose à sa seule dimension de coût est un moyen de réduire le battage médiatique, bien que cela n’aide pas à rendre passionnante la technologie la plus récente et la plus performante. Vous n’avez jamais vu Steve Jobs annoncer «une nouvelle machine à additionner» alors que c’est tout ce qu’il a fait. En réduisant le coût de quelque chose d'important, les nouvelles machines à ajouter de Job ont été transformatrices.
Par la magie du coût marginal nul (softwares), l’informatique a envahi toute notre vie. Les images sont de l’arithmétique, le son est de l’arithmétique, etc. L’arithmétique bon marché s’attaque maintenant à un domaine qui nous est cher: la prédiction. Prédire est utiliser de l’information qu’on a pour trouver de l’information qu’on n’a pas. Le coût de l’intelligence artificielle est train de baisser de manière drastique, ce qui amène l’adoption de l’IA partout. La prédiction est à la base de l’activité économique, il faut donc s’attendre à être encore plus envahi par les mathématiques.
Les mathématiques ont ce côté exact qui nous font sortir de notre médiocrité, de notre illogisme, de notre incertitude. Elles sont rassurantes car elles permettent d’optimiser les ressources dont nous disposons pour trouver La Solution. Et pourtant, elles ne résolvent que des problèmes étroits, ce qui peut être dangereux dans le monde réel.
Convergence entre mathématiques et différenciation
Les mathématiques peuvent résoudre à la quasi perfection des problèmes étroits. L’IA apprend à définir une règle en fonction du résultat observé. Cette règle ne fonctionne que pour un résultat précis: par exemple est ce un chien ou non ? Est-ce que la voiture doit freiner ou non ? Il n’y a pas d’IA générale, juste une série d’automatismes d’IA étroite qui peuvent faire illusion (Ok Google, Alexa, Siri). Le problème est notre difficulté à le reconnaître: selon l’adage, pour un homme qui a un marteau, tout problème apparaît comme un clou. L’usage des mathématiques est immodéré dans le monde des affaires: si vous vous trompez en utilisant un modèle, c’est un impondérable; mais si vous vous trompez en utilisant votre intuition ? Vous êtes viré…C’est ainsi que les mathématiques ont envahi la finance avec son cortège de lettres grecques. Le risque est mathématisé, il devient la volatilité. Dans une parfaite folie collective, tout le monde est d’accord sur l’utilisation de ces critères mathématiques pour optimiser le portefeuille. Il n’est pas étonnant que la gestion indicielle finisse par s’imposer !
Les mathématiques en donnant une solution optimale, unique, poussent à la différenciation et à la spécialisation. Elles rejoignent Adam Smith et Darwin: si vous être deux à arriver à la même solution pour un problème (toute entreprise répond à un problème), un des deux est de trop. Chacun doit donc trouver sa niche étroite, son talent particulier, son don de super-héros.
Tout converge donc pour nous faire vivre dans un monde où notre ordinaire est renié au profit de nos dons spéciaux: la théorie économique, l’invasion de l’informatique dans nos vie, la pression sociale… Sachons résister et nous intéresser à notre nature ordinaire, la comprendre et en tirer d’avantage nos ressources.
Exploiter sa nature ordinaire
Notre force (ordinaire) est d’avoir une vision élargie des problèmes alors que notre environnement nous pousse à en avoir une visions étroite. Il n’est pas besoin de faire des exploits mais juste se poser les bonnes questions, celles qui élargissent les dimensions du problème pour en rendre la résolution plus efficace. David Epstein dans son livre Range: why generalists triumph in a specialized world décrit deux athlètes: Tiger Woods et Roger Federer. Dès trois ans, le premier arpentait les terrains de golf, entrainé par son père et réussissait un 11 au dessus du par sur un 9 trous. A 8 ans il battait déjà son père, un athlète pourtant. Arrivé à Stanford, il était célèbre. Pour son père, il était l’élu…Le second a papillonné pendant toute son enfance entre différents sports (squash, ski, natation, skate, basket-ball, tennis, tennis de table, badminton, football). Il affectionnait les jeux de balles, peu importe lesquels. A l’inverse de Tiger Woods, ses parents n’avaient pas de plan pour sa carrière, ne cherchaient pas à le pousser, au contraire. Quand il se mit à jouer plus sérieusement au tennis, adolescent, il refusa de joindre un groupe de pros pour pouvoir continuer à jouer avec ses amis, écouter de la musique, etc. A l’âge où il abandonna les autres sports, les autres étaient depuis longtemps spécialisés et entraînés par une cohorte de coachs, psychologues, médecins et nutritionnistes. Et pourtant, malgré ce retard apparent, à 38 ans Federer a gagné 20 tournois du grand chelem et reste un des meilleurs joueurs du monde (numéro 3 au classement ATP). David Epstein en tire deux leçons:
Tiger Woods a pu percer parce que le golf est un sport dont les règles étroites favorisent la spécialisation (tout comme les échecs ou le jeu de go).
Roger Federer devait se battre dans un jeu complexe physique, psychologique, tactique où sa capacité d’embrasser large a plus que compensé son retard au démarrage.
Tiger Woods est l’exemple même du super-héros, du spécialiste membre du club des plus de 10 000 heures de pratique intensive. Roger Federer a tapé dans son côté ordinaire, sa capacité à faire des connexions entre différents sports de balles pour dominer le tennis. Pour faire une comparaison avec l’IA, Tiger Woods a résolu un problème d’intelligence étroite, comme un automatisme alors que Roger Federer a vaincu par une intelligence générale. David Epstein en conclut:
La nécessité déclarée de l'hyperspécialisation constitue le noyau d'une vaste machine marketing performante et parfois bien intentionnée, dans le sport et au-delà. En réalité, le chemin de Roger vers la célébrité sportive est beaucoup plus répandu que le chemin de Tiger, mais les histoires de ces athlètes sont beaucoup plus discrètes, si jamais elles sont racontées. Vous connaissez certains de leurs noms, mais vous ne connaissez probablement pas leurs origines.
La majorité des problèmes posés dans la vie comme dans les les affaires ressortent de l’intelligence large et c’est ainsi par notre capacité ordinaire à relier les fils qu’il faut y répondre. Il vaut mieux en pratique être Roger plutôt que Tiger.
Comment utiliser notre nature ordinaire
Si on considère que notre nature ordinaire représente un bon 90% de notre personnalité, donc celle des autres aussi, pourquoi ne pas se positionner sur ce terrain qui permet de résoudre 90% de 90% des problèmes. Se poser les bonnes questions permet d’élargir le problème posé et de l’attaquer sous l’angle de notre nature humaine: Rory Sutherland dans Alchemy : the power of ideas that don’t make sense est fasciné par la façon dont on résout les problèmes de train: le prisme des ingénieurs est de chercher à faire des trains toujours plus rapides. Il se lamente en particulier du projet de train à grande vitesse High Speed qui doit relier Londres à Manchester et Leeds, dont le coût de £57 milliards au départ est monté à £88 milliards récemment. Il explique que les ingénieurs ont une vue étroite du problème (celle de l’homme qui a un marteau) et qu’il faut poser la bonne question. Pourquoi les trajets paraissent si longs ?
Quand on prend le train, il faut intégrer le temps de transit de son domicile à la gare de départ. Le temps de transit est généralement très long car on a peur de rater son train. Résoudre le problème d’anxiété permettrait déjà de réduire sensiblement la durée globale du voyage. Il propose un système d’application qui permettrait d’embarquer plus tôt le cas échéant ou le train suivant si on rate son train. Le temps gagné serait important, le temps perçu comme gagné encore plus car c’est un temps de stress qui compte double.
Si on était bien assis, avec de la place pour les jambes, un wifi qui fonctionne, de larges fenêtres, le temps de trajet paraîtrait beaucoup plus court. Rory Sutherland explique qu’il serait beaucoup moins cher de recruter des mannequins pour contrôler les billets que d’augmenter la vitesse du train…
Résoudre les problèmes de perception est souvent plus efficace et beaucoup moins coûteux que les problèmes mesurables. C’est cependant souvent impopulaire car cela ne nécessite pas une expertise pointue qui permet de montrer clairement, avec des chiffres, sa différenciation. L’exemple du High Speed nous montre qu’utiliser l’ordinaire reste la solution pour survivre (d’après le Guardian, 3 septembre 2019):
L'achèvement de la première phase du HS2, entre Londres Euston et Birmingham, pourrait être retardé de cinq ans jusqu'en 2031, a annoncé le gouvernement, et le coût du réseau ferroviaire à grande vitesse a grimpé à 88 milliards de £.
Le secrétaire d'Etat aux Transports, Grant Shapps, a déclaré au Parlement que l'achèvement de la totalité de la section nord du HS2, à destination de Manchester et de Leeds, serait probablement retardé de sept ans d'ici 2040.
Le propre de l’homme est de prévoir, de se projeter. C’est la prévision d’un monde meilleur qui a entraîné les premières migrations et nous a permis de remplir la planète. La prévision se fonde sur l’observation. L’IA est capable d’observer et de prédire pour les problèmes simples, les complexes resteront de notre domaine pour longtemps. C’est pourquoi, il est si important d’apprendre à observer. Ce n’est pas un don spécial acquis après 10 000 heures de travail, mais juste un état d’esprit. Prenons de nouveau l’exemple du transport. Que nous disent les progrès actuels en la matière ? Le coût du transport va baisser de manière drastique et le confort s’améliorer. De cette observation, on peut tirer une prévision sur l’organisation des villes. L’augmentation du trafic routier et la piétonnisation du centre à redonné du lustre au centre ville dont les prix grimpent année après année: on fait tout à pied, on achète en magasins de proximité ou en ligne. La livraison du dernier kilomètre est facilitée par la densité du centre, permettant des livraisons en 1 heure, voire mieux pour les restaurants. Projetons nous maintenant dans un avenir de véhicules autonomes et de drones: la baisse du coût de livraison permet de livrer des zones moins denses. De plus, les trajets en voiture autonome paraîtront moins long: possibilité de travailler ou de se distraire pendant le trajet. Enfin les trajets seront réellement moins longs car la fluidité du trafic sera organisée par IA. Dès lors un retour vers des banlieues agréables avec de la verdure et des grandes maisons est une réelle possibilité. Cela peut avoir des conséquences dans bien des domaines. L’observation permet alors de faire des connexions grâce à notre créativité. Pour la renforcer, il n’est rien de tel que de changer de sujet, faire une bonne marche à pied, cela peut être beaucoup plus efficace que d’utiliser les services d’un consultant, spécialiste du domaine.
Dans un monde polarisé par la spécialisation et l’optimisation qui en découle (le risque aussi de terminer à zéro), l’observation peut permettre d’avoir une longueur d’avance. Finalement, taper dans notre nature ordinaire peut tout simplement nous conduire à être dans les « early adopters ». Cela ne nous demande pas de don particulier, juste d’être dans la première vague. Il n’est pas aujourd’hui besoin d’être ingénieur ou codeur pour s’intéresser à l’IA, observer attentivement et en déduire certains changements dans nos modes de vie et les conséquences au niveau business.
Car l’IA progressivement supplante les court-circuits-humains qui nous font nous satisfaire du suffisant. Elle relègue notre esprit aux prévisions les plus complexes, qui exigent des rapprochements, du contexte et du jugement. L’intrusion de l’IA dans nos vie va sensiblement renforcer l’importance de nos qualités ordinaires, de touche à tout. Ce sont les qualités qu’il faut cultiver, pas celles des super-héros.