Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Le podcast suit pour les abonnés.
Je sais qu’un tel article peut paraître paradoxal aujourd’hui où l’effet réseau hante nos pires cauchemars. Alors, un peu d’espoir…
Je suis tombé sur un bon article de Tyler Cowen sur le Covid-19 qui aborde la question de sa propagation. L’effet réseau est-il vraiment applicable au Covid-19 comme la théorie pourrait le laisser penser ? C’est en tout cas ce que craint la Silicon Valley:
Cette question est également pertinente en économie. Bien comprendre si une affaire bénéficie d’un effet réseau est essentiel pour la valoriser. Si c’est le cas chaque nouvel utilisateur (ou client) améliore l’utilité du produit pour tous les autres, la conséquence est qu’il devient de plus en plus facile d’acquérir des clients au fur et à mesure qu’ils s’agrègent. Dans une réalité alternative, un produit attire d’abord ceux qui sont le plus à même de l’adopter puis doit chercher des clients de plus en plus en dehors de sa cible naturelle. Il devient alors de plus en plus difficile d’acquérir des clients. Il est courant dans le monde de l’internet, particulièrement celui de l’abonnement de mesurer la valeur d’une société par le rapport entre ce que rapporte un client (cash-flows actualisés) et son coût d’acquisition. On peut imaginer les conséquences d’une erreur d’appréciation dans l’un comme dans l’autre sens …
Internet et effet réseau
D’après Wikipedia :
Les effets réseau ont été un thème central dans les arguments de Theodore Vail, le premier président de Bell Telephone après l'expiration de son brevet, pour obtenir un monopole sur les services téléphoniques américains. En 1908, lorsqu'il a présenté le concept dans le rapport annuel de Bell, il y avait plus de 4 000 centraux téléphoniques locaux et régionaux, dont la plupart ont finalement été fusionnés dans le système Bell.
L’ effet réseau a été popularisé par Robert Metcalfe, sous le nom de loi de Metcalfe. Metcalfe était l'un des co-inventeurs d'Ethernet et un co-fondateur de la société 3Com. Comme argument de vente, Metcalfe a fait valoir que les clients avaient besoin que les cartes Ethernet dépassent une certaine masse critique s'ils voulaient profiter des avantages de leur réseau. Selon Metcalfe, le raisonnement qui sous-tendait la vente des cartes réseau était que le coût du réseau était directement proportionnel au nombre de cartes installées, mais que la valeur du réseau était proportionnelle au carré du nombre d'utilisateurs.
L’effet réseau a concerné au départ le téléphone et par extension l’internet en tant que vecteur de communication:
Ce graphique de Wikipedia indique clairement les conditions de l’effet réseau. L’internet est un réseau dans la mesure où les gens communiquent entre eux, via le digital. Cela constitue une ligne de démarcation entre les affaires bénéficiant d’un effet réseau (type Facebook) et les autres. Pourtant, presque toutes les affaires internet le revendiquent, à commencer par Uber dans son document d’introduction:
Réseau massif. Notre réseau massif, efficace et intelligent se compose de dizaines de millions de conducteurs, de consommateurs, de restaurants, d'expéditeurs, de transporteurs, de vélos et de scooters électroniques sans station d'accueil, ainsi que de données sous-jacentes, de technologies et d'infrastructures partagées. Notre réseau devient plus intelligent à chaque voyage. Dans plus de 700 villes du monde entier, notre réseau permet à des millions de personnes, et nous espérons qu'à terme, des milliards, de se déplacer en appuyant sur un bouton.
En quoi l’ajout d’un utilisateur à l’application rend elle le service de conduite plus utile aux autres ? A la limite, on pourrait prétendre l’inverse: l’ajout d’un passager à l’application va rendre les conducteurs moins disponibles et plus chers. En fait l’effet réseau est au second degré: l’ajout d’un utilisateur va inciter d’autres conducteurs à s’agglomérer à la plate-forme et plus il y a de conducteurs, plus le service sera économique et rapide et incitera d’autres utilisateurs à rejoindre le service. Ce genre d’effet réseau au second degré est loin de la loi de Metcalfe, selon laquelle l’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs. Car si la loi de Metcalfe s’applique à Uber, pourquoi ne s’appliquerait-elle pas à n’importe quel fabricant de widgets: un nouvel acheteur permet de diminuer le coût de revient du widget, donc son prix et d’attirer un nouvel acheteur. L’effet réseau est devenu la tarte à la crème des sociétés internet et bien souvent confondu avec l’effet d’échelle. Dénichons quelques mythes:
Software as a service: effet réseau ?
Les sociétés de logiciel cloud spécialisées sur une fonction particulière généralement vendue sous forme d’abonnement (Okta, Box, Dropbox, Slack, Cloudfare, etc.) cherchent toutes à se définir comme des plates-formes connectant les utilisateurs à de multiples autres services cloud. Elles visent à être le point d’intégration dans l’informatique d’entreprise, à avoir la prééminence sur les autres et bénéficier de l’effet réseau: Box veut devenir la plate-forme sur laquelle se branchent Slack, Okta, Zoom, etc. alors que Slack veut être la plate-forme sur laquelle se branchent Box, Okta, Zoom et ainsi de suite. En principe, s’il y a effectivement un effet réseau, le coût d’acquisition des clients devrait baisser au fur et à mesure que ces sociétés les accumulent. Il n’en est rien. Les dépenses de marketing explosent pour toutes ces sociétés:
Ces dépenses ne sont pas forcément mal placées, elles montrent juste que l’effet réseau tant vanté n’est pas là, le coût d’acquisition des clients ne faiblit pas, malgré les années (Salesforce a été créé en 2000). Aussi quand vous voyez ceci dans une présentation, regardez à deux fois:
Une surestimation de l’effet réseau peut amener des erreurs d’analyse dans cette industrie. Car le client marginal est de plus en plus difficile à obtenir. Au départ, les sociétés cloud se vendaient entre elles. Aujourd’hui, le cloud est entré dans une deuxième phase, celle de l’hybride que les entreprises traditionnelles commencent à adopter. Les sociétés cloud doivent alors concourir avec des sociétés comme Microsoft qui ont déjà le pied dans l’entreprise et proposent leurs solutions (par exemple Teams au lieu de Slack: le service est peut être moins bon mais intégré à tous les services Microsoft). Le coût d’acquisition du client augmente au lieu de baisser alors que ces sociétés font déjà des pertes. Leur solution doit être très différenciée pour l’emporter sur Microsoft…et même pour les majors du cloud, l’effet magique réseau n’opère pas, ils ont besoin de commerciaux:
Les données: effet réseau ?
Une autre tarte à la crème est l’effet réseau lié à la possession de données. Le raisonnement est le suivant: plus on a de clients, plus on a de données et plus on a de données, mieux les algorithmes d’intelligence artificielle fonctionnent et permettent d’attirer de nouveaux clients. Prenez une idée, appliquez lui un algorithme d’intelligence artificielle et vous avez un effet réseau. Est-ce que l’ajout d’utilisateurs renforce le service pour l’ensemble de ceux-ci ? L’exemple de Netflix est une bonne illustration. Avec 160 millions d’abonnés, son système de recommandation doit être imbattable, lui donnant un avantage dans la course aux abonnés. Pourtant Disney lance un service de streaming en novembre et compte déjà plus de 26 millions d’abonnés. Partant de zéro, Disney a déjà un algorithme de recommandation performant. De Business Insider (12 juillet 2019):
Les dirigeants de Disney expliquent comment ESPN Plus aide à construire une arme pour combattre Netflix, et ce qu'ils ont appris de Facebook:
Disney utilise l'apprentissage machine pour aider à adapter les recommandations de contenu sur ses services de streaming en fonction du moment de la journée et de ce que font les utilisateurs à un moment précis, ont déclaré à Business Insider deux cadres de Disney Streaming Services, une unité de Disney responsable des services SVOD de l'entreprise, dont ESPN Plus et Disney Plus.
Disney apprend d'ESPN Plus ce que les gens aiment regarder à différents moments de la journée, et prévoit d'utiliser d'autres indices, comme le fait que quelqu'un diffuse en streaming depuis un téléviseur ou un smartphone, pour faire des recommandations.
En fait Disney a acheté BAMTech en 2017, société technologique qui gérait le streaming d’HBO et de ligues sportives. BAMTech a apporté dans son escarcelle un savoir faire en apprentissage profond et données utilisateurs qui n’avait rien à envier à Netflix. Il y a deux éléments importants qui relativisent l’effet réseau des données:
Il est relativement facile dans la majorité des cas usuels d’acquérir des données de base pas cher ou même de les récupérer (en surfant sur le web). Des données plus spécialisées peuvent valoir plus cher mais elle ne découlent pas d’abonnés à un service (exemple des données médicales).
Il est important d’obtenir une masse critique de données mais au delà d’un certain point, l’acquisition de données devient trop chère par rapport à leur utilité marginale. On se retrouve dans le cas des sociétés de logiciel dont le coût d’acquisition des clients devient prohibitif par rapport à la valeur qu’ils vont apporter.
Stitch fix illustre bien l’écart entre le discours et la réalité des affaires. Cette société fournit sous abonnement des habits choisis par un hybride de stylistes et d’intelligence artificielle. Le pitch est l’effet réseau magique: plus de données sur les abonnés permet de mieux calibrer le service, de satisfaire les clients, de leur vendre plus et d’en faire venir d’autres, ce qui augmente la base de données, etc. Le coût d’acquisition du client est donc censé baisser avec le nombre. Les résultats de l’entreprise ne corroborent pas cette thèse: les charges (essentiellement commerciales) montent plus vite que le chiffre d’affaires. La réalité est probablement qu’au départ, l’offre de Stitch Fix a séduit les fans, principalement des femmes, et que la société doit viser maintenant des clientèles moins convaincues du service (les hommes notamment). Encore une fois, où est l’effet réseau des données ?
Pour relativiser, un effet réseau des données peut exister dans des cas très spécifiques, quand les données sont exclusives aux utilisateurs, par exemple leur localisation.
Places de marché (réseaux bi-faces): effet réseau ?
Les places de marché sont un lieu propice à l’expression de l’effet réseau. Cela paraît indéniable : plus d’acheteurs attire de nouveaux vendeurs qui alors font venir des acheteurs, etc. C’est l’effet boule de neige. Ce n’est pas aussi simple car il y a beaucoup d’entropie dans ce type de réseau. A une force centripète correspond une force centrifuge de même intensité. Autant un nouveau client fait monter la valeur de la place de marché, autant le départ de l’un d’entre eux la fait baisser symétriquement. Le seul moyen de ne pas être menacé par cette force centrifuge est d’être une place de marché monopolistique, auquel cas l’effet réseau n’apporte rien. Uber était dominant aux Etats-Unis jusqu’au jour où la mauvaise réputation du service a permis à Lyft de lui prendre de sérieuses parts de marché. L’effet réseau a joué alors contre Uber:
Un train peut en cacher un autre: le plus important dans une place de marché est la supériorité de l’approche acheteur (ou vendeur) pas l’effet réseau. Nous avons abordé cette question dans le dilemme d’Uber:
Tout le monde sait à peu près ce qu’est une plate-forme: un lieu de rencontre entre l’offre et la demande. Cette conception théorique ne fait pas la différence entre les différentes sortes de plateformes, seule la magie de l’effet réseau étant mise en avant dans un monde de coût marginal nul. Ainsi Alex Moazed et Nicholas L.Johnson dans Modern Monopolies mettent toutes les plateformes dans le même sac, sans distinguer le levier qu’elles cherchent à obtenir sur l’offre ou sur la demande. Or les plateformes sont tout sauf symétriques (excepté peut être dans le monde des consultants auquel appartiennent les deux auteurs du livre). Dans la vraie vie, les sociétés doivent distinguer les lieux de pouvoir et les capter. Il est de mauvaise stratégie de vouloir tout embrasser, car on laisse une brèche à la concurrence. Qui trop embrasse mal étreint dit le proverbe.
En fait, privilégier une face de la place de marché et y investir fortement pour la conquérir permet de construire un effet d’échelle sur lequel la plate-forme va s’appuyer pour dominer l’autre face. L’objectif n’est pas l’effet réseau mais les économies d’échelle ! Cette nuance est fondamentale car l’effet d’échelle est bien plus solide que l’effet réseau.
Les économies d’échelle ou rien
Oubliez l’effet réseau, les économies d’échelle sont ce qui compte tant dans l’industrie du logiciel que de l’internet. La raison en est simple: le coût marginal nul. Une fois un bien digital créé, sa duplication ne coûte rien. Le gagnant est donc celui qui arrive à l’effet d’échelle maximum et pour ce faire agrège le plus grand nombre d’utilisateurs, en offrant des services logiciels. Google et Facebook par exemple agrègent à la fois le plus grand nombre d’utilisateurs et d’annonceurs. Facebook a 2,9 milliards d’utilisateurs mensuels sur l’ensemble de ses applications et 8 millions d’entreprises qui paient pour des annonces publicitaires. Les frais fixes de Facebook (serveurs, logiciels) pour offrir tant ses services de réseau social que de publicité sont largement amortis et lui donnent l’effet échelle imprenable. Instagram a rattrapé Snapchat qui devenait menaçant (malgré son effet réseau moindre) en proposant un service identique (les stories) suffisant pour sa base d’utilisateurs bien plus conséquente. Snapchat n’a pu rivaliser sur la monétisation publicitaire face à un Facebook surpuissant qui pouvait proposer sa plate-forme publicitaire globale et retirer à Snapchat ses moyens. La recette du succès dans l’internet est de transformer du coût fixe digital en coût variable. Les meilleurs sont ceux qui se concentrent sur cet objectif, laissant les autres dans un entre-deux peu enviable. Google et Facebook sont l’illustration parfaite de ces usines à transformer du coût fixe digital. Amazon le devient aussi, la partie services représentant une portion de plus en plus considérable (43% du chiffre d’affaires grâce à AWS, Prime, la publicité, etc.). Uber à ce titre est une affaire hybride, qui transforme encore beaucoup de coûts variables (les chauffeurs) et limite son effet d’échelle. Son salut viendra tout comme Amazon d’une concentration plus importante sur la transformation de frais fixes digitaux, pas sur la recherche d’effets réseaux.
Echelle et courbe souriante
La théorie de la courbe souriante est une aide précieuse pour comprendre la répartition de la valeur dans l’économie internet. D’après Wikipedia :
Dans la théorie de la gestion d'entreprise, la courbe souriante est une représentation graphique de la façon dont la valeur ajoutée varie au cours des différentes étapes de la mise sur le marché d'un produit dans une industrie manufacturière liée aux technologies de l'information. Le concept a été proposé pour la première fois vers 1992 par Stan Shih, le fondateur d'Acer Inc, une société informatique dont le siège est à Taiwan. Selon l'observation de Shih, dans l'industrie des ordinateurs personnels, les deux extrémités de la chaîne de valeur - la conception et le marketing - commandent des valeurs ajoutées au produit plus élevées que la partie centrale de la chaîne de valeur - la fabrication. Si ce phénomène est présenté dans un graphique avec un axe Y pour la valeur ajoutée et un axe X pour la chaîne de valeur (stade de production), la courbe résultante apparaît comme un "sourire".
Cette théorie a été proposée avant l’internet. Voici sa transposition en économie internet:
La valeur n’est pas dans l’effet réseau mais dans la transformation de coûts fixes, soit exclusifs (à petite échelle), soit industriels (à l’échelle maximale), ce que j’appelle la transformation digitale:
Quelques sociétés prennent en charge l’infrastructure (centres de données), le marketing et la recherche digitales, trois types de frais fixes, qui alimentent leurs usines digitales. Ils régurgitent des services digitaux qu’ils amortissent sur le plus grand nombre d’utilisateurs possibles, ce qui amoindrit considérablement le coût unitaire pour ces utilisateurs. Ce sont les Facebook, Google, Microsoft ou Amazon. Ils jouent sur l’effet d’échelle et peuvent attirer les meilleurs ingénieurs, investir dans le matériel le plus performant et créer des solutions logicielles pour tout usage. On ne peut trouver meilleur qualité prix, il est inutile d’essayer d’empiéter sur leurs domaines: la fabrication et l’ordonnancement de bits.
De l’autre côté de la courbe se trouvent des sociétés très spécialisées qui font une seule chose très bien et se reposent sur les usines digitales pour le reste afin d’avoir les coûts les moins élevés. Elles visent un public restreint constitué des consommateurs les plus intéressés: les hyper-fans. Pour ces derniers, l’offre correcte qu’ils pourraient avoir en se servant auprès des usines digitales est insuffisante. Le modèle économique de ces sociétés d’hyper-niche repose sur l’amortissement de frais fixes (savoir faire, recherche, design, marketing) sur un nombre restreint d’utilisateurs mais qui permet de prospérer compte tenu du coût marginal nul de leur offre. Se limitant aux hyper-fans, il est important de noter que le coût d’acquisition de leur client reste stable contrairement à la plupart des affaires…à condition qu’elles limitent leurs ambitions! L’élément important à retenir est que la recherche, la créativité ne peuvent être monopolisées par les usines digitales. Ces affaires vont de l’influenceur à la société de software hyper-spécialisée
L’entre deux, représenté dans le bas de la courbe est peu enviable. Il est constitué des sociétés qui veulent continuer à offrir un service intégré alors que cette intégration n’a plus de sens. Ils se retrouvent dominés sur des fonctions essentielles (recherche, marketing) et se retrouvent avec des coûts trop élevés pour des produits trop moyens. Dans le monde digital, on peut citer Brandless qui vient de fermer ses portes: Brandless vendait en ligne des produits de soins et de beauté à $3. Brandless devait trouver les articles, les acheter, gérer la livraison, le marketing, etc., le tout in house. Bref il lui fallait concurrencer Amazon et Shopify. L’aventure n’a duré que deux ans et demi, une structure de coût trop élevée (à la fois variable-coût d’achat des marchandises vendues- et fixe-infrastructure digitale) a tué cette affaire. Les affaires dont l’avantage concurrentiel est d’exploiter des données pour les rendre intelligentes sont également pour la plupart dans ce lot peu enviable: elles nécessitent des ressources de calcul et de stockage en augmentation exponentielle, des moyens humains toujours plus importants pour taguer les données et enfin une spécialisation locale, tous les coûts ainsi engendrés ayant une forte partie variable. Décidément, l’AI n’est pas l’eldorado qu’on aurait pu penser (hormis pour les opérateurs cloud): peu d’effet réseau et d’échelle !
Le software et l’internet s’immiscent dans tous les domaines de l’activité économique (software is eating the world, selon l’expression de Marc Andreessen). La théorie de la courbe souriante, d’abord valable pour le monde de l’ordinateur, puis pour celui du digital et de l’internet finira par s’appliquer à l’économie toute entière. La valeur ajoutée sera dans le déplacement de bits au bon endroit et au bon moment, cette fois pour commander la vie réelle. C’est ainsi que des sociétés réputées comme Gillette peuvent se faire déplacer par des petites sociétés comme le Dollar Shave Club: ce dernier peut s’appuyer sur l’informatique d’AWS, le marketing de Facebook, et la fourniture de lames par une société coréenne. Le Dollar Shave Club se contente de mettre en face des abonnés et l’entreprise coréenne, d’orchestrer les paiements par Stripe, etc. Il travaille à coût marginal nul et peut menacer les milliards de dollars que Gillette a investis dans le marketing TV et la recherche (façon ancien monde).
Les limites des économies d’échelle
Les économies d’échelle ont un travers: dans les premières années quand la société a une mentalité de start up, elles ont tendance à suivre l’évolution du chiffre d’affaires, puis le poids de la bureaucratie vient faire contrepoids: on passe alors en déséconomie d’échelle jusqu’à la disparition de la société:
Geoffrey West dans son excellent livre Scale: Les lois universelles de la vie, de la croissance et de la mort dans les organismes, les villes et les entreprises montre que statistiquement la durée de vie moyenne des sociétés est de 30 ans, du fait de la diminution des économies d'échelle avec le temps. Les sociétés disparaissent ou sont rachetées. Cette diminution est inéluctable comme pour tous les organismes vivants: les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel, la quantité d’énergie nécessaire pour supporter la croissance devient trop importante. Georges West estime que les économies d’échelle sont une loi universelle de l’univers. Le ralentissement du phénomène avec la taille l’est aussi sauf dans un cas, celui des villes:
Comme nous l'avons vu, la croissance des organismes et des villes est alimentée par la différence entre le métabolisme et l'entretien. En utilisant ce langage, le revenu total (ou les ventes) d'une entreprise peut être considéré comme son «métabolisme» tandis que les dépenses peuvent être considérées comme ses coûts de «maintenance». En biologie, le taux métabolique évolue de façon sublinéaire avec la taille, de sorte que lorsque les organismes augmentent en taille, l'approvisionnement en énergie ne peut pas répondre aux besoins d'entretien des cellules, ce qui conduit à l'arrêt éventuel de la croissance. D'un autre côté, le taux métabolique social dans les villes évolue de manière superlinéaire, de sorte que, comme les villes, la création de capital social croît de plus en plus que les exigences d'entretien, conduisant à une croissance illimitée de plus en plus rapide.
Effectivement, contrairement aux entreprise et organismes vivants, les villes durent des siècles et continuent à s’étendre. L’explication qu’en donne Geoffrey West est que les villes ont une structure de développement « bottom up » et non « top down », hiérarchique comme les sociétés. Il n’y a pas de bureaucratie dans les villes mais au contraire cette fois un véritable effet réseau, où la recherche peut se déployer dans tous les domaine, qui produit une croissance exponentielle.
Au delà du mythe de l’effet réseau largement exagéré pour les sociétés, il y a une question à se poser sur le développement actuel de l’économie internet: les Google, Facebook ou Amazon (j’exclus Apple) ne sont-ils pas l’équivalent des villes grâce à une organisation décentralisée, ouverte, favorisant l’éclosion de projets dans des domaines très variés qui finissent par prolonger l’effet d’échelle. La croissance continuelle à deux chiffres de ces sociétés corroborerait cette thèse. Auquel cas l’effet réseau existe bien, c’est juste qu’il est très concentré…
Bonne fin de semaine à tous,
Hervé