Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris la règle du jeu.
De TechCrunch (2 octobre 2019)
"C'est presque comme l'onglet Explore que nous avons sur Instagram ", a déclaré Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, dans un fichier audio qui a fuité, décrivant TikTok lors d'une réunion avec ses salariés. Mais ce n'est pas le cas. TikTok représente une nouvelle forme de divertissement social qui est très différente de l'enregistrement des moments de la journée d'Instagram où vous pouvez juste prendre un selfie, montrer quelque chose de joli ou de panoramique autour de ce que vous êtes en train de faire. Les TikToks sont prémédités, scénarisés et très différents des histoires fortuites d'Insta.
C'est pourquoi les commentaires de Zuckerberg jettent une ombre sombre sur l'avenir de la famille des applications Facebook. Comment peut-il battre ce qu'il ne comprend pas ? Il ne peut certainement pas l'ignorer. Le copieur Lasso de Facebook a été installé seulement 425 000 fois depuis son lancement en novembre, tandis que TikTok a 640 millions d'installations dans la même période à l'extérieur de la Chine. Oh, et TikTok a 1,4 milliard d'installations au total
Si Marc Zuckerberg ne semble pas croire à une menace sérieuse (ou fait mine de ne pas y croire), un autre géant de l’internet réagit, le principal concurrent de Facebook:
Google a tenu des discussions sur l'acquisition d'une startup de partage vidéo qui pourrait l'aider à contrer la croissance rapide de TikTok, disent les gens familiers avec la question.
Google est en train de peser le pour et le contre pour acquérir Firework, une application gratuite pour smartphone permettant aux utilisateurs de partager des vidéos de 30 secondes faites maison avec des inconnus. Comme TikTok, Firework tente de faire émerger des vidéos virales et montées à partir de sources improbables, bien que Firework s'adresse à un public plus âgé que son concurrent chinois plus connu, qui domine chez les adolescents.
Firework, basé à Redwood City, Californie, a été évalué à plus de 100 millions de dollars lors d'une collecte de fonds plus tôt cette année, et toute acquisition se ferait au prix fort. Google et Firework n'ont pas encore discuté des prix, disent les sources. Les discussions peuvent ne pas déboucher sur un accord et inclure également des conversations sur d'autres façons d'établir un partenariat.
Mais qu’est ce que cette application TikTok qui semble agiter la Silicon Valley ? TikTok est une application chinoise créée par Bytedance, société basée à Peking fondée par Zhang Yiming en 2012. L’originalité des applications de ByteDance est de partir de l’intelligence artificielle pour proposer, soit des news (Toutiao), soit pour le cas de TikTok des vidéos de 60 s maximum mettant en scène des utilisateurs de TikTok. L’application a été lancée en 2016, a fusionné avec une acquisition de Bytedance appelée Musical.ly et, avec 1,5 milliard d’installations, l’application a 700 millions d’utilisateurs quotidiens (source Bytedance juillet 2019). Musical.ly n’avait que 60 millions d’utilisateurs lors de son acquisition par Bytedance. Bytedance est évaluée à $75 milliards.
Trois éléments intéressants sont à tirer de ce succès:
TikTok est une application chinoise qui vient rivaliser avec les Google et Facebook : une première
Tiktok a un modèle économique déroutant pour une société américaine et Facebook paraît particulièrement démuni
Google semble avoir les moyens de mieux résister avec YouTube
Internet en Chine/internet aux Etats-Unis
Reprenons ces trois éléments. Jusqu’à présent les grandes sociétés internet nord américaines et chinoises se partageaient le gâteau digital: l’Occident pour les sociétés US, la Chine pour les sociétés chinoise avec un terrain d’attaque commun: les marchés émergents. Chaque société US avait son pendant chinois: Amazon/Alibaba, Google/Baidu, Facebook/Tencent. Les modèles économiques étaient différents s’adaptant aux cultures locales et à la structure économique de chaque pays:
Amazon était centré sur le client, Alibaba sur le petit commerce pour l’aider à mieux vendre.
Facebook voulait offrir un petit moment de distraction autour de ses amis alors que WeChat (Tencent) voulait utiliser le buzz social pour valoriser des applications tierces.
Enfin Baidu qui avait au départ un tronc commun avec Google (les fondateurs respectifs ayant travaillé sur le moteur d’indexation des pages Infoseek), est devenu une plate-forme pour valoriser du contenu venant de sites détenues par Baidu. Google est resté centré sur l’utilisateur.
Dans les trois cas, le modèle économique reflète la maturité différente des économies des Etats-Unis et de la Chine. Aux Etats-Unis, le consommateur est sur sollicité: la surface de vente au détail par habitant est de 23,5 square feet. En Chine, la surface de vente par habitant n’est que de 2,8 square feet, 88% de moins ! Aussi le problème du consommateur américain est le choix parmi une surabondance d’offres de toutes sortes: Amazon, Facebook, Google aident le consommateur à trier l’abondance. En bref, les États-Unis sont une société de consommation et les grandes sociétés internet américaines se placent du côté du consommateur captant le pouvoir pour diriger, voire exploiter l’offre. Elles sont selon la dénomination de Ben Thompson des aggrégateurs. En Chine, c’est l’inverse: les biens ont du mal à accéder au consommateur final, il y a peu de grandes surfaces, les distances sont grandes et difficiles à franchir. C’est pourquoi les sociétés internet chinoises cherchent d’avantage à aider les entreprises à accéder au consommateur : le modèle plate-forme est idéal, mettant en valeur l’offre. Le pouvoir est du côté de l’offre et les sociétés internet vont là où est le pouvoir pour le capter.
Les structures respectives des économies chinoises et nord américaines expliquent pourquoi les géants de l’internet n’étaient pas vraiment en concurrence dans leurs propres zones (Le politique a eu aussi sa part). Les marchés émergents étaient plus à l’avantage des Alibaba et Tencent car la maturité de leur économie ressemble d’avantage à l’économie chinoise. Ce Yalta économique satisfaisait les parties. Arrive TikTok et l’équilibre des forces est soudain chamboulé. Tel Gengis Kahn, l’application sort des steppes chinoises pour envahir l’Occident. Marc Zuckerberg n’en croit pas ses yeux et minimise la menace TikTok:
Je pense que nous avons le temps d'apprendre, de comprendre et de devancer la tendance. Elle prend de l'expansion, mais ils dépensent énormément d'argent pour la promouvoir. Ce que nous avons constaté, c'est que leur taux de rétention n'est pas très élevé une fois qu'ils ont cessé de faire de la publicité. L'espace n'en est donc encore qu'à ses balbutiements, et nous avons le temps de déterminer ce que nous voulons faire ici.
Comme dit le dicton: quand on veut tuer son chien , on dit qu’il a la rage. Il n’en reste pas moins que justement par ce qu’il part d’un autre angle d’attaque que les sociétés internet américaines, TikTok n’est est que plus dangereux. Analysons maintenant cet angle d’attaque.
Les modèles économiques respectifs de TikTok et Facebook
Traditionnellement, comme toute société internet chinoise qui se respecte, TikTok se met au service de l’utilisateur en tant que producteur de vidéo d’abord. L’objectif de l’application est de lui permettre d’exprimer sa créativité sur la scène mondiale en 60 s max. Pour ce faire TikTok propose à ce producteur une interface très facile à utiliser qui lui permet de faire un mixage, d’utiliser des filtres, etc. TikTok s’assure de la distribution, c’est à dire de lui trouver le meilleur public. C’est l’intelligence artificielle qui va permettre de trouver ce meilleur public par itération. Représenté en schéma, le modèle économique de TikTok est le suivant:
C’est donc l’intelligence artificielle de TikTok qui va définir le graphe social ou tout au moins sérieusement l’orienter, en cherchant les utilisateurs les plus susceptibles d’apprécier un type de vidéo. Ce modèle économique est à l’inverse de Facebook, Instagram, WhatsApp qui se mettent au service de l’utilisateur en tant que membre d’une communauté que ce dernier définit lui-même. Le rôle de Facebook est de renforcer les liens entre les membres, de les faire s’exprimer, les vidéos qui sont produites par tel ou tel ne servent qu’à ça, pas à mettre en valeur le producteur. Facebook fait tourner ses algorithmes et présentera à l’utilisateur la vidéo la plus susceptible de renforcer ses liens sociaux. Le graphe social pour Facebook est l’origine et l’aboutissement, le vecteur qui lui permettra de maximiser les recettes publicitaires. Le modèle économique de Facebook pourrait être représenté comme suit:
Le modèle économique de Facebook est centré sur l’utilisateur, celui de TikTok sur le producteur. Étant dans le schéma classique observé plus haut, chacun devrait rester chez soi: aux Etats-Unis, la société de consommation, en Chine, la société de production. Seulement, rien ne va plus, TikTok est sorti du territoire chinois pour envahir l’Occident, ce que n’a pas pu faire Alibaba ou Tencent.
La raison est que TikTok a également une longueur d’avance côté utilisateur. Les sociétés internet américaines, dans une première phase, ont cherché à apporter l’abondance à leurs utilisateurs, supprimant les frictions, c’est à dire les coûts de transaction et de distribution. La mission de ces sociétés était d’aider l’utilisateur à trier parmi cette abondance. Amazon présente ainsi une série de produits correspondant à la requête de ses utilisateurs, Google une série de sites, Netflix une série de films, Facebook une série de gens ou de groupes, etc. Cette abondance a constitué un gros plus par rapport au monde d’avant où la demande était contrainte par l’offre disponible. Mais elle a aussi ses limites. Barry Schwartz explique dans The paradox of choice que l’excès de choix finit par nous miner psychologiquement: l’abondance nous pousse à trouver exactement ce qu’on souhaite, plutôt que ce qui est suffisant, nous fait perdre du temps que l’on aurait pu consacrer à ses proches pour une quête vaine de la perfection. Une solution est qu’on fasse le choix par défaut à notre place, quitte à nous laisser rectifier. C’est le sens de l’histoire: Google présente maintenant lors d’une requête une réponse adaptée encadrée en haut de page qui est censée être suffisante et Alexa répond directement aux questions sans donner de choix. Dans un premier temps, l’intelligence artificielle a été utilisée pour guider le choix des utilisateurs, dans un deuxième temps elle donnera à ces derniers une réponse suffisante, par défaut. Stitch Fix par exemple a été fondée sur ce concept: cette société d’habillement livre à ses abonnés sur une périodicité à définir des habits choisis par un mix de stylistes et d’intelligence artificielle. Les abonnés décident alors ce qu’ils gardent et renvoient le reste. Petit a petit, l’intelligence artificielle devient plus performante avec l’accumulation de données et les choix de Stitch Fix plus pertinents. Amazon, qui aujourd’hui vise la livraison en un jour partout dans le monde, travaille sur un projet de livraison avant la commande (l’intelligence artificielle anticipant les choix des utilisateurs). Pour l’instant la livraison resterait dans un hub proche de l’utilisateur. Mais Amazon pourra à partir de là adopter le modèle Stitch Fix pour certains paquets. Google utilise de plus en plus son IA pour répondre directement aux requêtes des gens à travers ses diverses applications (Waze, Lens, etc.). La prochaine étape est d’agir avant la requête, quitte à s’ajuster après.
C’est justement ce que fait TikTok: il impose à l’utilisateur une vidéo de 30s, l’utilisateur regarde ou zappe (enrichissant l’algorithme IA), TikTok propose alors une autre vidéo et ainsi de suite. On n’est plus dans le choix mais dans la correspondance au goût de l’utilisateur. L’application Watch de Facebook fonctionne à l’ancienne: l’utilisateur fait défiler des vidéos et clique sur celle qui lui plait: Facebook propose, TikTok impose. Instagram et IGTV fonctionnent comme Facebook: le choix d’abord. TikTok s’étend de manière virale et peut représenter une vraie menace pour Facebook:
la fonction à accomplir par les deux applications est la même: distraire quelques instants entre deux tâches
les producteurs de vidéo TikTok sont nettement plus motivés que ceux de Facebook car ils peuvent atteindre les passionnés dans le monde entier, et non pas à servir de faire valoir à un graphe social
les utilisateurs finalement apprécient qu’on fasse le choix à leur place, sachant que le coût de zapping est négligeable. Les utilisateurs TikTok passent 52 mn en moyenne sur l’application. Le temps moyen passé sur Facebook serait de 38 mn. Le temps passé sur TikTok correspond à de la publicité que Facebook n’aura pas
Il y a donc un effet de feed-back entre utilisateurs engagés et producteurs vidéo motivés (ils reçoivent même des pourboires) qui peut à terme constituer une menace sérieuse pour Facebook, enfermé dans son graphe social. Facebook ne pourra se débarrasser de la menace TikTok comme il l’a fait de Snapchat qui partageait le même type de graphe social que Facebook.
Comment Google réagit
La réaction de Google est intéressante. TikTok menace essentiellement YouTube. Le modèle économique de YouTube ressemble à celui de TikTok: YouTube abaisse les frictions pour encourager les producteurs de vidéo à publier, il les rémunère et dissémine leur contenu dans le monde entier en utilisant son algorithme de recommandation. L’objectif est de maximiser l’engagement, en multipliant le nombre d’heures de vidéos vues, puis de monétiser à travers la publicité:
Des différences existent:
les vidéos YouTube sont plus longues (l’algorithme favorise les vidéos de 10 mn pour maximiser l’engagement )
Elles sont recommandées et non pas imposées par défaut: cela nécessite la création d’un graphe social par l’intelligence artificielle de YouTube
Elles peuvent servir à divertir mais le format encourage la formation. Par conséquent l’algorithme de recommandation est difficile à déplacer: les formations sont souvent le fruit d’une recherche. Comment se servir d’une perceuse ?, etc. TikTok n’est pas adapté pour répondre à la fonction de formation
YouTube est un monstre d’engagement: 500 millions de vidéos sont postées chaque minute et 5 milliards de vidéos sont regardées chaque jour (le cap du milliard a été atteint en 2016). Le temps moyen passé sur YouTube est 3 heures et demi par jour ! Pourtant YouTube, comme TikTok, ne gagne pas d’argent car il investit dans le contenu et les infrastructures pour favoriser au maximum la fluidité et l’engagement.
Dès lors, TikTok représente bien une menace car il mord sur l’engagement (il n’y a que 24 heures par jour) et donc les futures potentielles recettes publicitaires de YouTube.
YouTube a un autre problème: en bonne société américaine, il a tendance à se faire petit à petit le représentant de l’utilisateur, celui qui amène les recettes publicitaires, plutôt que du producteur. Maximiser l’engagement implique de se centrer d’avantage sur le graphe social pour suggérer les vidéos. Les gens se regroupent par centres d’intérêt qui peuvent être bons comme mauvais (racisme, etc.). Dès lors des vidéos à contenus offensants circulent (même chose sur Facebook) que YouTube peut difficilement contrôler vu leur nombre. La réaction de YouTube est d’encourager d’avantage les vidéos professionnelles, de limiter le programme partenaire et les petits créateurs, bref de devenir plus « mainstream ». C’est une faille que TikTok, société encore jeune, peut exploiter, attirant des créateurs dégoûtés ou expulsés de YouTube. La réaction de Google est de se porter acquéreur d’un petit concurrent de TikTok, appelé Firework et de le faire monter en puissance. Google peut utiliser le graphe social de YouTube, structurellement voisin de celui de TikTok, pour amplifier le nombre de vues des créateurs de vidéos. L’application restant à taille humaine dans un premier temps sera facile à contrôler par les équipes déjà en place de YouTube. Firework battra TikTok sur deux points essentiels:
la puissance de distribution des videos
le contrôle du contenu litigieux
Google a donc toutes ses chances face à la menace TikTok.
Heureusement oncle Sam est là
C’est encore l’Etat américain qui pourrait être le plus efficace à contrer la menace TikTok. Comment se fait-il que Google soit interdit en Chine, que Facebook ne puisse accéder au marché chinois, qu’Apple y soit sérieusement limité et que pourtant TikTok puisse percer aux Etats-Unis ? Il y a la matière à se rebeller pour l’Etat américain et à interdire à TikTok l’espace américain. Deux arguments pourraient être avancés pour mettre des bâtons dans les roues de l’application:
Tiktok répand la propagande chinoise (sur Hong Kong, Falun Gong, etc.)
Musical.ly était une société américaine qui a été achetée sans supervision du CFIUS. C’est une anomalie compte tenu du 1.
Le dernier tweet de Marco Rubio est un signe:
Finalement Marc Zuckerberg a peut être raison de ne pas s’inquiéter de la menace TikTok. Merci oncle Sam !