Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Google s’attaque à Visa et au système bancaire avec Google Cache (nom de code secret du compte proposé en collaboration avec Citigroup), Visa contre attaque pour protéger le système qui le fait vivre.
Du Washington Post (13 janvier 2020):
NEW YORK - Visa achète la société de technologie financière Plaid pour 5,3 milliards de dollars, ce qui représente une poussée majeure du géant du traitement des paiements vers d'autres types de systèmes de transfert de fonds en dehors des activités traditionnelles de Visa dans le domaine des cartes de crédit et de débit.
Plaid permet aux consommateurs de relier leurs comptes bancaires à des applications de services financiers comme Venmo, PayPal, Betterment et Transferwise. La société est un intermédiaire important mais inconnu entre les banques, qui détiennent l'argent des consommateurs, et les douzaines de plateformes qui rivalisent pour être la plateforme de choix pour envoyer cet argent. Les banquiers se réfèrent à des compagnies comme Plaid comme étant "la plomberie" derrière le fonctionnement de ces applications.
Cette " plomberie " a pris de l'importance, car de plus en plus d'Américains utilisent des portefeuilles mobiles ou envoient de l'argent à leurs amis, à leur famille et à leur entreprise. Visa estime qu'un Américain sur quatre ayant un compte bancaire a utilisé les technologies sous-jacentes de Plaid pour relier ses comptes bancaires à d'autres applications de transfert d'argent.
L'annonce de lundi est la première grande poussée de Visa dans un produit qui n'est pas seulement lié aux cartes de crédit et de débit. Visa est la plus importante société de traitement des paiements au monde, mais elle tire presque entièrement son argent des frais qu'elle perçoit des commerçants chaque fois que ses cartes sont acceptées.
Les métiers de la banque et du transport de fonds sont inséparables. L’argent n’est pas fait pour rester bloqué dans un coffre mais pour circuler. Dès que l’argent sort du coffre, il est à risque, des bandits peuvent chercher à s’en emparer, il peut être perdu. Et l’argent est plus en dehors du coffre qu’à l’intérieur: l’actif total des banques américaines s’élève à $18 trillions alors que ces même banques transfèrent $ 3 trillions tous les jours! Le banquier doit s’assurer que le transport est sécurisé et rapide, sinon à quoi bon mettre son argent à la banque ? S’il ne gère pas le transport de manière efficace, un transporteur sécurisé et rapide émergera qui finira par proposer le service de coffre fort et dominera le banquier: qui maîtrise le transport peut inciter l’argent à quitter plus vite le giron confortable de la banque ! American Express et Wells Fargo sont à la base des sociétés de transport. Messieurs Wells, Fargo et Butterfield (oublié de l’histoire) ont fusionné leurs sociétés de transport new-yorkaise en 1850 pour créer American Express. Quelques années plus tard, en 1852, Wells et Fargo décident de créer une entreprise de transport pour accompagner la ruée vers l’or en Californie. De simples sociétés de transport à la base, ils sont devenus tous les deux des géants financiers. Le logo d’American Express exprimait la sécurité:
La première diligence de Wells Fargo (the Concord Coach) était novatrice dans son mécanisme de suspension qui permettait d’éviter que la cargaison ne soit perdue dans des conditions de conduite difficiles:
La diligence est toujours associée au logo de Wells Fargo, elle exprime la vitesse.
L’importance de maîtriser le transport
Un détail mésestimé permet de comprendre pourquoi la maîtrise du transport de fonds est une pièce capitale pour l’industrie bancaire. Le transport de fonds implique quatre intervenants: le donneur d’ordre, le destinataire et les banquiers qui conservent le stock. Il y a donc un relation à quatre, ou au moins à trois si on considère le système bancaire dans son ensemble, complexe à construire mais presque impossible à déconstruire.
C’est beaucoup plus puissant que le métier de transport classique qui n’implique que deux intervenants. S’il faut un produit 10 fois supérieur pour déplacer un réseau traditionnel, il faut un produit 10^3 supérieur pour détrôner un réseau a trois faces. Les analystes oublient souvent ce détail quand ils considèrent Uber. Uber a commencé avec un réseau traditionnel à deux faces (chauffeurs/utilisateurs), construit a coût de $ milliards puis consolide son avantage avec des réseaux à trois faces (Uber Eats, Uber Freight, Uber Business, Uber Health), nettement plus solides. Le problème pour les banques est qu’un réseau de transport de fonds organisé peut s’appuyer sur sa puissance pour construire un ensemble bancaire qui les mettra au tapis. Regardons l’exemple de la Chine, une économie qui passe directement du moyen âge à l’âge de l’internet. La carte de crédit (successeur de la diligence dans le monde digital) a été introduite très tardivement. Ce n’est qu’en 2002 qu’a été lancé China UnionPay, un réseau de paiement type Visa/MasterCard par les grandes banques étatiques: Industrial and Commercial Bank of China, Agricultural Bank of China, Bank of China et China Construction Bank, des noms qui sentent bien l’establishment. C’était un peu tard pour y penser, un réseau à trois faces ne se construit pas du jour au lendemain. Alipay et WeChat Pay se sont engouffrés dans la brèche et orchestrent une grande partie des paiements. Quand Alipay a 1 milliard d’utilisateurs actifs quotidiens et WeChat Pay 800 millions, China UnionPay n’en a que 18 millions.
WeChat Pay et Alipay ne se sont pas arrêtés là: ils ont constitué progressivement des services bancaires et menacent maintenant les grandes banques chinoises. Lors d’une dernière transaction, Alipay a été valorisée à $200 milliards, soit les 2/3 de la capitalisation boursière de la première banque chinoise ICBC, 16 ans seulement après sa création. La compétition en Chine est maintenant très ouverte, les banquiers traditionnels n’ont pas su conserver leur oligopole parce qu’ils n’ont pas suffisamment prêté attention au transport de fonds, une erreur que ne veulent pas répéter les banques occidentales.
Comment les banques occidentales ont consolidé leur oligopole
Les ordinateurs ont commencé à être déployés commercialement dans les années 50. C’était une véritable révolution pour le transport de fonds qui a pu alors emprunter la voie digitale au lieu de physique, beaucoup plus rapide et facile à sécuriser. Les frictions du monde réel sont un frein au monopole: on ne peut pas avoir toutes les diligences, trains, bateaux de la terre, il faut composer avec d’autres transporteurs qui construisent des bouts de réseau à droite et à gauche. Le coût marginal est trop élevé pour un déploiement rapide et universel. L’ordinateur permettant la standardisation des écritures et faisant baisser le coût marginal de l’infrastructure, accroissait considérablement la menace d’un super-transporteur de fonds mondial, ce super-transporteur pouvait bien être American Express, le leader du transport de fonds. Les banques devaient réagir. American Express lance sa première carte en 1958: c’est un succès immédiat avec 250 000 cartes émises en pré-lancement (imaginez les précommandes du modèle 3 de Tesla). Cinq ans après, le réseau de cartes American Express était composé d’1 million de détenteurs et 85 000 marchands. Parallèlement, Bank of America, la première banque à avoir adopté l’ordinateur lance la carte BankAmericard..les débuts sont plus modestes: 60 000 cartes émises au démarrage mais la banque innove en y attachant du crédit (spécialité des banques !). En deux ans, BankAmericard passe le million de clients et les 30 000 marchands. Le succès de BankAmericard fait des émules si bien qu’en 1970, il y avait 100 millions de cartes en circulations. Les banques regroupent alors leur division carte de crédit sous l’égide de BankAmericard, qui prend le nom de Visa en 1976. Un certain nombre de banques récalcitrantes se sont unies sous une autre bannière: MasterCard. L’informatisation du transport de fonds a entraîné en dix ans ce qui ne l’avait pas été pendant deux siècles, la concentration des transporteurs en deux pôles: American Express pour les personnes influentes, qui voyagent, Visa/MasterCard pour le reste. Pensez Apple/Android. Les banques occidentales ont pu contrer la menace American Express en réagissant immédiatement, unissant leur force pour créer un réseau imprenable. Ils ont étendu ce réseau au transport de fonds internationaux entre banques. Swift a été créé en 1973 pour sécuriser l’envoi et la réception de fonds grâce à une messagerie standardisée, centralisée et contrôlée. Swift lie plus de 11 000 institutions dans 200 pays. Les banques ont donc construit leur forteresse en contrôlant les stocks et les flux d’argent, avec la bénédiction des États (qui le leur font plus ou moins payer). Ce système tient depuis plus de cinquante ans. Cela ne veut pas dire qu’il est éternel.
L’arrivée des FinTech
Il n’est pas question pour les banques de laisser quiconque empiéter sur leur terrain. Pour les FinTech, il y a plusieurs stratégies possibles:
le mollusque s’accroche à l’écosystème de transfert de fonds et en vit sans vouloir le perturber, au contraire. Cette stratégie est très efficace, évitant de dépenser des ressources dans un combat vain. On peut s’accrocher soit au consommateur, soit au marchand et laisser Visa/MasterCard opérer au centre. Ainsi Apple Pay est une excellente interface utilisateurs qui s’appuie sur le réseau de cartes bancaires (1,2 milliards de cartes enregistrées). Apple Pay est rémunéré par la banque de l’utilisateur qui lui rétrocède une petite partie de l’interchange. D’autres s’accrochent au marchand en lui proposant de faciliter la gestion de ses moyens de paiement, ces derniers finissant toujours par être opérés par l’usine Visa/MasterCard. On peut citer dans cette catégorie Adyen et Stripe qui sont parmi les FinTech les plus valorisées: $35 milliards pour Stripe, $ 26 milliards pour Adyen.
le challenger cherche à combattre les banques en frontal, sur leur terrain, la gestion du stock (dépôts et/ou crédit). En apportant une expérience utilisateurs supérieure, il espère pouvoir bâtir un concurrent. C’est mission impossible! Les grandes banques ont un effet d’échelle imprenable avec des bilans à $ 2T qu’ils protègent grâce à un « cross selling » très efficace. Bonne chance à Revolut, N26, LendingClub, etc. sauf à être rachetés par une banque établie.
l’exterminateur veut substituer à l’oligopole bancaire un nouveau moyen de stocker et de transporter l’argent, sécurisé et fluide. Le libra est un protocole tant de stockage que de transport de valeur, alternatif au système bancaire. S’il se répand de manière virale, du fait de la sécurité et de la rapidité apportée par la crypto-monnaie, ainsi que par l’effet réseau de Facebook, il y a une vraie menace pour le système bancaire. Il faut compter sur l’hostilité des Etats qui ne laisseront pas un tel projet se réaliser. Les mollusques comme Stripe ou PayPal l’ont bien compris abandonnant le projet.
Enfin le disrupteur veut créer un nouveau transporteur, une sorte d’American Express des temps modernes, plus dangereux parce que plus viral. Google est à la base un transporteur généraliste, tout comme American Express ou Wells Fargo à l’origine. Google transporte l’information, toute l’information du monde à travers un réseau de serveurs, de connecteurs et de câbles disséminés dans le monde entier. Le transport de fonds n’est qu’un sous ensemble spécialisé de ce réseau, un sous-ensemble plus sécurisé. Il est logique que Google veuille attaquer ce secteur d’autant que la circulation d’information conduit à la circulation monétaire: un marchand disposant d’information sur ses clients va pouvoir faire des promotions, mieux calibrer sa publicité et ainsi vendre d’avantage. Comment procéder ? Google a déjà l’interface Google Pay sur presque 3 milliards de smartphones. Il ne lui reste plus qu’à trouver le moyen de faire fonctionner le réseau et débrancher Visa/MasterCard. C’est en apportant une amélioration puissance dix aux deux bouts de la chaîne (consommateurs et marchands) que Google espère bien obliger le troisième intervenant (les banques) à suivre. Donner de l’information est la spécialité de Google, mais en matière de finances, ce sont les banques qui ont l’information et qui la protègent. Google contourne le problème en passant un accord avec l’une d’entre elle, Citigroup, la plus fragile des quatre grandes: le compte Google sera géré administrativement par Citigroup mais permettra à Google de récupérer de l’information monétisable auprès des marchands. Parallèlement, Citigroup a choisi Google pour doper sa croissance et ouvrir des tonnes de comptes grâce à une interface utilisateurs supérieure. En ayant le compte et le marchand, Google pourra organiser le transport. Sur cette base, Google peut essayer de construire une interface utilisateurs plus virale (sans avoir forcément le compte bancaire) en utilisant les services d’une société comme Plaid, pour construire juste l’interface et dominer complètement les paiements. Mais ça, c’était avant…
Le métier de Plaid
Les banquiers protègent l’information de leurs clients et veulent qu’elle reste dans leur giron. Ils rendent volontairement compliqué le partage d’information pour éviter les comparaisons défavorables…et le transfert de fonds à leur détriment. Cet environnement est très néfaste pour les FinTech. Plaid intervient pour fabriquer des API permettant aux FinTech de se connecter aux informations bancaires de leurs clients. Comme les banques ne donnent pas l’information, Plaid va la chercher en utilisant les login de leurs comptes bancaires que les clients leur donnent à travers la FinTech. Cette technique est appelée le screen scraping. L’information est alors repackagée sous forme d’API standard utilisable par les Fintech. Ici l’exemple de screen scraping chez Venmo:
Plaid est devenu un point de passage incontournable pour les FinTech, au moins aux Etats-Unis, 80% d’entre elles l’utilisent pour se connecter à 11 000 banques et 200 millions de comptes sont branchés sur l’API. Cet environnement sauvage où l’information sur 200 millions de comptes leur échappe complètement ne peut plaire aux banques. Certains luttent ouvertement contre le screen scraping (JP Morgan, PNC, Union Européenne). L’open Banking devient le prétexte pour tuer l’open web! La peur devient panique quand on voit Google approcher. Et si Google, après avoir lancé son compte avec Citigroup s’appuyait sur l’API Plaid pour lancer de nouveaux services de règlement ? Pire même, Google pourrait acheter Plaid. La propagation du réseau de paiement Google pourrait être beaucoup plus virale et réussir là où American Express a échoué, du fait de la riposte à l’époque de BankAmericard.
La riposte de Visa
Visa peut se rendre utile aux banques en contrôlant la sortie d’informations financières de l’écosystème. Détenir l’information financière est le préalable à la construction d’un réseau de paiements car on n’attire pas les mouches (en l’occurrence les marchands) avec du vinaigre (de l’information frelatée). Acheter Plaid donne l’assurance que les FinTech se développeront en mollusques et non en disrupteurs. Il suffit de manipuler l’API en ce sens. Dès lors l’intérêt des banques, de Visa et des FinTech seront alignés: faire bouger l’argent pour faire vivre l’écosystème. Visa va institutionnaliser Plaid (le screen scraping est peu sûr et non réglementé), encourager les banques à créer leurs API (sachant que Plaid en fera bon usage) et devenir un agrégateur d’API pour les FinTech. Tout le monde sera content: le régulateur qui pousse à l’open banking, les banques dont l’information sortante sera sécurisée, les FinTech qui seront des promoteurs de Visa, Visa qui bénéficiera de l’expansion massive des FinTech…tout le monde sauf les GAFA qui seront contraints dans l’expansion de leur réseau et ne pourront pénétrer la citadelle. Le cours de Visa sur les 5 jours suivant l’acquisition, malgré le prix apparemment exorbitant de celle-ci, ne trompe pas:
Visa +4,1%, MasterCard +2,7%, S&P 500+1,4%.
On attend maintenant la suite…le retour du Jedi, alias Google
Bonne fin de semaine !
Hervé