L’IA une machine à centraliser, part 1
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Stable Diffusion: le léviathan IA
Les cryptomonnaies ont fait souffler un grand vent d’espérance: l’internet allait enfin pouvoir retrouver le caractère décentralisé que lui avait ravi les Big Techs. Les détenteurs de cryptos étaient réellement propriétaires d’un bien digital que nulle plate-forme ne pouvait supprimer. Le bien était inscrit dans une base de données indestructible, comme dans un acte notarié. L’espoir a tourné court:
Le principe même de la crypto, c’est à dire l’association pour un même bien digital d’un usage (contrat intelligent) et d’une valeur monétaire est délicat à mettre en oeuvre. Le bien n’a plus à se battre contre une monnaie pour avoir la préférence puisqu’il est la monnaie. L’avidité chez l’homme étant une de ses caractéristiques premières, la performance du bien risque d’être sacrifiée à l’autel de la spéculation.
Facteur aggravant, les biens digitaux « uniques » délivrés par les blockchains ne sont pas très utiles en dehors de l’univers crypto. Les blockchains sont des bases de données archaïques inadaptées aux usages qu’on attend de l’internet (vitesse, expérience utilisateur). La faculté de transférer la base de données d’un ordinateur à l’autre pour la sécuriser a un coût en puissance de calcul. Le cloud centralisé est imbattable sur ce plan. Le primat de la sécurité nuit à l’expérience utilisateur…et sans cette dernière il ne reste plus que la valeur spéculative.
Or même cette valeur spéculative ne tient qu’à un fil, c’est à dire dépend de plates-formes centralisée qui apportent un minimum de facilité d’accès. Finalement, la propriété de ces biens digitaux répertoriés…et leur valeur… repose sur la confiance et non sur un mécanisme imparable: la décentralisation en théorie, la centralisation en pratique…
Enfin le dernier coup est porté par la réforme de l’Ethereum: l’adoption du minage en « proof of stake » au lieu de « proof of work » affaiblit la sécurité du protocole au bénéfice d’une moindre émission de CO2. L’Ethereum peut devenir plus populaire mais la propriété privée s’en trouve affaiblie.
Ce marché n’est pas encore mûr pour apporter à l’internet sa dose de décentralisation et le rééquilibrer en faveur de ses utilisateurs. En conclusion de mon article Internet: krach 2.0…et après ?, j’écrivais:
L’avantage majeur des cryptos est de certifier la propriété d’un bien digital, indépendamment d’un organisme central omnipotent. L’internet a essayé ces derniers temps de s’intéresser à la décentralisation et de favoriser les créateurs (l’alliance anti-GAFA des Shopify, Roblox, Substack, Stripe pour les paiements, etc.). Mais la décentralisation est incomplète car le créateur reste à la merci de la plate-forme qui peut le “supprimer”. Le rapport de force est en faveur de l’outil, de la plate-forme, ce qui est de moins en moins compatible avec l’internet en continu. Un bien digital crypto ne peut être supprimé (sauf s’il est intermédié par une plate-forme centralisée). Il redonne du pouvoir aux acteurs, une condition indispensable de l’internet en continu. Ce dernier ne peut se concevoir sans restaurer la propriété privée et mettre au second plan l’économie de la location. L’internet doit se reconstruire autour de la propriété privée sans abdiquer tous les progrès réalisés par les Big Tech, le cloud, l’IA, etc. Le business du futur est là:
Il sera peut être extrêmement focalisé sur un type d’expérience client au départ, comme l’ont été Microsoft, Google ou Facebook. La clé sera de conférer propriété d’un service dans un environnement fluide, rapide et en continu. Il y a du chemin à parcourir…
Le chemin sera d’autant plus long qu’alors que les cryptos pataugent, les BigTech investissent massivement dans leur infrastructure IA pour renforcer leur emprise sur l’internet.
L’élimination progressive du créateur.
La force d’une plate-forme internet est liée à l’audience qu’elle peut agréger. Le coût d’accès à l’utilisateur/consommateur étant nul, tout le monde essaie de l’atteindre, cela crée une situation d’abondance. La grande plate-forme ravit son audience en triant cette abondance afin que chaque utilisateur trouve ce qui lui convient (information, objet, films, musique, podcasts, relations sociales, trajets, etc.). Le problème numéro 1 de la plate-forme est l’acquisition/fidélisation de l’audience à un prix raisonnable. Aux premiers temps de l’internet, c’était relativement simple quand le nombre de plates-formes était limité. Mais ces dernières se sont multipliées, entrainant une forte pression sur les coûts commerciaux (acquisition et fidélisation).
La popularité comme moyen d’acquérir et fidéliser l’utilisateur
Les grandes plates-formes ont vite vu tout l’intérêt d’attirer et ravir les utilisateurs en leur faisant découvrir du contenu populaire. L’intérêt repose dans le fait qu’il y a un écart entre la popularité naissante d’un créateur et sa répercussion en espèces sonnantes et trébuchantes pour lui: c’est alors tout profit pour la plate-forme. L’arbitrage est intéressant à exploiter pour acquérir et fidéliser de l’audience à bon compte. Il permet en plus de rabattre les prétentions des créateurs établis. Les grandes plates-formes ont été les grands maitres de ces arbitrages, qui leur ont permis de décimer la concurrence:
Google a été le premier à classer les résultats des requêtes (sites internet) en fonction de leur popularité, en ajoutant à sa liste de critères le nombre de liens menant à ces sites. Il y un avait plus de chances que les sites ainsi référencés plaisent aux utilisateurs du moteur de recherche. En même temps , des sites populaires hors de l’establishment ont ainsi pu percer. La presse établie a en revanche sombré, reléguée au rang d’un simple blog. Cela a permis à Google de prendre une longueur d’avance sur Alta Vista et de vite devenir la référence.
Facebook a choisi d’établir un graphe social pour que tous les posts soient à priori populaires, car rédigés par des amis. Etre membre devenait un impératif pour ne pas manquer ce que disaient les amis, le coût d’acquisition du nouveau membre était négligeable. Instagram et Snapchat ont pris la même voie avec un support photos au lieu de textes. Le graphe social est le gage de la popularité, laquelle se mesure au nombre de ses abonnés. Les influenceurs sont la pierre angulaire de ce système. A la différence de Facebook, qui a rendu facile la construction du graphe social, Twitter a laissé aux utilisateurs le soin de trouver les comptes à suivre, les comptes de parfaits inconnus cette fois. C’est un casse tête qui n’attire qu’une faible frange de la population mondiale (10 fois moins que Facebook). Pour les autres, le contenu véhiculé par Twitter n’a aucun intérêt.
Netflix a appuyé la première phase de son développement sur le catalogue Disney, très populaire, qu’il a pu obtenir à des conditions particulièrement avantageuses (Disney ne croyait pas au streaming). L’accord a été signé en 2012. Le nombre d’abonnés Netflix était à l’époque de 26 millions. Il atteint en 2022 220 millions, alors que Disney récupère les derniers films de son catalogue.
Le dilemme de la popularité
L’intelligence artificielle a longtemps tenu un rôle subalterne dans le développement de l’audience. Le discours était emphatique mais la réalité plus prosaïque. L’enjeu était de trouver des contenus populaires sous évalués à proposer à l’audience, pour la captiver. Ils étaient révélés par des « like » ou retweets (réseaux sociaux), ou le nombre d’heures de visionnage (Netflix). C’est ainsi que le contenu populaire était mis à la surface. La certitude de l’aspect viral primait sur les vagues probabilités de l’IA.
Cependant, peu à peu, la popularité a été mieux évaluée. Les créateurs/influenceurs ont réclamé leur part du gâteau, voulant être d’avantage rémunérés. Il a fallu accepter de payer pour acquérir et fidéliser l’audience. La réponse des plates-formes a été mitigée. Certaines l’avaient anticipé conne YouTube avec son programme partenaire. D’autres ont toujours été réticentes comme Facebook /Instagram avançant d’un pas et reculant de deux, l’idée étant de ne pas payer le contenu. Les plates-formes de streaming ont dû commencer à financer des grandes productions pour attirer les abonnés. Par exemple La série The Lord of the Ring: the Rings of Power aurait couté $715 millions à Amazon d’après Business Insider. Les créateurs se sont rebiffés, poussés par les sociétés de capital développement comme Andreessen Horowitz ou Union Square Venture de Fred Wilson, finançant des projets mettant en valeur les créateurs. C’est ainsi que sont nées et ont percé toutes sortes d’initiatives visant la décentralisation comme Shopify, Patreon, Substack, Fortnite ainsi que de nombreux projets cryptos, regroupés sous le label web3. Le succès de ces initiatives reste à démontrer. Il n’en reste pas moins qu’ils mettent une pression sur les coûts et la réputation des Big Tech. Celles-ci ont décidé te répondre, non par la confrontation mais la fuite. Les progrès de l’intelligence artificielle leur en donnent l’opportunité et la motivation.
Intelligence artificielle et popularité
La force des créateurs/influenceurs logés dans une plate-forme, et leur levier, est leur réseau d’amis, de suiveurs, d’abonnés. Le risque pour la plate-forme est que le créateur populaire parte avec ses abonnés. Cela peut la pousser à monter les prix, fermant ainsi les possibilités d’arbitrage. Mixer (Microsoft) eut la grande idée de s’attaquer au leader du streaming des jeux en ligne Twitch (Amazon), en offrant des ponts d’or à ses vedettes, en l’occurrence Ninja (14 millions de suiveurs), Shroud et KingGothalion. C’était en 2019. Un an plus tard Mixer fermait, le prix de la popularité étant trop élevé par rapport à son impact en audience.
L’intelligence artificielle devenant plus précise avec la puissance des puces, ses probabilités de deviner ce qui plait à l’audience augmentent. Il devient maintenant tentant d’adopter une autre approche pour marginaliser ou retirer de l’équation le créateur: l’arbitrage se ferme, les gains liés à l’utilisation de l’IA augmentent, la conclusion est logique: changer l’homme par la machine, investir massivement dans les serveurs et centres de données.
Ces investissements massifs sont visibles dans les chiffres de Nvidia, le leader des puces graphiques (IA):
On peut constater que la division « centres de données » est en forte croissance depuis 2015, année où cette division était pratiquement inexistante. L’intelligence artificielle n’était pratiquement pas utilisée par les Big Tech en 2015 ! La division « jeux » où sont camouflées les puces de minage est en forte baisse. Le Web3 a du plomb dans l’aile.
Le cas de Spotify, un précurseur dans l’utilisation de l’IA, montre comment cette dernière pourrait aider les Big Tech dans leur conquête de l’audience. Spotify est en quelque sorte un essai de laboratoire pour deux raisons:
1/ l’IA est plus performante sur la musique que sur le cinéma par exemple parce que les auditeurs aiment réécouter les mêmes morceaux. Ce n’est pas le cas du cinéma où la créativité joue un rôle essentiel et est peu prévisible. Netflix ne peut donc se passer de la popularité.
2/ Spotify a le même contenu que les autres apps de streaming (Apple Music, Amazon Music, YouTube Music), contenu qui appartient à un oligopole de maisons de disques (Warner, Universal, Sony Music et EMI) qui dictent leurs conditions. Il n’y a pas pour Spotify de créateurs que n’ont pas les autres, d’arbitrage à exploiter.
3/ Spotify n’a pas de graphe social sur lequel s’appuyer pour faire émerger du contenu populaire.
C’est pourquoi Spotify a dû tout miser sur l’IA pour créer des playlists différenciées et gagner la bataille de l’audience. Cela a fonctionné ! Avec 433 millions d’utilisateurs mensuels, Spotify est loin devant Apple Music à 98 millions et Amazon Music à 70 millions. Le déploiement de l’intelligence artificielle permet d’adopter un modèle publicitaire efficace et ainsi d’améliorer l’aspect viral du service par rapport à ses concurrents.
Spotify a ouvert la voie, TikTok s’y est engouffré. La société chinoise a cassé le graphe social, donc le pouvoir des créateurs, ses algorithmes s’interposant pour décider quelle vidéo serait vue par tel ou tel. TikTok a opportunément choisi le format vidéo, le plus apprécié par les internautes et le format court, plus facile à interpréter pour une IA. TikTok est une machine de guerre qui, en facilitant la création, nivelle les créateurs et rend obsolète les réseaux sociaux s’appuyant sur les communautés. Facebook l’a compris et a décidé de complètement réorienter sa stratégie pour privilégier la vidéo courte montrée à la terre entière au lieu du cercle d’ami (Reels). Ses investissements dans les serveurs d’intelligence artificielle sont massifs (plus de $20 milliards par an). Les influenceurs, dont la valeur repose sur les suiveurs, ne sont évidemment pas content que leurs posts soient de plus en plus triés par les algorithmes et mis sur le même plan que de nouveaux créateurs. D’où le post récent de Kylie Jenner (370 millions de suiveurs):
De la marginalisation du créateur à sa disparition
Pour marginaliser les créateurs sans entraîner de broncha de leur part, la stratégie est simple: faciliter au maximum la possibilité de créer, éliminer toutes les frictions à la création. Ainsi, la concurrence sera à son maximum, le prix de la création baissera et l’arbitrage sera restauré. L’intelligence artificielle joue un rôle essentiel à trois niveaux:
Elle permet aujourd’hui découpler la créativité de l’acte de création. C’est nouveau mais potentiellement très puissant. Il ne sera bientôt plus besoin d’être un bon écrivain, dessinateur, styliste, juriste, cinéaste pour créer. Il faudra juste être un bon créatif. On donnera ses instructions à l’IA qui fera le travail. La différence se jouera sur la qualité des instructions. Pour s’en convaincre, il suffit de tester Midjourney ou Stable Diffusion. Cette recette pour marginaliser le créateur installé a déjà été utilisée avec succès par les Big Tech pour marginaliser la presse: le post n’avait plus besoin de l’appareillage d’impression et de distribution qui la différenciait. On va cette fois un cran plus loin.
Elle assure la fonction de découverte. Les Big Tech ont là un avantage immense car ils connaissent leur audience qui est massive. Certes, il faut encore nuancer en fonction du type de bien. Netflix aura du mal à se passer de la popularité et devra continuer à payer des vedettes et grands producteurs. La maîtrise de la fonction découverte permet de limiter l’emprise de certains créateurs à succès de les faire payer (posts sponsorisés par exemple).
Elle permet d’éliminer en amont les posts potentiellement controversés sans avoir à dépêcher une armée de censeurs. Chez Facebook, 80% de l’effectif sert à modérer les posts. Les décisions de modération sont visibles et souvent critiquées, ternissant la réputation de la plate-forme. TikTok, bien que chinois, n’est pas critiqué parce qu’il n’a pas à supprimer des posts. Il suffit de ne pas les montrer et personne ne s’en rend compte. Le modèle chinois est efficace, car discret, et à tendance à imprégner l’internet !
Le modèle économique des Big Tech est en train de changer: un investissement massif dans les serveurs (augmentation des immobilisations) et une diminution des charges courantes (modération). L’économie de charges pourra être compensée par plus de marketing et de recherche. Plus que jamais, l’effet d’échelle différencie. L’étape ultime, si l’arbitrage se referme à nouveaux, et peut être préemptivement, est de se débarrasser de l’input humain en substituant au créateur une création par l’IA, en fonction de la demande de l’audience—manifestée ou hypothétique. Les Big Tech ne seront alors définitivement plus des plates-formes, mais les créateurs ne seront plus là pour se plaindre... Ce mouvement vers du contenu interne est déjà perceptible et change progressivement la nature de l’internet: Google search, au lieu de mettre en avant un lien donne directement la réponse par un extrait du lien. Les articles de presse sont de plus en plus au format AMP, suggérant que les articles sont de Google…Chez Facebook, les contenus professionnels ont été mis au second plan dans une rubrique « actualité ». Les états occidentaux voulant faire payer Google et Facebook pour le contenu professionnel, ces derniers ne sont pas motivés et préfèrent les marginaliser complètement. Les sites de streaming de longs métrages privilégient le contenu propriétaire exclusif. La coopération des premiers temps est devenue une bataille entre Disney+, HBO, Netflix, Peacock, Prime Video, etc.
Le schéma de mon article pourrait, IA aidant, prendre plutôt cette forme:
Et le futur semble plutôt être celui des suspects habituels …
La rébellion
L’enfermement progressif des plates-formes sur elles-mêmes et le recours systématique à l’IA offrent paradoxalement des opportunités pour les créateurs. L’intelligence artificielle individualise les préférences, encore faut-il avoir des données sur l’utilisateur. L’IA peut être très efficace pour la rétention, ciblant le goût des utilisateurs, mais l’est nettement moins pour l’acquisition quand le futur utilisateur n’est pas connu. Il faut alors, soit utiliser une intelligence artificielle tierce ( celle de Facebook par exemple) ou alors recourir au vieux stratagème du contenu populaire pour acquérir des clients. Les Big Tech ont tendance à s’enfermer car elles ont intériorisé le fait qu’il leur est moins coûteux de retenir que de conquérir…et elles ont déjà beaucoup d’utilisateurs. Il y a là une grande opportunité pour les audacieux. Fabriquer du contenu populaire va devenir un enjeu crucial. Mais les créateurs devront se débrouiller en dehors de l’écosystème Big Tech. L’IA leur ouvre une nouvelle voie…
En déformant légèrement Esope, la langue est la pire…et la meilleure des choses…
Suite en part 2, la rébellion
Bonne fin de semaine,
Hervé