L'ordinateur virtuel
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
⚠️ : cet article ne traite pas de Silicon Valley Bank .
Le Quest pro de Meta, son casque de réalité virtuelle à $1 500 n’est apparemment pas un franc succès. La société a annoncé quelques mois après son lancement la réduction de son prix à $1 000, ce qui n’est pas très bon signe. Imagine-t-on Apple casser les prix de ses IPhones dernière génération après 3 mois ? Cependant, il y a dans le Quest pro, casque de réalité mixte, une innovation intéressante: la possibilité d’accéder au travers du casque à un ordinateur en réalité virtuelle. C’est aujourd’hui une usine à gaz: le casque est lourd, l’écran virtuel doit être connecté à un PC “réel” par un câble ou en wifi. C’est finalement compliqué pour avoir ceci:
Ce que Meta an accompli avec un succès mitigé, Apple va le transformer probablement cette année avec son casque de réalité mixte. Ce casque, d’après moi, va fonctionner comme un prolongement du Mac, un Mac virtuel multi-écrans, de même que l’Apple Watch est un prolongement de l’IPhone. L’idée d’avoir un environnement de travail virtuel “dans le nuage”est là. Le problème est qu’il est dans ces deux solutions encore étroitement lié à un ordinateur spécifique. L’univers est détaché de l’ordinateur mais reste en laisse. L’ordinateur virtuel est une copie de l’ordinateur physique, avec son OS destiné à tirer parti de ce dernier. Il ne tire aucun avantage de l’univers virtuel créé par le cloud. Aussi avant de viser l’ordinateur en réalité virtuelle, il faut à mon sens d’abord penser l’interface qui permet d’exploiter l’ubiquité du cloud: l’ordinateur partout quelque soit le hardware, l’ordinateur du cloud.
L’ordinateur du cloud
Il existe déjà mais n’est pas conçu pour être un ordinateur. Il sert avant tout l’objectif de ces promoteurs, qui n’est pas d’en faire un ordinateur mais de servir leur principale source de profit: c’est le navigateur. Il se nomme aujourd’hui Chrome, Edge, Safari, Firefox ou Opéra et passe presque inaperçu parce qu’il est conçu pour valoriser une offre juteuse à laquelle il mène. Sa vocation est circonscrite et n’embrasse pas toutes les fonctions d’un ordinateur…alors qu’elle le pourrait. Il y a une place à prendre ! On peut facilement imaginer l’avantage qu’il y aurait à disposer d’un environnement de travail unique, ergonomique et familier sur tout appareil qu’il tourne sur Windows, MacOS, IOS où Android… L’ordinateur (hardware et système d’exploitation) serait alors “virtualisé”, le navigateur serait un nouvel OS universel reléguant au second plan les OS “machine”. Seul compterait le navigateur et ce à quoi il donne accès, c’est à dire les données, fichiers, programmes et sites internet stockés dans les clouds.
Le paradoxe du navigateur
Le navigateur est omniprésent tant sur le PC que sur le smartphone et la croissance du nombre d’utilisateurs ne se dément pas année après année, comme l’indique le tableau suivant de Statista:
Le marché se partage essentiellement entre Chrome et Safari qui dominent et accroissent leur domination sur les autres:
C’est logique: le navigateur est la voie d’accès à l’internet et le nombre d’internautes augmente chaque année. Dès lors, le navigateur est recherché comme voie d’accès à de multiples services: applications de productivité (Suite Office, Notion…) qui quittent le disque dur, cryptomonnaies, IA générative désormais. Son attrait (en particulier par rapport aux apps mobiles) se renforce avec les nouveaux cycles technologiques ainsi que son utilisation. D’après Zenu Academie, en janvier 2022, les internautes de 16 à 64 ans ont passé 6 heures et 58 minutes par jour en moyenne sur internet (un proxy pour l’utilisation des navigateurs).
Et pourtant, malgré cet engouement, le moteur de recherche ne rapporte rien par lui-même, il est trop stratégique. Il est coincé entre l’infrastructure qui se vend cher (PC+ Windows, Mac+Os, etc.) et l’internet où réside les applications payantes, financées par la publicité ou les transactions. Cela s’explique par l’historique: le premier navigateur à succès Netscape était payant. D’après ChatGPT (participation de Microsoft):
Netscape est une entreprise américaine qui a été fondée en 1994 par Marc Andreessen et Jim Clark. Elle est surtout connue pour avoir créé le navigateur web Netscape Navigator, qui a été l'un des premiers navigateurs web grand public.
Au début des années 1990, le World Wide Web commençait à prendre de l'ampleur, mais il n'y avait pas encore de navigateur web convivial pour le grand public. Marc Andreessen, qui était alors étudiant à l'université de l'Illinois, a travaillé sur un projet appelé Mosaic, qui était un navigateur web basé sur une interface graphique.
En 1994, Andreessen et Jim Clark ont fondé Netscape Communications Corporation pour commercialiser Mosaic et développer un nouveau navigateur web, Netscape Navigator. Le navigateur était conçu pour être facile à utiliser et compatible avec les standards du web, ce qui en faisait un choix populaire pour les utilisateurs.
En 1995, Netscape a fait son entrée en bourse avec une valorisation de plus de 2 milliards de dollars, faisant de Marc Andreessen l'un des entrepreneurs les plus riches de la Silicon Valley. Cependant, Netscape a rapidement rencontré une concurrence féroce de la part de Microsoft, qui a intégré Internet Explorer à son système d'exploitation Windows.
Windows a contré l’offre payante de Netscape par une offre gratuite intégrée à Windows. Microsoft contrôlait ainsi l’expérience utilisateur jusqu’au bout (web) empêchant ainsi Netscape de prendre l’ascendant sur Windows. La part de marché de Netscape s’est effondrée et depuis, tous les navigateurs sont gratuits et considérés comme un produit permettant de défendre une franchise plutôt qu’un centre de profit. Et ce malgré tout l’intérêt qu’ils représentent pour les utilisateurs.
Le piège de la monétisation
Internet Explorer
Il est intéressant de voir ce que ChatGPT édulcore. La force de Microsoft est sa distribution: avec un PC Windows sur chaque bureau et la position proéminente d’Internet Explorer gratuit, l’adoption a été rapide. Il n’était nullement nécessaire de construire un bon produit, il suffisait qu’il soit passable…Finalement, Microsoft a été pris à son propre jeu. Il a trouvé un concurrent avec une force de distribution équivalente (Google) et un meilleur produit. Internet Explorer s’est fait défoncer.
Chrome
Demandons cette fois à Anthropic (participation de Google) son explication:
Google Chrome a surpassé Internet Explorer pour plusieurs raisons :
- Chrome était plus rapide et moins sujet aux bugs qu'Explorer. Il offrait une meilleure expérience de navigation web, ce qui a attiré de nombreux utilisateurs.
- Chrome a été l'un des premiers navigateurs à prendre en charge les technologies web modernes comme HTML5, CSS3 et JavaScript. Cela lui a donné un avantage sur Explorer qui mettait plus de temps à implémenter ces technologies.
- Google a profité de sa large base d'utilisateurs pour promouvoir très agressivement Chrome. Il a été bundle avec d'autres produits populaires comme le système d'exploitation Android et a bénéficié d'une forte publicité.
- La part de marché d'Explorer a diminué en partie parce que Microsoft ne le mettait plus à jour rapidement et n'investissait pas autant dans son développement. Cela a donné une opportunité à Chrome et à d'autres navigateurs comme Firefox de gagner des utilisateurs.
- Le passage de nombreux utilisateurs d'Explorer à Chrome a créé un effet de réseau qui a attiré encore plus d'utilisateurs vers Chrome, renforçant sa domination.
La aussi, Anthropic édulcore un élément important: le navigateur Chrome est conçu pour promouvoir la fonction recherche, qui en est le point central. Le reste des fonctions est reléguée en second plan sous forme d’onglets ou d’icônes. L’accès a d’autres applications Google est facilité (Gmail et autres). Le navigateur est en fait éloigné d’un système d’exploitation qui gère applications, fichiers, messagerie, photos, etc. dans un esprit de productivité. La recherche dans un esprit d’abondance y passe au second plan par rapport aux automatismes dans un esprit de rareté.
Safari
ChatGPT donne un point de vue intéressant sur son objectif:
Apple a créé Safari en tant que navigateur web en 2003, dans le but principal d'offrir une expérience de navigation plus rapide et plus efficace à ses utilisateurs. À l'époque, le PDG d'Apple, Steve Jobs, avait déclaré que leur objectif était de fournir une expérience de navigation supérieure qui permettrait aux utilisateurs d'accéder facilement et de visualiser le contenu sur le web.
Safari a également été conçu pour s'intégrer parfaitement avec les autres produits et services d'Apple, tels que leur système d'exploitation Mac et les appareils iOS. Cette intégration a permis des fonctionnalités telles que la synchronisation des signets et de l'historique de navigation sur plusieurs appareils, ainsi qu'une interface utilisateur rationalisée et cohérente.
De plus, Safari a été construit avec un accent sur la sécurité, avec des fonctionnalités telles que le blocage intégré des pop-ups et des mesures anti-phishing pour aider à protéger les utilisateurs contre les sites Web malveillants et les menaces en ligne.
Dans l'ensemble, l'objectif de la création de Safari était d'offrir une expérience de navigation de haute qualité qui était optimisée pour l'écosystème matériel et logiciel d'Apple, tout en privilégiant la vitesse, l'efficacité et la sécurité.
Safari ne doit en aucun cas être un concurrent du système d’exploitation du Mac mais le compléter pour la navigation web tout en renforçant l’inter-opérabilité entre appareils de l’écosystème Apple (gestion des mots de passe par Face Id par exemple). Sa fonction est de surfer sur internet exclusivement. Il n’est pas question d’y organiser une activité productive à partir d’applications qui seraient concurrentes de celles que l’on peut trouver dans l’App Store. Dès lors, les intérêts de Safari et de Chrome se rejoignent: placer en position centrale le moteur de recherche. Google doit payer un montant de plus de $10 milliards par an pour constituer le moteur de recherche par défaut. Le navigateur Safari est l’antithèse de l’ordinateur virtuel, il vise à vendre plus de hardware et contrôler la concurrence.
Firefox
Firefox est le seul navigateur derrière celui de Microsoft, Apple et Google à avoir une part de marché non microscopique. Firefox est une création de Mozilla Corp, une société à but lucratif dépendant de la fondation Mozilla. Cette fondation est une émanation de Netscape (2003) qui vise à créer un navigateur open source enrichi par ses utilisateurs. La société a pour objectif de donner quelques moyens à la fondation pour investir. Firefox se distingue des autres navigateurs notamment par son système anti-traçage. Mozilla Corp a passé un accord avec Google pour la recherche et les paiements de ce dernier constituent 85% de son chiffre d’affaires. Le navigateur Firefox est bien obligé de mettre en exergue la recherche, ce qui le discrédite pour constituer l’ordinateur virtuel…
Navigateur nouvelle génération
Ce navigateur ne sera pas un instrument pour se balader de site en site (permettant la collecte de données au passage) mais un instrument de productivité fonctionnant comme un OS. Protocol, le 25 juin 2021:
L'internet a connu une évolution fulgurante au cours des deux dernières décennies, mais les onglets n'ont pas vraiment changé depuis qu'ils sont devenus une fonctionnalité des navigateurs au milieu des années 90.
Josh Miller a cependant de grands projets pour les onglets de navigateur. PDG d'une nouvelle entreprise appelée The Browser Company, il veut changer complètement la façon dont les gens perçoivent les navigateurs. Il considère les navigateurs comme des systèmes d'exploitation et se demande à voix haute à quoi pourrait ressembler un "iOS pour le web". Que se passerait-il si votre navigateur pouvait vous créer un flux d'informations personnalisé parce qu'il connaît les sites que vous visitez ? Et si chaque application web ressemblait à une application native et que le navigateur lui-même n'était qu'un lanceur d'applications ? Et si vous pouviez faire glisser un fichier d'un onglet à l'autre, et que cela fonctionnait ? Et si le navigateur web était une expérience partageable, synchronisée et multijoueur ? Cela n'aurait rien à voir avec les simples fenêtres passives sur le web que sont aujourd'hui les navigateurs. Et c'est exactement le but recherché.
L’idée du navigateur Arc, conçu par The Browser Company est de présenter une interface utilisateur qui ressemble à iOS et rappelle son fonctionnement. La fonction recherche est minimisée au profit des apps et des tabs qui peuvent être facilement mémorisées. Le transfert d’images ou de fichiers d’une app a l’autre est favorisée ainsi que la possibilité de diviser l’écran. Comme de plus en plus d’applications de productivité (Notion, Figma, Airtable, etc.) sont développées d’abord pour le web, avant de l’être pour iOS, le catalogue de web apps s’enrichit et Arc se rapproche d’iOS…pour le web. Tout ce qu’on fait sur un OS sera bientôt transposé dans le cloud. Arc veut en être le réceptacle privilégié. Arc n’est pas seul dans la course à l’ordinateur virtuel (Synth, Sidekick), mais astucieusement il se rapproche le plus de l’esprit d’iOS (l’effet whaou) avec un grand souci du détail qui rappelle Apple.
Monétisation
Si Arc paraît un bon candidat à l’ordinateur virtuel, il reste la question de la monétisation qui a fait à l’époque échouer Netscape. Il lui faut renoncer au moins aujourd’hui à la tentation de mettre en avant la recherche et donc indirectement le traçage au profit de la productivité et la sécurité. La monétisation par la publicité, qui est celle de tous les navigateurs aujourd’hui (par la fonction recherche) ne lui est pas possible. La solution passera probablement par un magasin de web apps intégrées au navigateur. Aujourd’hui pour être présentes dans l’App Store, les apps doivent concéder 30% de leur chiffre d’affaires transactionnel numérique (même chose dans le Play Store). Il y a donc une marge de manœuvre à condition qu’Arc arrive à attirer une masse d’utilisateurs conséquente. Le dilemme est aigu: pour gagner des utilisateurs, Arc a tout intérêt à adopter un modèle gratuit. Cependant les web apps n’accepteront de payer que si le navigateur est un réel succès et qu’il les valorise ( car il y a toujours possibilité pour elles de passer par Chrome). Arc doit donc travailler à pertes pendant un bon moment avec des investisseurs patients, la quadrature du cercle aujourd’hui…La solution est de faire venir au tour de table des créateurs de web apps qui pourraient bénéficier d’une intégration. Le pedigree des investisseurs est édifiant à cet égard:
Les prochains seront peut-être Open AI ou Stable Diffusion, des sociétés cloud avant tout dont les web apps ont tout intérêt à éviter la taxe Apple, du fait de leur modèle payant.
Navigateur et IA generative
L’IA générative peut rehausser la valeur du navigateur en lui permettant de réaliser des fonctions inédites (résumé de pages web, conception de textes, d’images, de tableaux et graphiques, réservations, etc.). Rappelons la théorie de Clayton Christensen dans The Innovator’s Solution:
Formellement, la loi de la conservation des profits attractifs stipule que dans la chaîne de valeur, il existe une juxtaposition nécessaire d'architectures modulaires et interdépendantes, ainsi que des processus réciproques de banalisation et d’intégration, afin d'optimiser la performance de ce qui n'est pas assez bon. La loi stipule que lorsque la modularité et la banalisation entraînent la disparition de profits intéressants à un stade de la chaîne de valeur, l'opportunité de réaliser des profits intéressants avec des produits propriétaires émerge généralement à un stade adjacent…
Le moteur de recherche peut diminuer en importance et être banalisé au profit du navigateur qui remplira une fonction plus essentielle, celle d’un OS intelligent, grâce à l’intégration de l’IA generative. Microsoft et Google ont théoriquement les moyens de résister à un assaut de sociétés comme The Browser Company car ils ont les parts de marché, donc la distribution, le cloud et la meilleure IA du monde.
La question est de savoir s’ils sauront transformer leur modèle économique au risque d’une baisse de leurs recettes publicitaires, pour investir dans l’ordinateur virtuel, l’ordinateur du cloud…La réalité mixte viendra dans un second temps.
Bonne semaine,
Hervé