Musk contre la tech
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Jusqu’à ces derniers temps Elon Musk et la tech (Silicon Valley) évoluaient dans des mondes parallèles. Le premier s’intéressait au monde physique (les fusées, les voitures, le solaire, les tunnels…) quand la seconde était focalisée sur le monde digital. Le premier cherchait à allouer plus efficacement l’utilisation de la matière quand la seconde tentait de l’éliminer; le premier cherchait à conserver l’humanité, la deuxième à la transformer; le premier refusait de recourir à la publicité (budget publicitaire de Tesla=zéro) qui était le principal gagne-pain de la seconde. Le premier collectionnait 118 millions d’abonnés sur Twitter par ses déclarations abruptes quand la seconde se répandait en politiquement correct, formant une majorité consensuelle. Elon Musk semblait se détacher de plus en plus de la Silicon Valley décidant même en 2021 de déménager le siège social de Tesla de Palo Alto à Austin.
Puis Elon Musk a acheté Twitter, son canal de distribution. A la conclusion de cette opération, il se retrouve soudain propulsé dans le monde parallèle qui lui semblait étranger, voire lui donnait de l’urticaire. Y sera-t-il vite mis au ban ou réussira t-il à transformer la tech comme il l’a fait de l’automobile ou du spatial ?
La confusion autour de Twitter
Tout a mal commencé pour Elon Musk qui se retrouve à la tête d’un Twitter surpayé (offre d’achat ferme avant crise dont il n’a pu se soustraire):
$44 milliards pour une société générant environ $1 milliard de cash flow opérationnel par an, soit un rendement de 2% sans croissance.
$44 milliards, soit une valeur de $185 par utilisateur mensuel contre $72 pour Facebook; Twitter génère $16 de recettes publicitaires par utilisateur, Facebook $29 ! La comparaison avec d’autres réseaux sociaux est défavorable à Twitter. Pinterest par exemple est valorisé $38 par utilisateur, lequel rapporte $6 annuel, un rapport de 1 à 6 contre un rapport de 1 à 12 pour Twitter.
44 milliards pour 7 500 employés, soit $6,2 millions par employé, chacun générant un chiffre d’affaires annuel de $ 700 000 (rapport de 1 à 9). Chaque salarié de Facebook est évalué à $3,4 millions par le marché pour une productivité double de celle de Twitter (rapport de 1 à 2,5).
Elon Musk surpaye…en partie avec de la dette puisqu’environ $13 milliards ont été engagés par un pool bancaire. Autant dire que le maigre cash flow sera utilisé intégralement pour payer les frais financiers. Il y a donc urgence à redresser Twitter, à générer du cash-flow ASAP. Les sociétés tech sont culturellement excédentaires en cash, ce qui leur laisse des marges d’erreur et donc possibilité d’innover. Twitter n’a pas ce luxe, ce qui n’est guère encourageant pour changer le monde. Une tech endettée est un oxymore... Le statut quo n’est plus une option…Elon Musk entre dans le monde parallèle de la tech en situation de faiblesse et ses mouvements apparaissent logiquement comme défensifs, précipités, une tentative désespérée pour sauver les meubles. Il est comme un joueur d’échec acculé qui cherche à gagner du temps, avant l’estocade finale:
1/ Dès le premier jour, le 27 octobre, il se sépare du directeur général, du directeur financier et du directeur juridique, responsables du marais dans lequel se vautre Twitter années après années. Twitter a été créé en 2006, est un réseau social très populaire, qui a eu du temps pour passer dans le vert comme ses comparses GAFA. Il accumule pourtant $1 milliard de pertes cumulées à son bilan; Facebook, créé deux ans plus tôt seulement a un excédent de $ 67 milliards à son bilan. Alphabet accumule $ 196 milliards de profits !
2/ Puis il commence à licencier en masse à partir du 4 novembre, un licenciement estimé par le New York Times à 50 % de l’effectif. Par un tweet, il propose le 18 novembre un plan de maintien volontaire qui sera largement décliné. Qui restera au bout du compte ? La logique est simple: toutes choses égales par ailleurs, ces licenciements devraient permettre de réaliser une économie suffisante pour faire passer la société dans le vert. Le “toutes choses égales par ailleurs” est la question qui décidera de la vie ou de la mort pour Twitter. En attendant les événements s’enchainent:
3/ La déroute du personnel fait d’abord peur aux grands annonceurs (les marques renommées), dont dépend Twitter. Ils craignent que le réseau social soit moins surveillé et par conséquence la proie de discours radicaux, auxquels ils ne veulent surtout pas s’associer. Le fait qu’Elon Musk proclame haut et fort le retour de la liberté d’expression chez Twitter n’arrange rien. Les marques commencent à se retirer et cela ne leur coûte pas grand chose en période de récession. D’après le Washington post, au 22 novembre, le tiers des 100 plus gros annonceurs de Twitter l’avaient boycotté (Verizon, Kellog, Merck, etc.). Le problème majeur est que Twitter est plus dépendant des grands annonceurs que l’inverse…Le chiffre d’affaires risque de prendre un coup…
4/ Les annonceurs ne sont pas les seuls pouvant porter un coup fatal à Twitter. Le réseau social est sous surveillance particulière de la FTC parce qu’il a fauté dans le passé (menti sur la protection de la vie privée et la sécurité). Il a dû payer une amende de $150 million cette année et accepter le principe qu’à chaque nouvelle initiative, une bureaucratie interne se mette en place pour en contrôler la conformité. Le départ des responsables de la sécurité de Twitter n’est pas sans inquiéter la FTC:
Nous suivons les récents développements chez Twitter avec une profonde inquiétude, aucun PDG ou entreprise n'est au-dessus de la loi, et les entreprises doivent respecter nos décrets d'application.
Le Twitter d’Elon Musk pourrait écoper d’une amende fatale, il doit composer avec le passé, de gré…ou de force.
5/ Elon Musk cherche une voie pour rendre Twitter moins dépendant de la publicité. Il tente de faire payer les comptes vérifiés. Cependant la base des comptes vérifiés (de l’ordre de 400 000) est insuffisante pour que leur facturation ait un réel impact sur les comptes: 8$ par mois représentent $38 millions par an, une goutte d’eau dans l’océan de problèmes…
6/ l’estocade finale pourrait être portée par les deux maîtres de la tech décidant de supprimer Twitter de leurs magasins d’applications..,
L’impasse donc et, après un échec cuisant, le retour d’Elon Musk à ses chères voitures, la tech reprenant ses affaires “as usual” ? Je ne le pense pas. La gestion de Twitter pourrait au contraire constituer un électrochoc obligeant la tech à se remettre en question.
Les causes premières
Un bon ingénieur démonte le mécanisme pour voir comment le produit fonctionne. Toutes les pièces posées sur la table, il peut peser l’importance relative de chacune, celles qu’il faudrait changer et leur assemblage idéal pour arriver à l’objectif. Il ne s’agit pas d’améliorer le produit mais de le repenser. On est dans le domaine de l’absolu, pas du relatif. Or par un court-circuit bien pratique (et qui marche la plupart du temps), on a tendance à se positionner par rapport à ce qui existe déjà pour l’améliorer. C’est vrai partout en affaires, et aussi dans le monde de la tech. On ne démonte plus, on prend pour acquis ce qui a subi l’épreuve du temps. C’est là où l’approche d’Elon Musk peut révéler bien des choses…même au monde de la tech.
Elon Musk a expliqué cette méthode dans cette courte vidéo. L’idée est de découvrir les vérités élémentaires sur un produit et de déconstruire les préjugés qui en bloquent l’évolution. Une fois les préjugés démontés et les vérités élémentaires sur la table, la construction peut se faire sur des bases innovantes et souvent moins chères. Prenons l’exemple de Space X. La NASA considérait chaque fusée comme un grand projet (réminiscence du programme Apollo). Elle y était incitée par son mode de facturation en “cost plus » consistant à répercuter les coûts engendrés pour faire ses fusées plus une marge. Dès lors, les coûts n’étaient pas un problème. Au contraire, plus ils étaient élevés, plus le coût du produit final l’était également ainsi que sa marge. Il était donc logique que la NASA ne chercha pas à réutiliser ses fusées mais seulement à les améliorer pour éviter que les satellites explosent en vol. C’est là où l’approche de Space X a été une réelle innovation: en démontant les pièces (intellectuellement parlant), Elon Musk a réalisé qu’elles pouvaient être réutilisées et que les plates-formes de création de fusées pouvaient évoluer comme les versions d’un OS: nul besoin de refaire le monde à chaque fois par un grand projet spécifique. Dans son petit interview il donne également l’exemple de la batterie qu’il a fallu démonter jusqu’aux matériaux élémentaires pour réaliser que le coût de fabrication pouvait être très au dessous de la ligne prétendument infranchissable de $600 du kWh.
Il est probable qu’Elon Musk applique aujourd’hui cette démarche chirurgicale à Twitter.
Le lego Twitter
Si l’on réduit Twitter à ses pièces détachées, que reste-t-il sur la table ?
-un mégaphone potentiellement extrêmement utile pour celui qui le contrôle. A portée du mégaphone se trouvent les utilisateurs qui constituent une élite intellectuelle passionnée par l’information, donc influente.
-un fil d’actualité extrêmement simple composé de messages textes (avec des liens) de 280 caractères maximum, qui n’a quasiment pas évolué depuis la création de Twitter). L’infrastructure du fil d’actualité est hébergée chez AWS.
-un graphe social construit au prix d’efforts et de temps déployés par les utilisateurs. La difficulté pour trouver les comptes à suivre explique pourquoi le réseau décourage beaucoup de gens. Il est plus facile de suivre des amis (Instagram, Facebook) ou des comptes suggérés par l’intelligence artificielle (TikTok). Ce graphe est difficilement replicable et fait la valeur de Twitter. Les utilisateurs se sont construits leurs propres médias avec leurs propres journalistes. La somme de tous ces médias est le graphe social, qui explique pourquoi Twitter a toujours valu beaucoup plus cher que la somme de ses cash-flows.
-une monétisation pitoyable de ce graphe social par des tweets sponsorisés qui ne font qu’ennuyer les utilisateurs.
Mais alors où sont passés les yachts des utilisateurs ? pour paraphraser l’excellent “Where are the customers ‘ yachts ?” de Fred Schwed. D’après Amazon:
Le titre de ce livre de 1955 fait référence à l'histoire d'un visiteur à Wall Street qui admirait les yachts des banquiers et des courtiers. Naïvement, il demanda où se trouvaient les yachts de tous leurs clients. Bien sûr, aucun des clients ne pouvait s'offrir un yacht, même s'ils suivaient consciencieusement les conseils de leurs banquiers et courtiers.
Il semble que chez Twitter sous le management d’Agrawal, les yachts soient chez les développeurs salariés et non chez les utilisateurs qui ont fait tout le travail pour construire le graphe social et rendre Twitter intéressant… Elon Musk l’a bien compris, d’où une décision radicale sur les effectifs. Celle-ci ne devrait avoir aucun impact ni sur le graphe social qui fait la valeur de Twitter, ni sur le fil d’actualités qui est rodé depuis des années !
Les pièces peuvent maintenant être recomposées par Elon Musk (l’empathie ne fait pas partie du programme):
1/ réduction drastique des charges, ne devant pas impacter le service de base. L’effectif de Twitter serait passé en quelques jours de 7 500 à 2 700, soit 4 800 personnes en moins. Sur la base d’un salaire moyen à $ 250 000, l’économie serait d’environ $1,2 milliard. Il faut y ajouter les 4 000 sous-traitants pour une économie totale de plus de $2 milliards. Dès lors la base de coûts annuels ne serait plus que de $3,5 à 4 milliards.
2/ avec un chiffre d’affaires de $5 milliards (2021), la société serait largement bénéficiaire, et cela même après le boycott des annonceurs largement amplifié par la presse traditionnelle. D’après le Financial Times, le 26 novembre 2022:
Une analyse réalisée par Media Matters, une organisation à but non lucratif de gauche, a révélé que 50 des 100 principaux annonceurs - représentant 750 millions de dollars de publicité en 2022 - avaient interrompu ou annoncé leur intention d'interrompre leurs dépenses depuis l'arrivée de Musk à la tête de l'entreprise, et que sept autres avaient réduit leurs dépenses au compte-gouttes. Ces 50 annonceurs représentaient $317 millions sur les $5 milliards de revenus de Twitter en 2021, selon Media Matters.
Si la société gagne $2 milliards d’un côté, elle peut bien accepter d’en perdre $300 millions de l’autre, suite à la réprobation de certains annonceurs. Le calcul d’Elon Musk est que les annonceurs reviendront:
si Twitter devient plus intéressant pour les utilisateurs, c’est à dire accepte des opinions plus diverses. Le renforcement du graphe social fait partie du plan. Restaurer le compte de Donal Trump peut faire venir des dizaines de millions d’utilisateurs par exemple et étoffer les commentaires des uns et des autres, créant de la place pour les publicités.
si les publicités paraissent plus pertinentes aux utilisateurs, augmentant le ROI pour l’annonceur. Twitter part de très bas, ce qui donne une bonne marge d’amélioration.
enfin si les annonceurs réalisent qu’Elon Musk dispose d’un mégaphone qui peut se retourner contre eux s’ils se montrent indélicats vis à vis du réseau social. C’est ce qui est en train de se produire pour le plus important annonceur de la plate-forme, Apple qui a arrêté d’alimenter Twitter en publicités depuis l’arrivée d’Elon Musk. Réponse de ce dernier par un tweet
Elon Musk peut ainsi prêter son mégaphone à toutes les oppositions à la taxe de 30% de l’App Store. Le mégaphone Twitter est un levier puissant et Elon Musk veut le faire savoir.
Le petit secret de la tech…révélé
On peut facilement imaginer que les sureffectifs de Twitter n’ont d’égaux que ceux d’Alphabet, Meta ou Amazon par exemple. Par son licenciement massif, Elon Musk met au grand jour l’équation erronée qui motive la tech ces dernières années :
Effectif=avantage concurrentiel
Cette équation prend sa source dans la période Covid. Du jour au lendemain, l’économie a été transférée en ligne avec une double conséquence pour la tech:
Il lui fallait redimensionner ses effectifs à la hausse pour absorber un afflux de croissance quasi-certain
Au même moment, le travail passait également en ligne, donnant un pouvoir inédit aux meilleurs salariés. Ceux-ci devenaient une denrée rare qui pouvait se vendre au plus offrant dans le monde entier…
Le salarié devenait la star et la ressource à capter pour assoir son avantage concurrentiel (au même titre que dans le monde pré-internet, la maîtrise d’une matière première ou d’un emplacement était censé faire la différence). Le petit tableau suivant montre la croissance tant du chiffre d’affaires que des effectifs depuis le 1er trimestre 2020 pour les trois géants de la Tech:
Alphabet apparaît comme le bon élève avec une croissance du chiffre d’affaires supérieure à celle de ses effectifs. Cependant, les deux derniers trimestres ont vu un emballement sur les effectifs:+21% au T2 et +25% au T3 par rapport à l’année précédente ! Comme si Alphabet ne voulait pas être en reste par rapport à ses concurrents…Il est frappant de constater que sur les 187 000 employés d’Alphabet, 22 500 seulement travaillent pour la division recherche (y compris la publicité), de loin la plus rentable. Le cloud, d’après le site The Information représente 10% du chiffre d’affaires et 25% des salariés pour une perte de $2,5 milliards sur les 9 premiers mois de l’année.
Une analyse lego pourrait être menée sur Alphabet, sur Meta (avec ses projets grandioses sur le métavers) et sur Amazon (Alexa par exemple). Avec des cours de bourse en berne, les activistes ne demandent qu’à imiter Elon Musk et inciter à la chirurgie. Les CEO de ces sociétés et de bien d’autres dans la Tech peuvent considérer le sort réservé à Parag Agrawal, ancien de Stanford, pair parmi les pairs, et se projeter. Le licenciement choc de Twitter sonne comme un avertissement et libère la tech de son équation magique. N’a-t-elle pas surestimé l’importance d’avoir des armées d’ingénieurs ? Ne s’est-elle pas fourvoyée en octroyant avec générosité des possibilités de télétravail et renforçant ainsi le pouvoir de ses salariés tout en diminuant la cohésion au sein de l’entreprise ? La tech a embauché…et elle va maintenant débaucher pour revenir aux basiques: les économies d’échelle. A la grande démission va succéder le grand licenciement…
Quel impact pour l’innovation ?
Ce qu’Elon Musk a montré avec Space X et Tesla est qu’une petite équipe talentueuse multi-fonctions, soudée et focalisée sur un bon objectif est bien préférable à une approche quantitative fondée sur la grosse Berta en moyens humains et financiers. Des constructeurs automobiles en 2008, il disait: “où est leur voiture électrique ?” Pourtant, ils avaient à l’époque largement les moyens pour l’imaginer et la créer. Elon Musk veut instaurer cette manière de travailler intimiste chez Twitter pour faire bouger un dinosaure qui n’est sorti des 140 caractères que pour les doubler. Cette manière de travailler en unité de lieu et face à face est contradictoire avec l’approche de la tech qui mise de plus en plus sur les réunions virtuelles (Zoom, Teams, Horizon Workrooms, Omniverse…).
La tech vit aujourd’hui sur ses acquis: le moteur de recherche chez Google, les réseaux sociaux chez Meta, le cloud chez Amazon, l’IPhone chez Apple. Ces très bons produits génèrent des gros cash-flows qui sont alors partiellement divertis dans des projets plus hasardeux (Alexa, Google cloud, métavers…). L’urgence n’y est pas car chacun est très fort dans sa niche, voire en situation de quasi-monopole. Masquer les profits fait partie de la stratégie. L’irruption d’Elon Musk dans ce club fermé change la donne: car Tesla serait bien capable d’imaginer un smartphone (il maîtrise la technologie de la batterie), Open Ai un moteur de recherche imaginatif (non une reproduction de ce qui a été exprimé sur un sujet) et Twitter le marginal s’intéresser à la clientèle de Facebook. Même si ces menaces ne sont pas mises à exécution, elles devraient suffire à secouer la paranoïa de la Silicon Valley, il faut le reconnaitre plus prononcée que celle de l’’industrie automobile ou spatiale…Il était temps que les deux mondes parallèles se rejoignent pour le bien de l’innovation.
Bonne fin de semaine,
Hervé