Pour gagner, pensez soustraction !
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Nature, le 7 avril 2021:
L'addition est privilégiée par rapport à la soustraction dans la résolution de problèmes.
Considérons la structure Lego représentée à la figure 1, dans laquelle une figurine est placée sous un toit soutenu par un seul pilier à un coin. Comment modifieriez-vous cette structure pour pouvoir y placer une brique de maçonnerie sans écraser la figurine, sachant que chaque bloc ajouté coûte 10 cents ? Si vous êtes comme la plupart des participants à une étude rapportée par Adams et al. dans Nature, vous ajouteriez des piliers pour mieux soutenir le toit. Mais une solution plus simple (et moins chère) serait de retirer le pilier existant et de laisser le toit reposer simplement sur la base. À travers une série d'expériences similaires, les auteurs observent que les gens considèrent systématiquement les changements qui ajoutent des éléments plutôt que ceux qui les suppriment - une tendance qui a de larges implications pour la prise de décision au quotidien:
Figure 1
Cet article est intéressant à double titre pour le monde des affaires:
L’internet a apporté l’abondance et aboli les frictions. Il est donc particulièrement facile d’ajouter. Cela est valable pour le consommateur final et par ricochet pour toute la chaîne de production et distribution.
les sociétés de logiciel se transforment en API, en pièces de lego auxquelles on se branche pour réaliser tel ou tel service. Par extension, la majorité des entreprises qui deviennent logiciel d’abord adoptent cette logique: tout devient API, tout devient lego et une expérience grandeur nature de celle du journal du même nom.
Aussi, l’expérience conduite par le journal Nature est pleine d’enseignement pour la stratégie des entreprises, qui prennent l’habitude d’ajouter des pièces de lego, plutôt que d’en retrancher.
Le métier de la gestion pour compte de tiers
J’en parle aisément car c’est mon pain quotidien. La tentation pour un gestionnaire d’actif souhaitant augmenter ses actifs sous gestion, est d’ajouter de nouveaux fonds à sa gamme. Et ceci pour la bonne raison que son client pense pouvoir améliorer sa situation financière en investissant dans un nouveau fonds, qui correspond à la tendance du moment, celle dont on parle sur les réseaux sociaux. Ainsi, le gestionnaire d’actifs empile les fonds à la vente et comme il devient de plus en plus facile de créer un fonds à thème, ETF ou actif, c’est parti…Combien de fonds “disruption” ont été créés ces derniers temps, de fonds ISR, SPAC ou autres ? Le marché étant une redoutable machine à “pricer”, le jour où ces fonds sont promus, l’affaire est déjà passée. Au final le client reste avec la note et le gestionnaire avec les encours. La tentation de l’addition ne s’arrête pas là: le gestionnaire pour prendre ses décisions d’investissement, empile les études, les podcasts, newsletters pensant que la pertinence de la décision est proportionnelle au savoir emmagasiné et au temps passé. L’addition remplace la pensée. Pire même, dans la composition de son portefeuille, il ajoute sans cesse de nouvelles valeurs, suivant l’idée du moment, pour améliorer sa performance et impressionner ses clients, avides de nouveautés. Or ajouter une valeur est également en retrancher une autre. L’attention étant portée de manière disproportionnée à l’addition, l’arbitrage est finalement rarement payant…sauf dans certains cas pour le gestionnaire qui prélève des commissions de mouvement…
J’ai une vision un peu cynique du métier, l’ayant pratiqué depuis de nombreuses années et en ayant observé les abus. Plus fondamentalement, au coeur du métier, il y a un dilemme: répondre à la demande du client, qui pense addition et satisfaire son impulsion immédiate, au risque d’une performance médiocre pour lui, ou adopter la logique peu commerciale de la soustraction. C’est à dire:
Eviter de créer de multiples fonds à thèmes, voire ne pas en créer du tout,
Concentrer sa gestion sur quelques fonds qui devront subir l’épreuve du temps, ou disparaitre avec la société de gestion.
Vendre sa capacité de penser le monde et l’économie, pas celle de Warren Buffett ou d’un autre, ni un process, ni une catégorisation. Penser principes premiers, décomposer les sujets pour en trouver les éléments importants en retranchant l’inutile, plutôt qu’ajouter à la pensée d’un autre. Filtrer plutôt qu’accumuler.
Viser la concentration de ses investissements plutôt que l’addition. Vaut il mieux ajouter et se disperser ou retrancher et approfondir ses connaissances de ce que l’on a ?
Nature a une explication de cette propension à additionner:
Les gens peuvent s'attendre à recevoir moins de crédit pour les solutions soustractives que pour les solutions additives. Une proposition visant à se débarrasser de quelque chose peut sembler moins créative qu'une proposition visant à ajouter quelque chose de nouveau, et elle peut également avoir des conséquences sociales ou politiques négatives - suggérer la dissolution d'un département universitaire peut ne pas être apprécié par ceux qui y travaillent, par exemple. En outre, les gens pourraient supposer que les fonctionnalités existantes sont là pour une raison, et donc chercher des ajouts serait plus efficace. Enfin, la tendance à poursuivre une activité après avoir investi de l'argent, des efforts ou du temps, et l'aversion pour le gaspillage pourraient inciter les gens à ne pas supprimer les fonctionnalités existantes, surtout si leur création a nécessité des efforts.
Ces inconvénients perçus des solutions soustractives peuvent inciter les gens à rechercher systématiquement des solutions additives.
La gestion “soustractive” n’est pas très vendeuse mais après tout, quand on vous vend un investissement, ce n’est pas très bon signe…
Steve Jobs, le maître de la soustraction
Le logo d’Apple dit tout: non seulement la pomme est minimaliste, mais on lui retire encore de la chair. Steve Jobs adoptait un style de vie minimaliste: toujours le même pull noir, jeans et paire de tennis, un intérieur épuré avec juste quelques meubles, jusqu’à sa philosophie teintée de spiritualité orientale. D’après Becoming Steve Jobs:
Steve Jobs s'est ostensiblement rendu en Inde dans l'espoir de rencontrer Neem Karoli Baba, connu sous le nom de Maharaj-ji, le célèbre gourou qui a inspiré ses amis Larry Brilliant et Robert Friedland, ainsi que d'autres chercheurs. Mais Maharaj-ji meurt peu avant l'arrivée de Steve, à sa grande déception. Le séjour de Steve en Inde est morcelé, aussi peu ciblé que les recherches de nombreux jeunes à la recherche d'une vision plus large que celle qu'ils ont reçue dans leur enfance. Il s'est rendu à un festival religieux auquel assistaient dix millions d'autres pèlerins. Il porte des robes de coton flottantes, mange des aliments étranges et se fait raser la tête par un mystérieux gourou. Il a attrapé la dysenterie. Pour la première fois, il lit l'Autobiographie d'un yogi de Yogananda, un livre auquel il reviendra plusieurs fois au cours de sa vie, et qui sera remis à tous ceux qui assisteront à la réception suivant le service commémoratif de Steve à la Memorial Church de l'université de Stanford le 16 octobre 2011.
Au début de son séjour, selon Brilliant, "Steve avait flirté avec l'idée d'être sadhu". La plupart des sadhus indiens mènent une existence de privation à la manière des moines, afin de se concentrer uniquement sur le spirituel. Mais Steve était manifestement trop affamé, trop motivé et trop ambitieux pour ce genre de vie. "C'était une romance", dit Brilliant, "avec l'idée d'être un renonçant".
Steve Jobs est en fait devenu le chantre d’une église nouvelle: le matérialisme minimaliste. Sa vision a imprégné tous les produits Apple. Un des plus novateurs fut l’iphone:
Ce comparatif illustre parfaitement le pouvoir de la soustraction: les touches ont disparu. Je me souviens qu’à l’époque (2007), on doutait que l’IPhone puisse percer avec un tel prix. Le minimalisme est rarement apprécié à sa juste valeur.
Le logiciel est la meilleure…et la pire des choses
La meilleure:
Comme le montre l’exemple de l’iPhone, le logiciel est un outil formidable pour éliminer tout matériel non indispensable. C’est pour cela que Steve Jobs était encore d’avantage un maître du logiciel que du matériel, même si cela restait invisible aux yeux des observateurs. L’erreur était de comparer Apple et Sony. Jeff Lawson, CEO de Twilio dans son dernier livre Ask your developper, explique l’importance de la soustraction, impulsée par le logiciel:
Avant qu'Apple ne lance Apple TV, les décodeurs étaient livrés avec une télécommande comportant une centaine de boutons. Certains faisaient même de la publicité pour le nombre de boutons comme argument de vente ! La première télécommande d'Apple TV ne comportait que sept boutons. Pourquoi ? Parce que toute l'intelligence de l'Apple TV réside dans le logiciel qui s'exécute sur l'appareil. Cela signifie qu'Apple peut apprendre des clients et mettre à jour le logiciel en permanence en y ajoutant de nouvelles caractéristiques et fonctionnalités. Les développeurs ne peuvent pas itérer sur des choses qui sont fixées dans le plastique et le métal - une fois que le bidule quitte l'usine, sa fonctionnalité est fixée pour la vie. La décision de supprimer les boutons n'est pas seulement esthétique, elle est incroyablement stratégique.
La Tesla en est un autre exemple. Une voiture moyenne possède des dizaines de boutons sur le tableau de bord. La plupart des voitures Tesla, en revanche, n'ont que quatre boutons et deux molettes de défilement sur le volant. Tout le reste est un logiciel fonctionnant sur cet écran géant. Les boutons d'une Tesla n'ont même pas d'étiquette. C'est pour que tout puisse être traité comme un logiciel et mis à jour en permanence au fur et à mesure que Tesla reçoit les commentaires de ses clients. Cela peut signifier des choses amusantes comme le système d'info-divertissement, où ils ont ajouté des choses au fil du temps comme Caraoke (oui, un système de karaoké dans le tableau de bord) et YouTube, mais aussi des avancées critiques en matière de sécurité.
Le logiciel permet d’organiser le monde physique de manière efficace, éliminant les doublons: les voitures, habitations ou autres peuvent être partagées par exemple, le stockage peut être réduit, les délais de fabrication éliminés, etc. Le pouvoir de la soustraction va jusqu’à toucher l’infiniment petit avec les semi-conducteurs. Jusque dans les années 2000, le combat était simple: il fallait ajouter le plus de transistors possibles au cm2 en utilisant l’architecture X86 d’Intel. Puis les contraintes d’économie d’énergie imposées par la durée de charge du smartphone ont quelque peu changé la donne: l’architecture ARM simplifiée (RISC ou Reduced Instruction Set Computer), faisant des impasses sur les instructions, a gagné du terrain sur l’architecture X86 (CISC ou Complex Instruction Set Computer). On a commencé à penser soustraction. Mais fondamentalement, le nerf de la guerre restait la taille du transistor et la capacité de les empiler: TSMC avait gagné sur Intel, ayant poussé son avantage sur le 7nm. C’est en train de changer. L’architecture importe de moins en moins. C’est pourquoi Intel va dorénavant fabriquer sous les deux architectures. La taille du transistor devient un élément nécessaire, mais pas suffisant. Ce qui prime dorénavant est la connexion entre les différents éléments, établie non seulement par la disposition entre eux de ces derniers mais aussi et surtout par le logiciel, éliminant les redondances. L’intelligence artificielle est dans la puce et en définit l’avantage concurrentiel, remplaçant l’addition de transistors. Voici ce que dit le grand Jim Keller de l’évolution des puces:
Certains fabricants de puces d'IA construisent des puces avec beaucoup de GFLOPS ou de TFLOPS, et conçoivent ensuite le logiciel.
Mais Tenstorrent a toujours été différent. Nous construisons le matériel en collaboration avec les logiciels dès le départ…Lorsque vous regardez le processeur Tenstorrent, il ressemble à un ensemble de processeurs mathématiques, ce qui est assez courant. Il y a en fait un véritable multiplicateur matriciel et un moteur de convolution, ce qui évite d'avoir à écrire des programmes pour émuler ce type de mathématiques. Le moteur Tenstorrent le fait naturellement. Il réduit le nombre de programmes que vous devez écrire pour obtenir de hautes performances, car il exécute les idiomes IA de la multiplication matricielle et de la convolution de manière native.
Le logiciel permet de réduire et simplifier.
…et la pire des choses:
Le logiciel, en supprimant les coûts de transaction et distribution, facilite l’addition de produits ou services, à tel point que le modèle économique dominant vit de celle-ci: il s’agit d’acquérir le client même à prix élevé (d’où des sociétés en pertes comptables) puis de retenir son attention au maximum pour le faire consommer toujours plus. Le ratio VLTC/CAC (valeur à long terme du client/coût d’acquisition du client) doit être le plus élevé possible. Amazon est le maitre de cette stratégie pour le moins consumériste. Il propose des affaires alléchantes, un service de streaming pas cher, des Kindle, appareils Echo, etc. pour gagner le client, puis multiplie les offres dans tous les sens, s’appuyant sur sa place de marché pour saturer le client de produits. Les incitations d’Amazon et de son client sont alignées: on ajoute, c’est tellement facile et naturel et cela permet d’amortir bien vite le coût d’acquisition du client. La plupart des plate-formes d’e-commerce fonctionnent sur ce mode, d’Alibaba à Wal Mart, elles vendent de l’abondance, du toujours plus. Il faut aussi compter parmi ces sociétés Netflix, Spotify et autres bazars de leur spécialités.
Les sociétés SAAS (software as a service) ne sont pas en reste. En principe, elles constituent des pièces de lego épurées, souvent le fruit d’une réflexion collective menée en open source et dépassant en qualité les efforts que pourrait déployer un service informatique d’une entreprise. Elles s’imposent donc sur toutes les fonctionnalités de bureau, de la base de données aux télécommunications, outils de productivité, etc. Le problème est que ces sociétés SAAS, devenant mono-fonction, se fragilisent et tombent facilement dans la tentation de l’addition: elles cherchent chacune à ajouter des pièces de lego à leur offre principale, à devenir le point d’intégration pour toutes les fonctionnalités de l’entreprise, des plateformes d’API, les maîtres du jeu de lego. Slack propose Zoom qui propose Slack, etc. Ces ajouts n’apportent pas forcément grand chose à la fonctionnalité principale, complexifient les choix pour les clients et répondent surtout à la peur du vide.
L’avenir: le modèle hybride
Il est intéressant de constater que les sociétés du premier type dominent l’internet du consommateur (les GAFA), tandis que celles du second dominent l’internet des entreprises (Microsoft, Zoom, SalesForce, etc.). À juste titre faire appel aux tendances naturelles des clients favorise le succès, même si cela ne résout pas forcément au mieux leur problème. Comme le yin et le yang, l’addition et la soustraction se recherchent. Plus il y a de sociétés qui misent sur l’addition, plus celles qui au contraire visent la simplification se distinguent. Il y a d’un côté:
le bazar Wal Mart et de l’autre Costco qui se concentre sur quelques produits avec des prix imbattables.
la chaine de restaurants qui est à la fois pas cher, rapide, propre, gérée en propre et par franchise, détenant son immobilier et le louant: McDonald’s. De l’autre la chaine opérée en propre seulement, louant tous ses restaurants et misant sur la vitesse: Chipotle.
Amazon qui en propose toujours plus à ses clients. De l’autre, Shopify qui arme les commerçants en leur offrant l’infrastructure pour lutter contre Amazon mais pas la commercialisation: les commerçants sont obligés de se distinguer en mettant en valeur leur offre restreinte. Le moins devient un plus…
Buzzfeed qui abreuve de gros titres superficiels; Substack qui aide les écrivains à développer un thème unique qui leur tient à coeur, en prenant en charge le back office mais pas le commercial. Là aussi les écrivains doivent compenser l’abondance par la qualité et le focus.
Square qui multiplie les produits financiers, tandis que Stripe se concentre sur une seule fonctionnalité: les paiements.
Comme l’affirmait Keynes, à long terme, nous sommes tous morts. Une société doit être stratégique à long terme mais tactique à court terme, si elle ne veut pas prêcher dans le désert. C’est pourquoi, les meilleurs modèles économiques sont mixtes, jouant sur les ceux tableaux. Apple réalise à merveille cette synthèse, mixant design épuré et App Store rempli d’applications. Google lui ressemble aussi, optimisant ses nombreuses applications pour plus de simplicité et de vitesse.. moins de fioritures, et cela paie. Stitch Fix qui s’est concentré pendant de nombreuses années sur le Fix, un assortiment de vêtement défini par ses algorithmes et stylistes a décidé maintenant de donner plus de choix aux clients. Netflix fait le mouvement inverse: alors que son avantage réside dans le choix énorme de films et séries à visionner, il cherche à faire de la curation, créer des chaines qui font passer le choix au second plan.
Au final, il ne faut jamais oublier que l’addition est une addiction dont la cure est une bonne dose de soustraction.
Bonne fin de semaine,
Hervé