Pourquoi il faut augmenter le R0 ...
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n‘ont pas compris les règles du jeu.
Le R0 (nombre moyen de personnes qu’une personne contagieuse peut infecter) est la nouvelle coqueluche 😅:
Le coronavirus nous fait prendre conscience jour après jour, communiqué après communiqué, du pouvoir de l’exponentiel: quelques cas aujourd’hui, de multiples dans les semaines à venir. La plupart des experts trop optimistes ont raisonné linéairement et mésestimé l’exponentiel. Le point de presse quotidien sur le coronavirus nous rappelle avec insistance cette triste réalité.
Le coronavirus se propage comme un service internet: sans friction, le R0 fait des ravages. On essaie de freiner le coronavirus en introduisant des frictions (distanciation sociale). A l’inverse, on essaie d’accélérer la propagation d’un service internet en en éliminant les frictions (meilleure interface utilisateurs, meilleure intelligence artificielle).
Avec les taux d’intérêt à zéro, il n’y a plus vraiment de jauge pour valoriser un actif. La valorisation ne repose plus que sur l’histoire qu’on se raconte collectivement. Et l’histoire aujourd’hui tourne autour du R0…
Plus précisément, le R0 demandé par le marché sur les sociétés est proportionnel au R0 du coronavirus tel que perçu par la population. Plus les marchés craignent la propagation du coronavirus, plus ils valorisent les sociétés technologiques à fort potentiel de contagion.
Le R0, nouveau marqueur de la valorisation
Oubliez tout ce que vous avez appris dans l’Investisseur Intelligent de Benjamin Graham ou les lettres annuelles aux actionnaires de Warren Buffett, le nouveau critère pour valoriser une affaire est simple: le niveau de son R0. Prenons l’exemple de Zoom. L’application a-t-elle une supériorité technologique ? C’est loin d’être évident comme je l’ai examiné dans Zoom peut-il chambouler le cloud ? WebRTC, le protocole open source inventé par Google et intégré dans le navigateur est aussi efficace. Cependant, Zoom a eu l’idée géniale de donner la priorité à l’expansion de son service alors que les Microsoft, Google et autres cherchaient surtout à enfermer les utilisateurs dans leur écosystème. Le R0 de Zoom, c’est à dire sa capacité à se répandre comme un virus, est donc nativement supérieur et c’est ce qui compte, plus que les menaces de se faire déplacer par des produits liés comme Google Meet ou Microsoft Teams…Zoom capitalise $140 milliards, soit environ 100 fois les ventes. Un autre exemple frappant est Square et son application CashApp. Elle se répand comme une trainée de poudre: 80 % de croissance annuelle du nombre d’utilisateurs depuis 3 ans à 30 millions au 30 juin. Le fait que le dépôt moyen est de $60 quand il est plutôt de $5 000 pour une grande banque est vu positivement: pour un petit dépôt, la friction qui pourrait naître de l’hésitation à confier son argent disparait; le R0 est fort, comparé à celui des grandes banques aux frictions multiples (KYC par exemple). Ces dernières ont de plus largement atteint le seuil de l’immunité, leur marché étant saturé. Square vaut les 2/3 de Citigroup non pas à cause de bénéfices, qui sont inexistants aujourd’hui, mais grâce à son R0 tel que perçu par le marché. Une entreprise qui à l’inverse a un R0 faible du fait de frictions ralentissant son expansion ou parce qu’elle a saturé son marché (seuil d’immunité atteint) est très peu valorisée. Le contraste entre Sirius XM et Spotify est à ce titre intéressant:
Sirius XM est une radio par satellite (1ère friction, l’installation du dispositif pour capter le signal), payante (2 ème friction, le coût), diffusant en direct (3ème friction, le temps, 24 heures dans une journée), dans la voiture (4 ème friction, il faut être dedans pour écouter) à un public américain (5ème friction, il faut être sur le territoire américain). La combinaison de ces frictions protège l’avantage concurrentiel de SIRIUS XM: si on veut faire du direct payant, le satellite est la solution. Le meilleur endroit pour écouter le direct, par satellite est la voiture, d’une part parce que les américains y passent une bonne partie de leur temps tout en regardant la route, d’autre part car un capteur satellite peut être installé sur la voiture. Sirius XM est seul sur son créneau, son système étant installé dans 70% des voitures neuves. Ses marges sont très substantielles avec une croissance régulière du nombre d’utilisateurs, à faible coût marginal. Son défaut? Du fait des nombreuses frictions, le R0 est faible, même si l’avantage concurrentiel se trouve renforcé par les frictions. C’est le R0 qui compte aujourd’hui.
Spotify est une application de streaming audio s’adressant au monde entier (absence de friction), avec un service en partie gratuit (absence de friction), en différé (absence de friction), sur demande ou non (absence de friction); le service est accessible partout, du moment qu’il y a une connexion internet (absence de friction). Le nombre d’utilisateurs progresse de 20 % à 30 % par an, au lieu des 3 % pour Sirius. Peu importe que les marges soient limées par les labels, que l’affaire soit concurrencée par Apple Music ou Amazon Music, le R0 de Spotify est bien supérieur à celui de Sirius et c’est ce qui compte. Sirius est valorisée à 14 fois les cash-flows libres, Spotify à 200 fois.
Le plus intéressant est le virus qui mute pour gagner en contagiosité. C’est le cas de Nike aujourd’hui. Autrefois affaire traditionnelle distribuée par des magasins physiques, Nike se transforme pour éliminer les frictions et faire progresser son R0. En témoignent les résultats du deuxième trimestre:
BEAVERTON, Oregon, 22 septembre 2020 - NIKE, Inc. (NYSE : NKE) a annoncé aujourd'hui les résultats de son premier trimestre qui s'est terminé le 31 août 2020.
- Les recettes déclarées du premier trimestre se sont élevées à 10,6 milliards de dollars, en baisse de 1 % sur une base déclarée et stable par rapport à l'année précédente sur une base neutre du point de vue monétaire*.
- Les ventes directes de NIKE se sont élevées à 3,7 milliards de dollars, soit une hausse de 12 % sur une base déclarée et de 13 % sur une base neutre sur le plan monétaire, avec une croissance dans toutes les zones géographiques
- Les ventes digitales de la marque NIKE ont augmenté de 82 %, ou 83 % sur une base neutre en termes de devises, avec des augmentations à deux chiffres en Amérique du Nord, en Grande Chine et dans l'APLA et une croissance à trois chiffres dans l'EMEA
- Le bénéfice dilué par action pour le trimestre a été de 0,95 $, en hausse de 10 %
The Brew en fait la synthèse:
Les bénéfices de Nike ont écrasé les prévisions. Les ventes en ligne ont augmenté de 82% par an au dernier trimestre.
La hausse de 82 % des ventes digitales montre que le virus Nike est en train de gagner. Peu importe que le montant réel des ventes digitales ne soit pas dévoilé, l’important est le R0: la société capitalise $200 milliards, environ 70 fois les bénéfices.
Dans la Silicon Valley, le R0 a un nom: le taux d’expansion net (net expansion rate ou net retention rate) qui montre pour des cohortes annuelles, la progression nette du volume d’affaires confié. C’est le mot magique qui permet de juger une société cloud en un clin d’oeil…et aussi de la valoriser. Snowflake qui vient de faire une introduction en fanfare à Wall Street a vu sa capitalisation boursière doubler pour atteindre $70 milliards le premier jour de cotation. Le taux d’expansion net atteint un record de 158 %. Cela vaut à Snowflake une valorisation de 150 fois le chiffre d’affaires. En revanche Box qui a abandonné le concept dès que son propre taux d’expansion est descendu au dessous de 10 % ne s’attire pas les faveurs de la bourse, se traitant à 3 fois le chiffre d’affaires.
Comment la Silicon Valley fonctionne
Dans les années 1970, il y avait deux pôles technologiques aux Etats-Unis: la route 128, autour de Boston et la Silicon Valley. Les deux pôles avaient une vision très contrastée de la compétition: le premier cultivait le culte du secret, du brevet dans un esprit protectionniste, donnant naissance à des sociétés de défense comme Raytheon ou des sociétés pharmaceutiques comme Pfizer. Le second était fondé sur l’esprit libertarien soixante-huitard, partisan du grand partage (open source) et de la compétition ouverte pour changer le monde. La ligne de démarcation était la clause de non concurrence omniprésente sur la route 128 et dont la Silicon Valley s’est affranchie. La Silicon Valley a finalement complètement éclipsé son homologue de l’Est en se construisant autour de ses valeurs de compétition ouverte et d’ambition révolutionnaire. Il y règne un équilibre subtil entre “capitaux risqueurs” et fondateurs de start-ups, à la recherche chacun d’un statut social et d’une reconnaissance dans la communauté: les « capitaux risqueurs » ont peur de manquer le bon coup, l’échec faisant partie du jeu, lequel bon coup serait réalisé par un groupe dont ils ne font pas partie. Le bon coup, partagé avec sa communauté, devient un signe de statut social. Mais le bon coup doit avoir des caractéristiques précises qui correspondent au code, l’investissement doit être justifié par la possibilité de conquérir le monde à coût marginal zéro. L’histoire que se raconte la Silicon Valley est d’autant plus cadrée qu’elle traite de l’intangible pur, du rêve:
La Silicon Valley voit loin et grand. Comme l’exprime Peter Thiel dans Zero to One, il ne s’agit pas d’être meilleur que l’autre mais 10 fois supérieur, sans commune mesure meilleur. Le modèle économique doit être unique, la différenciation extrême, l’effet d’échelle énorme. Cette supériorité fait qu’on ne craint pas la compétition, contrairement à la route 128. Le livre de Peter Thiel date de 2014 et résume bien l’esprit du temps. Il se positionne en opposition à la période la plus sombre de la Silicon Valley, le krach technologique de 2000, une période d’indifférenciation inouïe, où tout ce qui respirait la Silicon Valley grimpait, suivie d’un krach retentissant, coupant les vivres des start-up pendant des années.
Le sacrifice fondateur (tel que défini par René Girard) de la Silicon Valley est le krach technologique de 2000. Elle se définit donc en opposition à cette époque d’indifférenciation. La compétition est la loi, aussi bien du côté des « capitaux risqueurs » que des fondateurs. Pour les premiers, il ne faut pas passer à côté du prochain Uber et donc savoir ouvrir son carnet de chèque pour être reconnu. Il faut avoir le portefeuille facile. Pour les seconds, il faut se montrer au dessus du lot, avoir des ambitions démesurées, s’affranchir du commun des mortels par son attitude. C’est ainsi qu’Elon Musk, le prototype le plus abouti du fondateur, même s’il ne l’est pas réellement, enregistre une émission où il fume un joint, défie la SEC par ses tweets, tout en proclamant qu’il veut installer 1 million de personnes sur Mars. Le fondateur doit briser les tabous pour être reconnu parmi les siens et les « capitaux risqueurs » comme un être au dessus du lot, capable de conquérir le monde avec son produit et son bagout, l’absence de frictions aidant.
Pour passer du bon côté de la barrière, pouvoir briser les tabous et se faire ouvrir les portes du milieu du capital risque, le fondateur doit exhiber de la haute croissance. Son affaire doit être contagieuse, son R0 au minimum>1. Le marqueur de contagiosité est un signe fort que le discours du fondateur n’est pas creux, il est la preuve de l’intangible.
Car la crainte ressurgit sans cesse d’une nouvelle crise d’indifférenciation, où le discours finirait par l’emporter (la valorisation en fonction du business plan comme en 2000). Chaque échec retentissant, chaque fraude doivent être isolés, individualisés et séparés du paquet pour éviter de remettre en cause le système. Il faut insister sur le fait que WeWork est de New York, détenu par une société japonaise, que Nikola est de Salt Lake City soutenue par une société de Detroit, que ces cas ne reflètent pas le sérieux de San Francisco…
La Silicon Valley est obsédée par le retour potentiel de la bulle et cherche à tout prix à l’éviter en cultivant le culte de la différenciation. C’est pourquoi, ceux qui comparent la bulle du Nasdaq de 2000 et la situation d’aujourd’hui font à mon sens une erreur d’appréciation. L’esprit du temps a changé, les affaires sont autrement plus sérieuses. Quant à la valorisation…
De la Silicon Valley…au monde entier
Sans avoir l’ethos très particulier de la Silicon Valley, le monde entier fait face à une problématique semblable: il lui faut valoriser sans avoir de jauge, les taux étant à zéro. De ce fait la croissance prend une importance déterminante: la limite d’une série géométrique de raison supérieure à 1 est l’infini ! C’est à dire que l’actualisation de flux croissants à taux zéro (1+g>1+r) est l’infini. Plus le taux de croissance est important, plus la marge de sécurité l’est aussi. Le concept de marge de sécurité (cher à Benjamin Graham et Warren Buffett) se retourne: il n’est plus obtenu en payant un prix peu élevé mais en s’assurant que le R0 est suffisamment important, justifiant ainsi n’importe quel prix. Un R0 dans les plus élevés est supposé être le signe d’une affaire essentielle, prima inter pares. Avec un R0 important dans le monde de l’internet, le ciel est la limite: une affaire commence avec un produit contagieux puis ayant conquis sa base de clients en propose d’autres qui conquièrent d’autres clients et le cycle se perpétue à l’infini…en théorie. En revanche quel intérêt trouve-t-on à une valeur cyclique ? On retombe sur la pesanteur terrestre, avec une valeur de la série convergente puisque 1+g risque bien d’être inférieur à 1…Le monde devient ainsi binaire. Entre l’infini et la pesanteur terrestre, le choix est vite fait…C’est là où les choses deviennent intéressantes: le monde se transforme en Silicon Valley sans en avoir la forte culture: le lien tacite entre « capitaux risqueurs » et fondateurs n’y existe pas. On peut donc imaginer des dérives fâcheuses.
Le cas Nikola: la manie des SPACs
Ce cas est intéressant dans le sens où il est un pastiche de l’esprit de la Silicon Valley…et plus particulièrement de Tesla. Contrairement à l’idée reçue, Elon Musk n’est pas le fondateur de Tesla, il en est le « capital risqueur », ayant été approché par les fondateurs en 2004 pour les aider à faire une levée de fonds, ce qu’il fit avec succès. Son succès avec PayPal a dû lui ouvrir les portes. Dès 2004, Elon Musk investit $6 millions. Puis, d’après Wikipedia:
En février 2006, Musk a dirigé l’émission d’actions B de Tesla, un tour d'investissement de 13 millions de dollars qui a ajouté Valor Equity Partners à l'équipe de financement. Musk a codirigé le troisième tour, de 40 millions de dollars, en mai 2006, avec Technology Partners. Ce tour comprenait des investissements d'entrepreneurs de premier plan, dont les co-fondateurs de Google Sergey Brin & Larry Page, l'ancien président d'eBay Jeff Skoll, l'héritier de Hyatt Nick Pritzker et les sociétés de capital-risque Draper Fisher Jurvetson, Capricorn Management et The Bay Area Equity Fund, géré par JPMorgan Chase. Musk a dirigé le quatrième tour en mai 2008, qui a ajouté 40 167 530 dollars de financement par emprunt et a porté le total des investissements à plus de 100 millions de dollars grâce à des financements privés.
Tesla est typique de la Silicon Valley, dans la mesure où Elon Musk est à la fois le chef de file des “capital risqueurs” tout en jouant le rôle du fondateur fantasque aux ambitions démesurées. Elon Musk respecte le code: son affaire vise le monde entier qui va imposer des frictions énormes aux sociétés automobile traditionnelles, changement climatique aidant. Du coup, le R0 de Tesla est très important, et Elon Musk le prouve par des chiffres de croissance réelle de ses ventes.
Nikola est le pastiche. Trevor Milton, obscur entrepreneur de l’Utah, après avoir vendu sa première société dHybrid à Worthington Industries pour une somme estimée à $20 millions en 2014 (à comparer aux $265 millions tirés par Elon Musk de la vente de PayPal), a créé la start-up Nikola. L’idée de génie dans la période actuelle était de copier Tesla tout en affichant sa différence (très Silicon Valley):
Nikola, prénom de Tesla
Trevor Milton, grande gueule comme Elon Musk
des camions, pas des voitures
propulsés par l’hydrogène, non par l’électricité.
N’ayant pas les connexions d’Elon Musk, Trevor Milton a dû convaincre des équipementiers de le financer en prétextant qu’il adopterait leur équipement dans ses super-camions. On trouve au tour de table CNH Industrial, Bosch, Hanwha, Wabco, NEL Hydrogen, Worthington Industries et en septembre 2020 General Motors. Sans dépasser le stade du prototype, Trevor Milton a trouvé l’astuce du SPAC, la société garage qui se fait coter en bourse, pour lever des fonds en profitant du contexte. Mais là où le marché se contente de discours, la Silicon Valley aurait demandé la preuve du fameux R0. La vidéo de présentation du prototype One est hilarante quand on sait que le camion filmé n’avait pas de moteur et descendait une bonne pente, masquée par la prise de vue…le parfait montage ! Magnifique camion:
Et avec un chiffre d’affaires de moins de $100 000, Nikola a valu $25 milliard sur l’annonce de l’entrée de GM au capital ($7,4 milliards une semaine plus tard) ! Attention donc aux pastiches de la Silicon Valley et aux SPACs qui risquent de proliférer: nombreux seront ceux qui tentent leur chance directement auprès des investisseurs, sans passer par la phase capital risque, faisant miroiter un R0 hypothétique. Aussi, si vous voyez ce genre de logo, prudence:
Quand le R0 se heurte à l’immunité collective
C’est un problème que ne connaît pas la Silicon Valley qui intervient aux premiers stades de l’expansion économique des start-up. Mais après que les dites start-ups ont été introduites sur les marchés financiers, c’est une autre histoire. Le virus est alors déjà bien répandu et la question de l’immunité collective (c’est à dire la saturation du marché) commence à se poser. Le R0 est-t-il durable ? Où se situe le seuil de saturation ? Comment le faire sauter (faire muter le virus) ? La réponse à ces questions est essentielle pour éviter de se trouver piégé avec une société dont on a surévalué le R0. Le dilemme aujourd’hui avec le coronavirus est que pratiquement toutes les affaires internet voient leur R0 baisser sensiblement, les agents économiques coupant dans leurs budgets. Ce n’est pas pour autant que leur marché est arrivé à saturation, peut-être est-ce simplement un phénomène conjoncturel ne remettant pas en cause le R0 (un peu comme la période estivale pour le coronavirus) ? La question de la saturation est néanmoins essentielle à traiter car toute affaire forcément passe par le haut de la courbe en S, un jour ou l’autre. Eugène Wei dans cet excellent article décrit ce phénomène propre à toutes les entreprises qu’il appelle l’asymptote invisible:
Pour de nombreuses startups et même pour des entreprises technologiques plus importantes, le moment où elles touchent l'épaule dans la courbe en S est un mystère, et je soupçonne que l'échec à le voir se produit beaucoup plus tôt. L'avantage est que le fait d'identifier l'ennemi plus tôt permet de s'y attaquer. Nous nous concentrons beaucoup sur l'adéquation entre le produit et le marché, mais une fois que les entreprises ont obtenu un semblant d'adéquation, la plupart d'entre elles devraient consacrer beaucoup plus de temps au problème de l'inadéquation entre le produit et le marché.
Pour moi, en matière de planification stratégique, la question qui se posait lors de l'élaboration de mes prévisions était de débusquer ce que j'appelle l'asymptote invisible : un plafond contre lequel notre courbe de croissance se heurterait si nous poursuivions sur notre lancée actuelle. C'est un concept important à comprendre pour de nombreuses personnes dans une entreprise, qu'il s'agisse d'un PDG, d'un responsable produit ou, comme je l'étais à l'époque, d'un planificateur financier.
Eugène Wei donne deux exemples pour illustrer son propos. Celui de Twitter qui est bloqué dans son expansion car l’écrit, dominant dans les tweets, ne s’adresse qu’à la catégorie des dévoreurs d’information (infovores), soit environ 300 millions de personnes: ce n’est pas le fait de passer de 140 à 280 caractères qui changera quoi que ce soit. Twitter n’arrive pas à reconnaitre son asymptote invisible et en conséquence ne croît plus. Le deuxième exemple est Amazon qui, lui, est paranoïaque sur le sujet, mettant en place des task forces pour reconnaitre les asymptotes invisibles et les détruire. C’est ainsi qu’Amazon a un jour compris que les frais de livraison constituaient une asymptote invisible freinant sérieusement la croissance. La mise en place de Prime a été un coup de génie car contre un paiement unique annuel, les livraisons devenaient gratuites: le mot magique a permis de débloquer l’asymptote invisible et à Amazon de poursuivre sa croissance infernale.
Mais pour quelques cas qui arrivent à repousser sans cesse les limites avec de nouveaux produits, les entreprises comme Amazon ou Google, combien d’autres seront confrontés tôt ou tard à leur asymptote invisible. Ce sont ces derniers qui peuvent valoir jusqu’à 100 fois le chiffre d’affaires alors que les premiers valent moins de dix fois. C’est là où l’analyse qualitative reprend ses droits: vaut il mieux avoir un R0 très élevé mais qui peut être précipité vers le bas ou un R0 plus faible mais durable. On retrouve le vieux dilemme opposant Fisher à Graham, les deux émules de Buffett: la sécurité est-elle dans le prix (R0 aujourd’hui) ou la qualité ?
Bonne fin de semaine,
Hervé