Qu’ont-ils tous à se passionner pour les jeux en ligne ?
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
CNN, le 1er février 2022:
Le New York Times a acquis Wordle, un jeu tres populaire qui donne aux joueurs six chances de deviner chaque jour un mot de cinq lettres.
Le Times, qui a annoncé l'achat du jeu lundi, ajoute le puzzle à son portefeuille de jeux de mots tels que The Crossword, The Mini et Spelling Bee. En décembre 2021, le New York Times (NYT) comptait plus d'un million d'abonnements à des jeux.
"Le Times reste concentré sur le fait de devenir l'abonnement essentiel pour toute personne anglophone qui cherche à comprendre et à s'engager dans le monde. Les jeux du New York Times sont un élément clé de cette stratégie", selon le communiqué. "Wordle jouera désormais un rôle dans cette expérience quotidienne, donnant à des millions de personnes supplémentaires dans le monde une autre raison de se tourner vers le Times pour répondre à leurs besoins quotidiens en matière d'actualité et de vie."
Josh Wardle, un ingénieur logiciel basé à Brooklyn, anciennement chez Reddit, a lancé le jeu en octobre 2021, et il est rapidement devenu un phénomène culturel.
Le mois de janvier avait déjà été fertile en acquisitions:
Take-Two Interactive achète Zynga pour $12,7 milliards le 10 janvier 2022
Microsoft acquiert Activision Blizzard pour $68,7 milliards le 18 janvier 2022
Sony acquiert Bungie pour $3,6 Milliards le 31 janvier 2022.
Quelques mois auparavant, Netflix avait surpris également en annonçant une offre de jeux vidéo sur smartphone. Pourquoi cette précipitation soudaine ?
Des motivations différentes
Le fil directeur n’est pas clair tant les motivations semblent différentes:
Take-Two est connu pour son jeu phare Grand Theft Auto, une franchise datant de 1997, ayant généré depuis plus de $ 1 milliard de ventes ! C’est tout dire sur la longévité des jeux vidéo et leur attrait potentiels. Take-Two a un problème: ses jeux ne sont pas conçus pour le smartphone. Or les jeux sur mobile représentent maintenant plus de 50% du marché et toute sa croissance. Zynga est la cible idéale. Il a constitué un portefeuille de jeux mobiles indépendants, l’idée étant que quelques succès remboursent plus que largement les éventuelles casses (tout comme un portefeuille d’actions). L’ industrie des jeux mobiles ne se prête pas à des synergies technologiques, les jeux étant développés sur le cloud, ni commerciales (Facebook faisant le travail de ciblage). Autant alors laisser les jeux indépendants et les petites équipes maximiser leur créativité, sans structure hiérarchique pesante. La réforme d’IOS14, en coupant la relation entre éditeurs de jeux et l’usine à données Facebook a réduit l’intérêt de la fragmentation. Il faut maintenant compter d’avantage sur ses propres forces (données) pour commercialiser et viser les synergies entre jeux. La fédération doit faire place à l’empire. Le cours de Zynga s’est effondré, le marché doutant de son modèle économique. Take-Two est la solution car il apporte un contenu capable de faire venir des clients sur d’autres jeu .
Microsoft veut dominer le marché des jeux vidéo, il vise les 3 milliards de joueurs de cette planète. Il veut donc être présent sur tous les modes de distribution: la Xbox, le PC, le mobile avec les jeux et modes de monétisation qui plaisent à ces 3 milliards de joueurs (de la vente à l’unité, en passant par l’abonnement et la gratuité). Les jeux restent la stratégie d’accompagnement pour Microsoft. Sous la direction de Bill Gates, puis Steve Ballmer, la société était centrée Windows. Les jeux promus par Microsoft étaient développés sous Windows et permettaient de gagner de nouveaux adeptes: les particuliers, complétaient ainsi la clientèle entreprise, au grand bénéfice de Windows. La PlayStation de Sony commercialisée à partir de 1994 a représenté une menace croissante pour les jeux sous Windows. Microsoft a fini par réagir avec la Xbox, lancée en 2001. Satya Nadella a changé la stratégie radicalement à partir de 2014 pour donner la priorité au cloud, donc à Linux ! Il fallait oser…Les jeux sont maintenant une brique essentielle, permettant de pousser le cloud Microsoft. Pour cela, il faut prendre les clients partout où ils sont (consoles, PC, smartphones) et les porter sur le cloud, rendre les jeux multi-plateformes. L’argument est simple: au lieu de télécharger un jeu puis l’enclencher, ce qui prend du temps, pourquoi ne pas ouvrir le robinet et jouer immédiatement. Activision Blizzard a 370 millions de clients attirés par ses jeux a grand succès comme Call of Duty, World of Warcraft et Candy Crush. C’est une proie de choix pour Microsoft qui a pu s’en emparer à l’occasion d’une forte décote due à un scandale impliquant son dirigeant. La monétisation de ce cloud se fera par abonnement ou publicité (avec 3 milliards de joueurs, Microsoft peut constituer un solide réseau publicitaire).
Sony tente une stratégie à la Apple: intégrer le matériel et des jeux ouverts comme Apple l’a fait avec les applications, l’un et les autres se valorisant mutuellement. Apple n’a vraiment décollé qu’avec le lancement de l’App Store sur l’IPhone. Le génie était de permettre des applications ouvertes, communicant avec des matériels différents (l’esprit de l’internet). Facebook par exemple pouvait être accessible d’un IPhone comme de tout autre smartphone Android. Apple qui était connu pour ses systèmes propriétaires est devenu soudain ouvert tout en gardant les bénéfices de l’intégration, l’effet wahoo sur la qualité du matériel et des fonctionnalités logicielles. Ce chart de Macrotrends montre le décollage du titre, à partir de l’IPhone :
Sony souffre du même mal qu’Apple avant l’IPhone. Sa PlayStation reconnue pour l’excellence du hardware abrite essentiellement des jeux propriétaires, exclusifs. Elle risque de se faire marginaliser, l’avenir étant aux jeux ouverts, multi-plateformes (Fortnite, Roblox, etc.) qui deviennent de véritables réseaux sociaux. D’où le mouvement stratégique consistant à intégrer un éditeur de jeux multi-plateformes: l’acquisition de Bungie, éditeur de jeux multi-plateformes à succès comme Destiny répond à cette approche. Bien entendu, les jeux développés par Bungie resteront multi-plateformes.
Le New York Times a fait une acquisition modeste (quelques millions de dollars au maximum) d’un jeu viral, mais sans la moindre prétention technologique. Sa priorité est de faire croître les abonnements à son journal digital. Le problème est qu’une partie restreinte de la population s’intéresse a l’actualité (les distractions type Netflix ou TikTok font plus d’adeptes). Le New York Times malgré la qualité de sa marque, n’a que 8 millions d’abonnés, il en vise 25 millions d’ici fin 2027. Pour réaliser son objectif, le New York Times va proposer des offres groupées avec du contenu plus vendeur: le sport (récente acquisition du blog sportif The Atlantic) et les jeux (Wordle). Les jeux resteront une petite partie de l’offre groupée (10% à 15% du prix) mais il contribueront à attirer des abonnés qui n’auraient pas franchi le pas sans eux.
Enfin Netflix construit une offre de jeux vidéo exclusifs sur smartphone qu’il ajoute à son abonnement existant sans supplément de prix. Netflix aujourd’hui n’a pas de problème pour fidéliser les clients mais en revanche en a pour en acquérir de nouveaux. Les jeux viennent à la rescousse du streaming vidéo. Netflix considère que le jeu peut être plus efficace que le streaming vidéo pour attirer des abonnés (une somme allouée pour un jeu ne l’est pas pour une série). La supériorité du format “jeu” par rapport au format “écrit” pour convaincre de nouveau abonnés est facile à concevoir et on comprend facilement la décision du New York Times. La supériorité du format “jeu” par rapport au format “vidéo” l’est moins car aujourd’hui ce dernier format est considéré comme le plus désiré. TikTok, YouTube, Reels, Pinterest en sont la manifestation.
L’urgence de ces fusions, leur coïncidence dans un laps de temps assez court interroge sur des motivations plus profondes communes.
L’impératif du contenu
Les smartphones sont devenus les vecteurs privilégiés pour consommer du contenu, ce contenu étant consommé principalement par les apps. Du coup l’App Store (Apple) et le Play Store (Google) sont les deux points de passage obligés pour faire connaître et apprécier ses services. Le prix est élevé: 30% du contenu digital vendu dans l’application et la publicité pour être mis en avant dans le store. Comment contourner ces stores ou au moins relativiser leur importance ? La solution peut être de créer son propre store mais au lieu de l’intégrer à un système d’exploitation (IOS ou Android), on le couple avec son propre contenu. J’ai décrit ce processus de riposte dans Metavers, la conquête de l’Ouest. Schématiquement, la réponse au modèle duopolistique Apple/Google:
est le modèle suivant:
Pour donner un exemple, Netflix peut être considéré comme un magasin de films et séries (chaque film/série étant une app), le magasin étant disponible sur tout hardware. Plus le contenu est consistant, plus ce magasin sera indépendant des stores d’Apple et Google, changeant les rapports de force. C’est le cas de Netflix. Le jeu est un contenu tout à fait intéressant, car:
il se déprécie beaucoup moins vite qu’un film. Certains jeux durent une, voire plusieurs décennies. Tetris date de 1984, la Légende de Zelda de 1986.
Le rapport au temps est inversé entre une vidéo et un jeu. Quand on regarde une vidéo, on cherche à “perdre”du temps. Quand on joue, au contraire, on cherche à gagner le plus vite possible. Wordle ne se joue qu’une fois par jour (une victoire ou défaite par jour) mais cela suffit à être addictif. Quelle économie !
De plus, le jeu est viral et peut atteindre un nombre considérable de personnes: PUBG a 1,2 milliards de joueurs, Minecraft 750 millions, Candy Crush 500 millions, etc. Les jeux à succès sont de véritables réseaux sociaux, donc des moyens idéaux pour acquérir de nouveaux clients.
Le jeu étant interactif permet de collecter des données très utiles pour connaître le joueur et lui servir des produits adaptés. Cette collecte est d’autant plus précieuse qu’on a un portefeuille de jeux et qu’on peut rechercher des profils identiques au travers de différents jeux.
L’App store d’Apple est déjà un Games store (les jeux fournissent la majorité de ses commissions). Autant essayer de lutter à armes égales.
Il y a donc dans les fusions évoquées ici un moyen efficace de lutter contre le duopole Apple/Google, encore renforcé par les mesures que les deux géants ont prises pour restreindre le suivi entre apps (Ad Tracking Transparency), donc la mutualisation de la publicité. Ces fusions permettent un renforcement du contenu, une diversification des modes de distribution, en bref la création de stores multi-plateformes libérés de la dépendance Apple/Google. Wordle, racheté par le New York Times, est un jeu conçu pour le navigateur, pas pour l’App Store. Grâce à son acquisition de Zynga, Take-Two sera accessible sur PC, console et mobile. Sony fait un pas vers le store multi-plateformes avec l’acquisition de Bungie. Microsoft, en ajoutant Candy Crush à son escarcelle équilibre également son portefeuille de jeux entre PC, console et mobile sur lequel il était peu présent. Il complète ce qu’il n’appelle pas encore son store tout en en dressant le contour futur, Axios, le 9 février 2022:
Mercredi, Microsoft a annoncé un ensemble de "principes de l'Open App Store" qui, selon la société, s'appliqueront au Microsoft Store sur Windows et à la prochaine génération de ses marchés de jeux.
"Nous avons élaboré ces principes en partie pour répondre au rôle et à la responsabilité croissants de Microsoft au moment où nous entamons le processus de demande d'approbation réglementaire dans les capitales du monde entier pour notre acquisition d'Activision Blizzard", a écrit Brad Smith, président de Microsoft, dans un billet de blog.
Pourquoi cela est important : La société tente de vendre son projet d'acquisition d'Activision Blizzard pour 69 milliards de dollars en s'engageant à respecter les principes d'interopérabilité des magasins d'applications et des appareils, alors que les législateurs examinent des propositions qui modifieraient le fonctionnement des magasins d'applications.
Ce mouvement de Satya Nadella est brillant: non seulement il crée une alternative au store intégré d’Apple, parfaitement en ligne avec son modèle économique fondé sur le cloud, mais il incite le régulateur à adopter ses principes pour casser l’intégration hardware/store et la position de supériorité d’Apple. Il prône en effet l’interopérabilité entre différents types d’appareils, un élément qui devrait plaire à l’Autorité de la Concurrence…et faire passer Apple pour le vilain…
La fusion de deux mondes
Il y a plus: le jeu est au carrefour du divertissement et du travail. Il est à la fois consommation (divertissement, perte de temps) et production (créativité, gain de temps). Le joueur reçoit et donne. Or l’évolution inéluctable de l’internet, semble t-il, est la suppression des frontières entre ces deux mondes, leur union les renforçant face au capital:
Le travail se fait de plus en plus en ligne, en 2D, où l’on construit des représentations virtuelles (tableaux Excel, Power Points) dans des réunions virtuelles (Teams, Zoom, etc.). La consommation d’objets virtuels augmente également fortement chaque année. Ce marché est estimé à environ $100 milliards en 2021. Le travail et la consommation virtuels peuvent se produire sur le même écran, en mode multitâches.
Le télétravail supprime la frontière entre lieu de travail et lieu de détente. Le temps peut être fractionné différemment entre le travail et le divertissement, les deux s’entremêlent.
Le travail en ligne supprime la contrainte géographique et favorise le travail pour plusieurs entités. Le rapport de force entre entreprises et salariés change au profit de ces derniers.
L’internet donne un nouveau pouvoir au client/ utilisateur: celui de changer de fournisseur sans difficulté (la concurrence est à un clic). Celui qui arrive à agréger des utilisateurs, en se faisant leur représentant, fait cher payer ses services à ceux qui veulent atteindre ces utilisateurs. Le rapport de force entre l’entreprise et le consommateur change au profit de ce dernier. Mais le consommateur est trop isolé pour faire valoir son pouvoir. Aujourd’hui ce sont les grandes plates-formes qui cumulent le gros de la valeur. L’utilisateur reste gagnant mais le partage de la richesse pourrait être plus équilibré.
Les cryptomonnaies vont faciliter la manifestation de ces nouveaux rapports de force. Elles peuvent être structurées de manière à rémunérer tous les contributeurs à un projet, non en fonction de leur profil mais de leur seule contribution. Le code remplace l’intermédiaire et sa stratégie de pouvoir. Il a intérêt à être le mieux possible conçu pour rémunérer équitablement les contributions. Dans l’univers crypto tous les participants à un jeton gagnent, l’effet réseau est réparti entre le producteur et le consommateur. Il ne faut pas oublier que c’est l’effet réseau qui fera monter la valeur du jeton. Il y a donc fusion entre le producteur et le consommateur qui ont des intérêts convergents.
L’avatar qui est naturel dans le jeu l’est aussi dans le domaine des cryptomonnaies où le contributeur s’estompe au profit de ses contributions.
Enfin le mode de fonctionnement des jeunes générations est façonné par les jeux vidéo. Cela logiquement imprégnera leur manière de travailler. Voici la répartition par classe d’âge aux États-Unis:
La fusion du consommateur et du producteur, du diverti et du laborieux fait de plus en plus ressembler l’économie à un jeu. La place de l’entreprise et du capital tiraillés par des clients plus exigeants et des salariés ayant des alternatives, est de moins en moins évidente et demandera des trésors d’imagination. En revanche, un créneau s’ouvre pour ceux qui arriveront à réconcilier les deux mondes, à les faire progresser l’un vers l’autre: le jeu va devenir plus créatif et le travail plus ludique.
Confrontation
Il y a deux approches contrastées: les Big Tech tentent de rapprocher le travail du jeu, les cryptomonnaies le jeu du travail. La première approche constitue une évolution naturelle de la technologie, la deuxième une révolution.
Rapprocher le travail du jeu
Il s’agit simplement pour les Big Tech de poursuivre l’évolution du travail en ligne, pour le faire passer du mode 2D (messageries, mails, vidéos, visioconférence, etc.) au mode 3D immersif. Le lieu de travail virtuel est un prolongement du lieu de travail réel, pour en améliorer l’efficacité. Il ne faut pas demander à ceux qui vivent des entreprises de vouloir les saborder… Satya Nadella dans un recent interview au FT:
Quand vous parlez à quelqu'un qui exerce notre métier - la technologie numérique - on vous dira toujours qu'il faut tout repenser. Mais en réalité, il ne s'agira que d'une évolution. En fait, je suis très attaché à l'outil de collaboration le plus connu jamais construit pour le travail. Cela s'appelle un lieu de travail !
Il a été perfectionné pendant plus de 200 ans et nous n'allons pas soudainement abandonner le lieu de travail. Nous avons appris à l'utiliser efficacement pour favoriser la collaboration, le travail en équipe et la productivité. Mais nous avons aussi appris que nous ne pouvons pas considérer comme acquis le fait que nous aurons toujours un lieu de travail…Lorsque les contraintes seront supprimées, nous ne dirons pas : "Oh, retournons en 2019." Nous n'allons pas non plus être comme 2020 ou 2021. Nous allons trouver ce que nous décrivons comme ce lieu de travail hybride ...Toute réunion chez Microsoft aura au moins quelques personnes, peut-être 10, 20, 15 pour cent de personnes appelant à distance. Il y aura toujours des gens dans la salle de conférence et des participants à distance.
Les attentes des participants à distance ont changé à jamais. Ils ne veulent pas être en seconde classe. Ils veulent une expérience de première classe. Vous devez maintenant vous adapter à cela avec des caméras dans la salle de conférence, la segmentation de chaque personne dans la salle de conférence qui apparaît comme sa propre boîte, la possibilité d'utiliser le chat. Nous avons vraiment de nouvelles inventions à faire - de manière à ce que les personnes qui sont ensemble et celles qui sont éloignées puissent se réunir et faire équipe efficacement.
En ce sens, les investissements dans les jeux vidéo visent à s’inspirer des meilleures techniques 3D pour les reproduire dans le monde du travail. L’idée est de copier le monde physique en 3D, de pouvoir s’y immerger, inter-réagir en temps réel et simuler. D’où l’importance pour Microsoft de porter les jeux les plus sophistiqués sur le cloud afin de pouvoir développer cette simultanéité des interactions 3D et la porter dans le monde du travail.
Nvidia, une Big Tech capitalisant $600 milliards (presque l’équivalent de Meta), est aligné sur la vision de Microsoft: faire une copie du monde physique dans un univers virtuel 3D, pour fabriquer un formidable outil de simulation. On retrouve l’intuition de Bill Gates lors du développement de Flight Simulator par Microsoft dès les années 1980. Faire le pont entre le jeu et les applications utilitaires est déjà ce qui a valu sa fortune à Nvidia. Nvidia, fondé en 1993, était un fabricant de puces graphiques parmi tant d’autres. Son fondateur Jensen Huang avait cependant l’intuition que les puces graphiques pourraient servir à faire des calculs hors de portée des puces généralistes et donc sortir de l’univers étroit du jeu. Pour ce faire, il focalisa son entreprise sur la conception de puces, abandonnant la fabrication à TSMC, et mis au point une couche logicielle pour programmer les puces à d’autres fonctions que le rendu graphique. C’est ainsi que les GPU de Nvidia grâce à sa couche logicielle CUDA ont été utilisées pour l’apprentissage profond, le minage des cryptomonnaies, la conduite autonome, etc. Jensen Huang veut maintenant aller plus loin en créant une plate-forme d’outils 3D à destination des développeurs pour les aider à façonner la copie du monde physique. Il appelle cette copie l’Omniverse.
Curieusement les Big Tech ne sont pas intéressés par ce qui est le plus révolutionnaire dans le travail en ligne: la possibilité de supprimer le lieu de travail. Aucune n’imagine que ses salariés resteront éloignés ad vitam aeternam. Le fil à la patte reste là, même s’il s’allonge. Le postulat de base est que le bureau est la meilleure solution, il faut juste le rendre super efficace par son prolongement en 3D.
Rapprocher le jeu du travail
Le premier jeu MMORPG (Massive Multiplayer Online Role Playing Games) a été commercialisé en 1985 et pouvait accueillir jusqu’à 100 joueurs. Il s’agissait du jeu Island of Kesmai. Depuis les jeux MMORPG se sont sophistiqués se battant pour accueillir toujours plus de joueurs sur des formats de plus en plus réalistes et immersifs. Aujourd’hui cette catégorie de jeu domine avec un milliard de joueurs et des possibilités de jouer à plusieurs milliers simultanément. Fortnite par exemple est un MMORPG avec 250 millions de joueurs. La particularité de ces jeux est de construire des univers virtuels grâce à la participation ouverte de joueurs venant de n’importe où. C’est le modèle Wikipedia ou open source. Ces jeux pourraient être une inspiration pour une nouvelle organisation du travail, le problème est qu’ils remettent en cause le modèle de l’entreprise fermée gérant des équipes de salariés en nombre limité. Si ce côté ouvert n’inspire pas les sociétés comme Microsoft, hormis s’il est gratuit, il en est autrement des développeurs crypto qui y voient une occasion de remettre en question le mode centralisé de gouvernance de ces jeux.
Axie infinity est un jeu développé par un studio vietnamien, Sky Mavis, qui rémunère les joueurs en fonction de leur progression dans le jeu. Le principe est le suivant: pour participer, il faut constituer une équipe de 3 petits monstres puis combattre contre d’autres équipes pour les faire progresser. Les petits monstres sont des NFTs qu’il faut acheter au départ ($200 par monstre environ), la progression est rémunérée soit par des jetons négociables (AXS pour la gouvernance et SLP), soit par de nouveaux NFT ou la valorisation des NFTs acquis au départ. Axie est une place de marché de NFTs, comparable à Opensea, qui attire plus de 2 millions de joueurs quotidiennement. La capitalisation du jeton de gouvernance AXS vaut $3,5 milliards. Certes, la création de valeur économique de ce jeu n’est pas évidente, Axie ressemble à un Ponzi où la rémunération des joueurs est financée par les nouveaux entrants, enrichissant au passage Sky Mavis qui prélève 4,5% sur chaque transaction…Si cependant on substitue au jeu une véritable activité économique, le travail devient un jeu open source, les salariés et les clients des joueurs, sur un terrain qu’ils peuvent faire évoluer. L’entreprise doit trouver sa place, moins centrale, et partager le bénéfice des effets réseaux engendrés par le “jeu”. Rappelons que si Sky Mavis prélève 4,5%, Apple et Google en prélèvent 30%, Uber 20%, etc. Le secret (à la Peter Thiel) des Big Tech est d’accaparer les effets réseaux de leurs contributeurs, qu’ils soient utilisateurs ou développeurs. Il n’est pas étonnant qu’ils voient d’un mauvais œil un type d’organisation qui pourrait remettre en cause ce secret.
Le jeu est un impératif stratégique: pour des groupes comme Microsoft ou Meta Platforms, il est un moyen de contrer la domination des magasins d’applications, donc d’Apple et Google, en allant dans le sens de l’Histoire technologique (plus d’immersion, plus d’instantanéité). Le jeu fournit les clés d’un internet encore plus immersif et addictif, qui va dans le sens de toujours plus de puissance, de serveurs, de puissance de calcul. Mais il fournit aussi les clés d’une autre conception du travail et de La consommation qui pourrait mettre à mal leur “secret”. Il sera intéressant de voir si les Big Tech seront capables de sacrifier leurs marges pour gagner le volume ou si un petit nouveau leur montrera le chemin…
Bonne fin de semaine,
Hervé