Square: FinTech ou TechFin ?
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Square représentait la menace la plus crédible pour les banques traditionnelles. Cette FinTech était en passe de devenir un nouvel American Express…à l’échelle de tous les américains. American Express avait mis 160 ans pour conquérir 55 millions de clients aux Etats-Unis et 10 millions de commerçants. Square en à peine 11 ans a déjà 36 millions d’utilisateurs au travers de son application Cashapp avec une croissance de 50% annuelle et un réseau de plus de 2 millions de commerçants. Square, à la différence d’American Express qui vise la niche des plus fortunés, a une portée universelle, utilisant des moyens qui correspondent à notre époque: smartphone et réseau social. Reprenons les étapes de la constitution de ce monstre en puissance, une parfaite illustration du “disrupteur” qui part du bas de gamme pour ensuite monter en gamme et envahir le marché (voir The innovators dilemma de Clayton Christensen).
Square s’adresse aux commerçants et leur propose un terminal de paiement alternatif à ceux proposés par les banques. Le hardware rigide des banques est remplacé par du software plus flexible. La partie hardware se limitant à établir une connexion avec le smartphone se réduit à sa plus simple expression:
L’avantage pour le commerçant est la simplicité d’utilisation; pour Square, il est de pouvoir utiliser l’effet d’échelle du software pour proposer de nombreux autres services à coût marginal nul sur un smartphone qu’il n’a pas à financer. Square transforme ce qui était un coût variable pour les banques en coût fixe. Il est alors motivé pour répandre d’autres services commerçants comme des traînées de poudre, en l’absence de coût de transaction (le smartphone est dans toutes les poches): comptabilité, salaires, site internet de vente, CRM, crédits. Les banques restent elles contraintes par la pesanteur du matériel et logiciel propriétaires qu’elles proposent, diffusés à faible échelle.
La deuxième étape pour Jack Dorsey, le fondateur de Square, était de constituer un réseau comme American Express ou Visa. Pour cela, il fallait, en plus des commerçants, attirer des clients susceptibles de consommer. Square a lancé CashApp, une application de paiement entre tiers, comme Venmo ou Lydia en France. CashApp a pris les autres applications de paiement entre tiers de vitesse par un marketing astucieux, n’hésitant pas à donner de l’argent directement aux utilisateurs grâce à des loteries animées par des influenceurs chanteurs de hip hop. Cette stratégie marketing pour le moins directe a été plus efficace que de donner de l’argent à Facebook ou Google pour faire le travail d’acquisition des clients. Cash App est devenu une attraction sociale (1,2 millions de suiveurs sur Twitter contre 82 000 pour Venmo/PayPal et 13 000 pour Zelle, l’application des banques !).
En plus du marketing, Square a su offrir les produits qui marchent sans attendre la permission du gouvernement (cartes virtuelles, Bitcoin). Square peut dès lors constituer un réseau plus menaçant pour Visa que celui d’American Express, car visant à terme la même clientèle (même si aujourd'hui plus jeune). L’intégration de CashApp et du service marchand n’est pas loin.
Enfin Square commence à menacer les banques directement en proposant par l’intermédiaire de CashApp un service de trading de titres (fractionnés à 1$) et de cryptomonnaies. C’est donc tout naturellement que Square a demandé le statut bancaire qu’il a obtenu en mars 2020, lui permettant d’obtenir la garantie des dépôts de la part du FDIC et lui ouvrant la possibilité de faire du crédit. En mars 2021, Square ouvre officiellement Square Financial Services. Jusqu’à présent, Square utilisait les services d’une banque tierce, comme les autres FinTech, laquelle faisait le travail de dépôt/crédit en arrière plan (Celtic Bank).
…Et puis cette nouvelle étonnante, quelques jours après la création de sa banque:
Les Numériques (6 mars 2021)
Jack Dorsey et Jay-Z sont sur un bateau. Ce n'est pas l'incipit d'une nouvelle blague Carambar, mais le début d'une histoire qui voit le fondateur de Twitter acquérir, à travers sa fintech Square, le service de streaming musical Tidal.
On sait enfin de quoi Jay-Z et Jack Dorsey pouvaient bien discuter lorsqu'ils ont été aperçus ensemble, à l'été 2020, sur un yacht en balade dans les Hamptons. Square, “l’autre” entreprise cofondée et dirigée par Dorsey, vient en effet d'annoncer qu'elle s'apprête à prendre le contrôle de Tidal. L'opération impliquera un paiement en actions et en cash de 297 millions de dollars de la part de Square, qui lui permettra d'acquérir "une part significativement majoritaire" du service de streaming musical.
Difficile pourtant, a priori, de voir un quelconque rapport entre les activités de Square, entreprise spécialisée dans la fintech et les services de paiement en ligne, et celles de Tidal. Toutefois, à en croire le communiqué publié par Square, les deux se rejoignent par leur volonté de fournir aux petits entrepreneurs "les systèmes, les outils et la liberté financiers dont ils ont besoin pour accomplir leurs rêves à toutes les étapes de leur carrière" — qu'ils s'agissent donc de musiciens ou de start-uppeurs.
Le danger du mélange des genres
Depuis que la banque est banque, la tentation existe, surtout en période euphorique, d’utiliser les dépôts du public pour des opérations dites stratégiques, la plupart du temps en fait spéculatives. Le régulateur doit recadrer périodiquement cette tentation. C’est ainsi qu’après la crise de 1929 et la chute de nombreuses banques ayant mélangé les genres, le Glass Steagall Act fut promulgué en 1933 pour séparer les activités banque de dépôt et banque d’investissement. Celui-ci n’a pas résisté à la période euphorique des années 90, étant largement contourné, notamment par Sandy Weil qui avait créé un groupe colossal mixant assurance (Travelers), banque de dépôt (Citicorp) et banque d’investissement (Salomon Smith Barney). Devant son inutilité à prévenir ce genre de fusion, le Glass Steagall Act a finalement été révoqué en 1999, au sommet de la bulle internet. Les restrictions ont repris à partir de 2008, avec le rapport Volcker cherchant à séparer les activités pour compte propre et pour compte de tiers. Mais elles semblent de plus en plus oubliées…Pourtant, il y a un réel problème à ce que le contribuable (certes indirectement par la garantie des dépôts) finance des activités stratégiques, aussi astucieuses qu’elles soient, et ce problème finira par hanter tout acteur qui utilise le contribuable à ses propres fins. Les caisses d’épargne qui ont spéculé sur l’immobilier dans les années 80 aux Etats-Unis ne s’en sont sorties que par un gigantesque plan de sauvetage (le contribuable a payé deux fois). Le groupe de Sandy Weil n’a pas résisté à sa propre boulimie et s’est vu démantelé avant la grande crise de 2008.
Or Square reproduit exactement avec l’acquisition de Tidal le schéma perpétré par de nombreux acteurs trop gourmands avant lui. Cette acquisition a ses vertus comme on le verra plus loin, mais elle discrédite Square comme compétiteur bancaire. On peut citer un précédent récent qui a été porté aux nues et se trouve maintenant dans une situation complexe: Ant Group, le bras financier d’Alibaba. Ant a commencé par offrir un service de paiements (Alipay) comme Square, puis s’est étendu aux dépôts et crédits. Le problème est qu’Ant est contrôlé à 33% par Alibaba, 42% si on inclut la participation de Jack Ma. Alibaba à tout intérêt à pousser ses utilisateurs à acheter sur la marketplace en empruntant quelles qu’en soient les conséquences et à utiliser ainsi les dépôts recueillis par Ant à son profit. Le conflit d’intérêt est d’autant plus aigu qu’Ant se dégage du risque de crédit par la titrisation. Les autorités chinoises ont décidé de bloquer l’IPO d’Ant en novembre. Ant group devait s’introduire à près de $300 milliards. Jack Ma va devoir revenir sur terre…et soit renoncer au statut bancaire soit accepter le démantèlement de l’écosystème Alibaba.
L’autre Jack (Dorsey), va vite se trouver dans un pareil dilemme: ou bien faire de Square une banque potentiellement extrêmement puissante, ou bien continuer son combat Don Quichottesque contre les GAFA.
Jack Dorsey, le nouveau Don Quichotte
Quel rapport y-a-t-il entre Square et Twitter ? Le premier est une étoile montante du monde de la finance, la FinTech américaine la mieux valorisée en bourse qui avance tambour battant, projet après projet. Le second est le réseau social qui n’a pas vraiment pris, toujours scotché à 300 millions de membres dont la seule innovation marquante a été de doubler le nombre de caractères autorisés par tweet. Le point commun est Jack Dorsey, le fondateur et CEO des deux sociétés, utopiste de génie en guerre contre l’internet centralisé.
Jack Dorsey veut être l’architecte de l’internet décentralisé. Il a bien compris que les GAFA, en s’interposant par leurs algorithmes de tri entre les créateurs et les utilisateurs prennent l’essentiel de la valeur, asservissant les premiers au bénéfice des seconds. Vu sous cet angle, Square et Twitter ne sont pas si éloignés:
Twitter a cherché à plusieurs reprises à constituer un standard ouvert (du type mail) dont il serait le premier client, d’abord en 2010 puis en 2019. Voici ce qu’en disait Jack Dorsey lors de sa deuxième tentative en décembre 2019:
Twitter finance une petite équipe indépendante composée d'un maximum de cinq architectes, ingénieurs et concepteurs de logiciels libres afin de développer une norme ouverte et décentralisée pour les médias sociaux. L'objectif est que Twitter devienne à terme un client de cette norme.
Twitter était si ouvert dès le départ que beaucoup ont vu son potentiel pour devenir une norme Internet décentralisée, comme le SMTP (protocole de messagerie). Pour diverses raisons, toutes raisonnables à l'époque, nous avons pris un chemin différent et avons centralisé de plus en plus Twitter. Mais beaucoup de choses ont changé au fil des ans...
Tout d'abord, nous sommes confrontés à des défis entièrement nouveaux que les solutions centralisées peinent à relever. Par exemple, l'application centralisée d'une politique mondiale visant à lutter contre les abus et les informations trompeuses a peu de chances de s'étendre sur le long terme sans faire peser une charge beaucoup trop lourde sur les gens.
Deuxièmement, la valeur des médias sociaux s'éloigne de l'hébergement et de la suppression du contenu et se tourne vers les algorithmes de recommandation qui orientent l'attention. Malheureusement, ces algorithmes sont généralement propriétaires, et il est impossible de choisir ou de créer des alternatives. Et pourtant.
Troisièmement, les incitations actuelles des médias sociaux conduisent souvent à concentrer l'attention sur des contenus et des conversations qui suscitent la controverse et l'indignation, plutôt que sur des conversations qui informent et promeuvent la santé.
Enfin, de nouvelles technologies sont apparues pour rendre une approche décentralisée plus viable. Blockchain indique une série de solutions décentralisées pour un hébergement, une gouvernance et même une monétisation ouverts et durables. Il reste encore beaucoup à faire, mais les principes fondamentaux sont là.
Malgré ces deux échecs, Twitter s’est engagé résolument dans les services qui valorisent des créateurs (achat de la plate-forme Revue, concurrent de Substack, lancement de Spaces, concurrent de Clubhouse, et enfin des super followers pouvant tarifer leurs tweets). Voir mon article L’internet des créateurs
Square opère dans la même veine: son service d’origine, le Square reader, s’adressait aux commerçants qui n’étaient pas courtisés par les banques, les marginaux. Les systèmes décentralisés ouvrent le champ de la concurrence, permettant à quiconque a du talent d’avoir sa chance: c’est le cas de Substack ou TikTok par exemple. CashApp a de plus dès 2017 autorisé l’achat et la vente de Bitcoins, le protocole décentralisé par excellence. Enfin l’acquisition de Tidal est un signe fort car il a pour vocation de rendre un secteur pris d’assaut par les intermédiaires (labels et agrégateurs) aux artistes qui pour l’instant touchent des clopinettes sur leurs œuvres musicales. Tidal est une plate-forme créée et détenue par des artistes qui veulent reprendre le pouvoir trop facilement laissé aux intermédiaires centralisés (Spotify, Apple Music, labels, etc.). Square, par cette acquisition espère donner aux artistes des outils supplémentaires pour monétiser leurs services, notamment par l’accès aux utilisateurs de CashApp, grands amateurs de hip hop. En particulier, le rêve de Jack Dorsey est de permettre aux artistes de créer des NFT (non fongible tokens) et ainsi de faire monter les enchères sur leurs oeuvres, sans passer ni par les labels, ni par les agrégateurs. Il s’y emploie déjà avec Twitter, donnant l’exemple avec son premier tweet qui s’est vendu $2,9 millions aux enchères.
FinTech ou TechFin ?
La décentralisation est un projet anarchiste titanesque car les gens préfèrent l’aspect pratique d’un monde organisé à la liberté que cette décentralisation procure. Le pouvoir échoit alors naturellement à ceux qui savent organiser. Ces derniers ont alors une arme extraordinaire pour conserver leur pouvoir: la publicité (ou propagande selon les cas). La centralisation donne une information supérieure qui peut alors être utilisée aux fins de publicité: c’est valable pour Facebook comme pour l’Etat. C’est pourquoi Twitter qui espérait créer un un modèle décentralisé financé par la publicité était incapable de rivaliser avec Facebook, délibérément centralisé. Cela explique les échecs répétés de Twitter qui avait adopté jusqu’à 2020 le mauvais modèle par faire avancer l’idée d’un internet décentralisé. Attaquer Facebook de front sur son marché publicitaire tout en refusant de voir l’incompatibilité entre décentralisation et publicité était une erreur grossière. Jack Dorsey a compris et prend une autre voie pour faire aboutir son idée: la monétisation directe de l’utilisateur par le créateur. Square est une arme potentielle redoutable pour réaliser ce dessein, en tant que moyen de paiement. Pourtant Square est en train de commettre la même erreur que Twitter. En attaquant les banques frontalement, il va se heurter au mur de la réglementation (protection des dépôts, risque systémique) centralisatrice, ce qui pourrait bien de nouveau faire échouer son projet d’internet décentralisé. On ne peut servir deux maitres à la fois: l’internet centralisé et le protocole décentralisé. Jack Dorsey va devoir une nouvelle fois choisir…FinTech ou TechFin ?
Il n’y aura pas de texte la semaine prochaine. Bon week-end,
Hervé
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