Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
En Chine, avant l’ère Deng Xiaoping, les entreprises logeaient leurs salariés in situ pour mieux les avoir à leur botte. L’individu était au service de l’entreprise, et ainsi au service du parti. C’était une forme de servage, pratique caractéristique du moyen âge et attachant le serf à la terre du seigneur.
De Matt Levine (Bloomberg, 20 avril 2020):
James Gorman hésite à faire des prédictions sur l'avenir, tant la pandémie de coronavirus est encore incertaine. Une chose est claire, cependant : Morgan Stanley aura "beaucoup moins de biens immobiliers".
"Nous avons prouvé que nous pouvions fonctionner sans immobilier ", a déclaré jeudi Gorman, le directeur général de la société, dans une interview à Bloomberg Television. "Puis-je envisager un avenir où une partie de chaque semaine, et certainement une partie de chaque mois, beaucoup de nos employés seront chez eux ? Absolument." ...
Gorman, 61 ans, avait dirigé la banque de chez lui tout en se remettant du coronavirus. Il s'est dit surpris qu'une entreprise aussi complexe que Morgan Stanley ait pu fonctionner "extrêmement bien" avec une si grande partie de ses effectifs hors site.
"Cela vous en dit long sur l'endroit où les gens doivent être physiquement", a-t-il déclaré dans l'interview après que Morgan Stanley a annoncé les résultats du premier trimestre.
D'un point de vue business, cela fonctionne tout simplement : "Nous avons prouvé que nous pouvons fonctionner sans immobilier." D'un point de vue culturel, il y a trois mois, tout le monde aurait dit qu'il est bizarre que les traders travaillent tout le temps à la maison ; ce n'est pas comme ça que fonctionnent les bureaux de trading des grandes banques. Aujourd'hui, c'est le cas. Si cela cesse d'être bizarre, les traders voudront-ils revenir en arrière ?
De même Ruth Porat dans la dernière conférence téléphonique d ‘Alphabet (28 avril 2020):
Le changement le plus important dans nos perspectives est la réduction des investissements dans les installations de bureaux au niveau mondial, en raison à la fois de la nécessité d'interrompre la plupart de nos travaux de construction et d'aménagement en réponse à COVID-19 et de notre décision de ralentir le rythme d'acquisition des immeubles de bureaux.
Voici donc le nouvel esprit du temps. La preuve est faite, Coronavirus aidant, qu’on peut travailler à distance sans dommage. Alors, pourquoi ne pas limiter ses frais généraux en faisant supporter le coût immobilier par les salariés ? Les américains sont des pragmatiques, il faut donc s’attendre à une vague de télétravail post-Covid. Surtout qu’avec 16 millions de chômeurs, les entreprises tiennent le manche. Est-ce une bonne stratégie ?
L’exemple des villes
Alors que nous apprenons la distanciation, le sens de l’histoire semble être le regroupement. Aujourd’hui un peu plus de 50% de la population mondiale vit dans les villes. Ce pourcentage sera de 68% en 2050, d’après l’ONU. Il n’était que de 30% en 1900. Voici un chart de cette évolution depuis 1960:
La tendance est claire et a une explication: la croissance. Avec 50% de la population, les villes génèrent 80% du PNB mondial. La promiscuité est créatrice de valeur. Prenons la ville de New York. Un simple regard sur le graphique suivant montre une croissance impressionnante par rapport à celle des Etats-Unis:
4% annuel en moyenne, soit le double de la croissance américaine, pourtant New York n’est pas San Francisco, le creuset technologique des Etats-Unis. Si la promiscuité est la clé de la croissance, comment expliquer que les cimetières soient remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu alors que les villes se régénèrent en permanence ? La durée de vie moyenne d’une société commerciale est de 25 ans, les villes sont éternelles. Pourtant, les deux misent sur la promiscuité. Geoffroy West a une théorie intéressante sur le sujet:
Ce qu'il y a de bien avec les villes, ce qui est étonnant, c'est qu'à mesure qu'elles grandissent, pour ainsi dire, leur dimensionnalité augmente. C'est-à-dire que l'espace des opportunités, l'espace des fonctions, l'espace des emplois ne cesse de s'accroître. Et les données le montrent. Si vous regardez les catégories d'emplois, il augmente continuellement. Je vais utiliser le mot "dimensionnalité". Il s'ouvre. Et en fait, l'un des grands avantages des villes, c'est qu'elles soutiennent les fous. Vous marchez sur la Cinquième Avenue, vous voyez des fous. Il y a toujours des fous. Eh bien, c'est bien. Les villes tolèrent une extraordinaire diversité. ...
C'est tout le contraire des entreprises. Les gars de Google dans le garage arrière pour ainsi dire avec des idées de moteur de recherche, promouvaient sans doute toutes sortes d'idées folles et peut-être même avaient des gens fous autour d'eux.
Eh bien, Google est un peu une exception, parce qu'il tolère encore une partie de cela. Mais la plupart des entreprises commencent probablement avec un peu de ce buzz. Mais les données indiquent qu'entre 50 et 100 employés, ce buzz commence à s'arrêter. Une entreprise qui était plus multidimensionnelle, plus évoluée, devient unidimensionnelle. Elle se ferme.
En effet, si vous allez chez General Motors, American Airlines ou Goldman Sachs, vous ne voyez pas de fous. Les fous sont renvoyés. Eh bien, parler de fous, c'est aller à l'extrême. Mais les dissidents sont souvent renvoyés.
La promiscuité permet la rencontre d’idées folles et de là provient l’innovation qui soutient les structures. Geoffroy West conclut:
Il n'est pas surprenant d'apprendre que lorsque les entreprises manufacturières ont des difficultés, elles diminuent la recherche et le développement, et dans certains cas, elles s'en débarrassent même, en pensant que c'est "oh, on peut récupérer ça en deux ans, on sera de nouveau sur la bonne voie".
Eh bien, ce genre de réflexion les tue. Cela fait partie du meurtre, et cela fait partie du passage du superlinéaire au sublinéaire, c'est-à-dire que les entreprises se laissent dominer par la bureaucratie et l'administration sur la créativité et l'innovation, et malheureusement, c'est nécessaire. On ne peut pas diriger une entreprise sans administration. Quelqu'un doit s'occuper des impôts et des factures, du nettoyage des sols, de l'entretien du bâtiment et de tout le reste. Vous en avez besoin. Et la question est : "pouvez-vous le faire sans que cela ne domine l’entreprise ?" Les données suggèrent que vous ne pouvez pas.
Les sociétés commerciales éliminent les avantages qu’elles pourraient tirer de la promiscuité de leurs salariés par la bureaucratie. La réunionnite structurée tue l’innovation, et on finit par ne plus savoir pourquoi il est important d’être dans les mêmes locaux !
C’est tout le problème avec les propos de James Gorman. Il constate qu’on peut fonctionner sans immobilier, alors le télétravail lui semble la voie rationnelle. Il faut noter que James Gorman ne s’attarde pas sur les avantages pour les salariés mais simplement sur l’économie d’immobilier. Il ne considère pas non plus les effets potentiels à plus long terme: l’absence de promiscuité ne sera-t-elle pas un frein à l’innovation, encore d’avantage que la réunionnite ? Car avec le Covid, la plupart des sociétés ont pu constater qu’elles pouvaient fonctionner mais pas forcément innover. L’innovateur solitaire est un mythe.
Un deuxième angle d’analyse est celui d’Alain Bertaud, célèbre urbaniste et professeur à l’Université de New York. Pour lui, une ville est avant tout un vaste marché du travail et un vecteur de croissance car un maximum d’options s’offrent à ses habitants pour leur carrière et aux entreprises pour embaucher:
Le marché du travail, le fonctionnement du marché du travail, signifie pouvoir changer d'emploi comme on le souhaite, et ne pas être autant limité par le transport ou l'accessibilité financière. Du point de vue de l'employeur, c'est la même chose. Vous vous installez dans une grande ville comme New York ou Londres, et si vous vous y installez, tout y sera plus cher. Mais, vous vous installez dans cette grande ville pour sélectionner les bons employés. Et il se peut qu'à un moment donné, vous deviez changer de personnel, aussi, pour refléter, encore une fois, la contrainte du monde. Vous devriez donc pouvoir sélectionner des personnes qui ne vivent pas seulement à moins d'un kilomètre de votre entreprise, mais parmi les 20 millions de personnes qui vivent dans la ville de New York. C'est ainsi que fonctionne le marché du travail… Parfois, mon idée du marché du travail est parodiée, limitée à une problématique simple à résoudre: la correspondance entre le logement et l'emploi: Ce serait vraiment minimiser le rôle des transports. Je rappelle toujours aux gens que dans la plupart des prisons maintenant, les gens ont un travail. Ils n'ont pas de moyens de transport. Et, mais il ne faut pas s'attendre à ce que les gens qui travaillent en prison soient très productifs ou très inventifs. Parce que ce n'est pas un marché du travail. Etre employé en soi n'est pas un marché du travail. C'était la même chose en Russie, ou en Chine, avant la réforme. L'entreprise logeait ses salariés à proximité...les gens n'avaient pas besoin de trop faire la navette pour aller à leur travail. Mais, ce n'était pas un marché du travail dans le sens où les gens étaient employés dans la même usine ou la même entreprise toute leur vie, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils soient compétents ou non pour le faire. Ce n'était donc pas un marché du travail. Et c'est pourquoi les Chinois ont fait leur réforme : C'était précisément pour cette raison, la très, très faible productivité de la main-d'œuvre. Et c'est la même chose pour la Russie. Vous savez, la Russie, c'est une main-d'œuvre très éduquée. Et avec une productivité terriblement faible. Et c'était, à mon avis, à cause de ce manque de marché du travail. La plupart des gens étaient simplement mal employés.
Si les villes favorisent la flexibilité et la motivation, donc la productivité, peut on en dire autant des entreprises où les promotions sont généralement ossifiées ? Innovation et optionnalité résultent de la promiscuité mais la promiscuité n’engendre pas forcément innovation et optionnalité. Les entreprises doivent chercher leur inspiration dans l’organisation des villes pour contrecarrer l’inévitable entropie qui les dévore.
Un changement de rapport au travail
Comme l’explique Alain Bertaud, le marché du travail est contraint par le temps de déplacement entre la maison et le bureau. Le salarié doit faire un compromis entre l’intérêt du job, la taille du logement et le temps de trajet, en fonction de son budget. L’organisation des villes ressort de ce compromis. Avec le télétravail, le compromis change de nature: il faut arbitrer entre la taille de la maison, la qualité du travail fourni et l’entente familiale, en fonction de son budget. Le verrou de l’optionnalité saute, on peut prendre un job n’importe où, ce qui est un réel plus pour le marché du travail, et donc pour la productivité des entreprises, sans s’agglutiner dans des villes. En théorie…les entreprises ne savent pas ce qu’elles perdent avec le télétravail. Une règle de base de la stratégie est de diviser pour mieux régner. Dans les démocraties, le servage n’étant pas à l’ordre du jour, les entreprises ont réussi à séparer vie professionnelle et vie familiale en les cloisonnant dans un immobilier différent. La première généralement, occupant une bonne partie de la journée, prenait le pas sur la deuxième, affaiblissait la personne et la rendait dépendant de l’entreprise. Pour la vie professionnelle, on était capable de concevoir une stratégie à long terme, car on passait le clair de son temps dans l’entreprise, mais pour soi, on subissait et vivait au gré des circonstances. Le télétravail donne une occasion de réunifier sa personnalité et ainsi de renforcer son pouvoir de négociation par rapport à l’entreprise. Clayton Christensen dans son excellent livre How will you measure your life nous apprend, avant même le télétravail, à penser de manière unifiée. Écoutons le, c’était en 2010 à Harvard:
Mon cours à HBS est structuré pour aider mes étudiants à comprendre ce qu'est une bonne théorie du management et comment elle est construite. À cette épine dorsale, j'attache différents modèles ou théories qui aident les étudiants à réfléchir aux différentes dimensions du travail d'un directeur général pour stimuler l'innovation et la croissance. Dans chaque session, nous examinons une entreprise à travers le prisme de ces théories - en les utilisant pour expliquer comment l'entreprise s'est mise dans sa situation et pour examiner quelles actions de gestion donneront les résultats nécessaires.
Le dernier jour de cours, je demande à mes étudiants de tourner ces lentilles théoriques sur leur vie personnelle, afin de trouver des réponses convaincantes à trois questions : Premièrement, comment puis-je être sûr que je serai heureux dans ma carrière ? Deuxièmement, comment puis-je être sûr que mes relations avec mon conjoint et ma famille deviennent une source durable de bonheur ? Troisièmement, comment puis-je être sûr de ne pas aller en prison ? Bien que la dernière question semble légère, elle ne l'est pas. Deux des 32 personnes de ma classe de boursiers de Rhodes ont passé du temps en prison. Jeff Skilling, de la célèbre société Enron, était un de mes camarades de classe à HBS. C'était des gens bien, mais quelque chose dans leur vie les a envoyés dans la mauvaise direction.
Clayton Christensen pose la question: dans la vie professionnelle, on a un objectif. Est-ce le cas dans la vie familiale ? Quelle est la stratégie ?
Au fil des ans, j'ai vu se dérouler le destin de mes camarades de classe du HBS de 1979 ; j'ai vu de plus en plus d'entre eux venir aux réunions malheureux, divorcés et séparés de leurs enfants. Je peux vous garantir que pas un seul d'entre eux n'est sorti avec la stratégie délibérée de divorcer et d'élever des enfants qui s'éloigneraient d'eux. Et pourtant, un nombre choquant d'entre eux ont mis en œuvre cette stratégie. La raison ? Ils n'ont pas gardé le but de leur vie au premier plan, car ils ont décidé de la manière dont ils allaient utiliser leur temps, leurs talents et leur énergie.
Le problème est que dans le monde des affaires, la gratification semble immédiate et corrélée à l’action entreprise alors que dans la vie familiale, il faut attendre plus de 20 ans pour voir le résultat (éducation d’un enfant). J’ai bien dit « semble immédiate » car la plupart des désastres financiers viennent d’une stratégie court termiste ou l’entreprise cherche la satisfaction rapide:
Si vous étudiez les causes profondes des catastrophes commerciales, vous constaterez à maintes reprises cette prédisposition pour les entreprises d’avoir une satisfaction immédiate. Si vous examinez votre vie personnelle sous cet angle, vous constaterez le même schéma étonnant et qui donne à réfléchir : les gens consacrent de moins en moins de ressources aux choses dont ils auraient dit au départ qu'elles comptaient le plus.
La vie professionnelle et personnelle se ressemblent dans la mesure où il faut dans les deux cas, si l’on veut réussir, allouer des ressources rares pour tenir un objectif à long terme. Le télétravail, en décloisonnant les deux nous pousse à avoir une stratégie unifiée de réussite, à nous poser la question du temps alloué. Passant plus de temps chez soi, les conséquences d’un temps alloué trop exclusivement à l’entreprise peut vite devenir une catastrophe familiale. Avec le télétravail, la distanciation va opérer un rééquilibrage de la vie familiale et de la vie professionnelle. Les entreprises vont devoir repenser leurs relations avec les salariés, les courtiser d’avantage et laisser tomber l’idée de faire des économies avec l’immobilier. Il leur faudra payer plus d’une manière ou d’une autre.
L’immobilier, c’est le pouvoir !
Les entreprises comme Morgan Stanley semblent très satisfaites de découvrir que le télétravail fonctionne. L’expérience des villes devrait faire réfléchir: la proximité physique est importante car elle permet la sérendipité, facteur d’innovation et de contact commercial, les deux moteurs de la vie des affaires. Avec le télétravail, on est dans la maintenance, pas la création de richesse. Écoutons Reed Hastings dans son commentaire sur les résultats de Netflix au 1er trimestre 2020:
Dans l'ensemble, tout s'est bien passé. Nos équipes produits, par exemple, ont été relativement peu touchées. Par mesure de précaution, nous avons temporairement réduit le nombre d'innovations de produits que nous expérimentons, tout en continuant à lancer des fonctionnalités dont nous savons qu'elles apporteront une valeur ajoutée significative à nos membres, comme l'amélioration du contrôle parental.
Au risque de paraître contrariant, j’affirme que l’immobilier d’entreprise est plus nécessaire que jamais. Un geste vers les salariés devra être effectué pour plus de souplesse et un meilleur équilibre de vie. Mais si le balancier va trop loin vers le télétravail, une véritable source d’avantage concurrentiel sera la maîtrise de son immobilier, l’objectif étant de maximiser les points de rencontre. Cela signifie que les entreprises devront rester en ville, là où la densité est la plus forte, pour créer de la richesse. Les villes ont encore de beaux jours devant elles. Cependant, si la priorité devient la recherche de sérendipité, l’architecture de l’immobilier d’entreprise est à revoir: il n’est plus besoin d’un grand siège où on réunit tout le monde. Il faut séparer les fonctions administratives qui se prêtent plus volontiers au télétravail, et les fonctions développement et commercial qui se nourrissent de la sérendipité et doivent être logées dans des unités plus petites et plus proches des gens. L’objectif devient de maximiser l’effet réseau (pensez Covid: comment maximiser les risques de transmission), il faut donc être partout plutôt que concentré sur un grand building réunissant tout le monde.
Avec le télétravail se joue un bras de fer entre les individus et les entreprises; derrière la scène, un plus grand combat encore entre les entreprises et les BigTech. Ces dernières siphonnent à la fois le commercial (publicité digitale) et la recherche, c’est à dire les deux principales sources de création de valeur. C’est pourquoi les BigTech prennent une part si importante dans les indices boursiers. Pour lutter et se rapproprier ces deux fonctions vitales, les entreprises doivent avoir une stratégie immobilière offensive pour maximiser la sérendipité. Aussi, attention à la séduction du télétravail ! C’est le meilleur moyen pour les entreprises de perdre leur pouvoir…
Bonne fin de semaine à tous,
Hervé