Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
On assiste depuis quelques mois à une valse de patrons emblématiques qui ont fondé ou tout au moins profondément marqué leur entreprise. Y a-t-il un lien entre ces départs ?
-Walt Disney, le 16 février 2020:
Robert Iger s'est retiré de son poste de directeur général de Walt Disney Co, mais il conservera un pouvoir important sur la société qu'il a transformée en conglomérat de divertissement le plus important et le plus puissant d'Hollywood au cours de son mandat de plus de 14 ans. Mardi, Disney a nommé Bob Chapek, responsable des parcs et des centres de villégiature de la société, au poste de PDG, avec effet immédiat. Toutefois, M. Iger restera président exécutif et supervisera les activités créatives de la société jusqu'à la fin de l'année prochaine, date d'expiration de son contrat. M. Chapek rendra compte conjointement à M. Iger, 69 ans, et au conseil d'administration de la société, selon une version modifiée de son contrat publiée mardi par la société. "La société est devenue plus grande et plus complexe", a déclaré M. Iger lors d'une conférence téléphonique avec les analystes. "Je devrais passer autant de temps que possible sur le côté créatif de nos activités".
-Amazon, le 2 février 2021:
Jeff Bezos a déclaré mardi qu'il allait quitter son poste de directeur général d'Amazon, quittant ainsi la barre de l'entreprise qu'il a fondée il y a 27 ans.
Bezos assurera la transition vers le rôle de président exécutif au troisième trimestre de cette année, qui commence le 1er juillet, a déclaré la société. Andy Jassy, le directeur général d'Amazon Web Services, prendra le relais en tant que PDG d'Amazon.
Dans un mémo aux employés, M. Bezos a déclaré que la transition lui donnera "le temps et l'énergie dont j'ai besoin pour me concentrer sur le Day 1 Fund, le Bezos Earth Fund, Blue Origin, le Washington Post et mes autres passions."
-Pinduodo, le 26 mars 2021:
Pinduoduo a annoncé que son fondateur, Colin Huang, s'est retiré du conseil d'administration à compter d'aujourd'hui afin de poursuivre ses recherches dans le domaine de l'alimentation et des sciences de la vie, disciplines dans lesquelles des percées pourraient déterminer l'avenir de la plus grande plateforme agricole de Chine.
Chen Lei a succédé à M. Huang en tant que président du conseil d'administration et continuera également à occuper le poste de directeur général…Dans une lettre aux actionnaires publiée aujourd'hui, M. Huang a déclaré qu'il était temps d'explorer les futurs moteurs de croissance si la société voulait garantir la même qualité et le même rythme de croissance dans 10 ans.
Il a noté que si Pinduoduo a permis d'augmenter les revenus des agriculteurs et de faire des économies pour les consommateurs en améliorant l'efficacité de la chaîne d'approvisionnement et en faisant correspondre plus efficacement l'offre et la demande, ces contributions à l'agriculture se situent principalement dans la distribution en aval et l'amélioration de l'efficacité de la chaîne d'approvisionnement en milieu de chaîne.
"Toutefois, l'amélioration de l'efficacité de la distribution et de la vente n'ajoute toujours pas fondamentalement de la valeur aux produits agricoles, ni n'améliore intrinsèquement notre santé de manière significative", a-t-il écrit. "Que pouvons-nous faire si nous faisions un pas de plus et allions au-delà de l'amélioration de l'efficacité ?".
"En tant que fondateur de cette entreprise, je suis probablement la personne la plus apte à assumer cette tâche en sortant de l'entreprise et de la zone de confort pour me lancer dans un voyage d'exploration. Ce serait d'autant mieux si ce voyage est également aligné sur mes intérêts personnels."
-Stitch Fix, le 13 avril 2021:
La fondatrice de Stitch Fix, Katrina Lake, quitte son poste de directrice générale de l'entreprise.
La PDG, qui a fondé le service de stylisme en ligne il y a dix ans alors qu'elle était étudiante à la Harvard Business School, a annoncé son départ dans une lettre adressée aux employés. Elle assumera le rôle de présidente exécutive du conseil d'administration à compter du 1er août.
"Le secteur de la vente au détail de vêtements est en train de se réinventer, et Stitch Fix est extrêmement bien positionné pour y faire face", a écrit Mme Lake. "Ce moment de transformation de notre entreprise et de notre secteur fait que c'est le bon moment pour réfléchir à la prochaine génération de dirigeants de notre entreprise." "Nous nous engageons dans un nouveau chapitre : un avenir plus vaste que celui des Fix, qui exploite au maximum la capacité de personnalisation que nous avons créée", a écrit M. Lake dans un courriel adressé aux employés cette semaine.
-Bytedance, le 20 mai 2021:
Le PDG de ByteDance a annoncé qu'il se retirait de son rôle à la tête de l'entreprise dont le succès avec TikTok l'a conduite à devenir la startup la plus précieuse au monde. Zhang Yiming, qui a cofondé ByteDance en 2012, occupera un autre poste au sein de l'entreprise, et son collègue cofondateur Liang Rubo deviendra le nouveau PDG. Liang est actuellement responsable des ressources humaines chez ByteDance.
Dans une longue lettre interne que ByteDance a rendue publique par la suite, Zhang a ruminé sur sa position et sur la façon dont il pense qu'il serait plus efficace dans un autre rôle. Zhang déclare : "Je crains de trop m'appuyer sur les idées que j'avais avant de créer l'entreprise, et de ne pas m'être remis en question en actualisant ces concepts."
"Je pense que quelqu'un d'autre peut mieux conduire le progrès dans des domaines comme l'amélioration de la gestion quotidienne. Je suis plus intéressé par l'analyse des principes d'organisation et de marché, et par l'exploitation de ces théories pour réduire davantage le travail de gestion, plutôt que de gérer réellement des personnes. De même, je ne suis pas très sociable, je préfère les activités solitaires comme être en ligne, lire, écouter de la musique et rêvasser sur ce qui pourrait être possible."
Il y a plusieurs points communs entre ces situations:
Les entreprises concernées sont très avancées en matière d’IA
Hormis Bob Iger, ils ne sont pas en fin de carrière (Jeff Bezos a 57 ans, Colin Huang 41 ans, Katrina Lake 38 ans et Zhang Yiming 38 ans également).
Les patrons abandonnent leur poste mais pas l’entreprise. Ils prennent un grand recul cependant par rapport à leur fonctionnement quotidien.
Ils assurent le rôle de « Chief Creativity Officer ».
Cette valse à mille temps est-elle une coïncidence ou un signe plus profond de la réalité des entreprises aujourd’hui et de leur nécessaire transformation ? Je milite pour la deuxième explication.
L’exemple de Disney
Il est de notoriété publique que Disney a accusé un temps de retard par rapport à Netflix. Non seulement, il n’a pas vu comment ce dernier pouvait être une menace, mais en plus il l’a aidé en lui licenciant ses programmes à partir de 2012 (accord renouvelé en 2016, enfin suspendu en 2019). Grâce à lui et quelques autres studios, Netflix a pu entraîner ses algorithmes d’intelligence artificielle et servir ses clients toujours plus nombreux avec des films correspondant à leurs goûts: une véritable roue de la fortune nourrie par l’IA:
Netflix est une illustration du pouvoir de l’intelligence artificielle, tel qu’examiné dans mon dernier article: un objectif simple (maximiser l’engagement sur la fiction), des signaux clairs sur des multitudes de données accroissent de manière exponentielle la précision des prédictions et donnent un coup d’avance à l’algorithme. Les sociétés de média traditionnelles étaient beaucoup plus diversifiées dans leur offre mais cela ne les a pas protégées contre la supériorité de Netflix, qui a maintenant 200 millions de clients et $20 milliards de capacité de production annuelle. Elles sont toutes désormais en mode panique, fusionnent les unes après les autres et placent en figure de proue leurs applications de streaming, se mettant à copier Netflix.
Pourquoi alors cette admiration pour Bob Iger, le PDG de Disney, le responsable qui a armé Netflix ? Tout simplement parce qu’il a adopté un cadre d’analyse orthogonal à celui de Netflix et mis en œuvre une stratégie difficilement attaquable par l’intelligence artificielle, telle que conçue par Netflix. Alors que Netflix visait l’engagement, Disney a cherché l’attachement. Disney semblait être une société en fin de course quand Bob Iger en a définitivement pris les rennes en 2005. Ses films ne créaient plus l’enthousiasme, ses personnages étaient devenus fades, la monétisation primait sur la créativité. Qui se souvient de Pocahontas (1995), Le bossu de Notre Dame (1996), Hercules (1997), Les 102 Dalmatiens (2000), etc. Seul Pixar sortait du lot, mais ce n’était qu’une participation…Bob Iger, dès son arrivée, s’est focalisé sur la force historique de Disney qui était:
de savoir raconter des histoires,
de susciter des fans attachés aux histoires et principaux caractères de ces histoires,
d’entretenir la flamme et de monétiser. La monétisation ne vient qu’en dernier.
Pour raviver la flamme, il a lancé Disney dans un programme d’acquisition: Pixar en 2006, Marvel en 2009, Lucasfilm en 2012. L’idée maitresse est que l’amour est éternel, qu’il n’a pas de prix. Donc si l’on tient un filon, il ne faut pas le lâcher, creuser l’histoire sous toutes ses coutures, faire aimer les héros et créer la rareté, l’inverse de la stratégie Netflix qui joue sur l’abondance. C’est ainsi que Bob Iger s’est saisi du succès de Pirates des Caraïbes pour faire six films (bientôt 7) et des séquelles. Les héros de Disney sont maintenant Woody, Buzz l’Eclair, Yoda, Anakin, Captain America, Loki, etc. Ce sont des influenceurs-Tony Spark (Iron Man) ressemble étrangement à Elon Musk…- des héros qui correspondent à l’époque moderne. Le streaming est impuissant à créer cet attachement, il est trop individualiste et consumériste, il faut créer la communauté. Un film vu à plusieurs est pour cela plus intéressant qu’un film consommé en solitaire (Disney insiste beaucoup sur la famille), un parc d’attraction où l’on vient en groupe rencontrer ses héros, voire les embrasser, est encore meilleur. Disney n’est pas prêt de lâcher les salles obscures, il fait (hors Covid) 40 % des recettes du box office ! Quand Bob Iger a lâché la direction opérationnelle de Disney pour endosser le rôle de président exécutif, il a choisi pour successeur, l’ancien responsable de la division Parcs d’attraction, plaçant ainsi le favori responsable de la division streaming au second plan. Bob Chapek est ainsi devenu CEO tandis que Kevin Mayer a quitté Disney pour …Bytedance, le roi de l’intelligence artificielle. Pour Bob Iger, il était clair que Disney n’avait pas d’avantage à se battre sur le terrain de Netflix, même s’il pouvait développer un service voisin pour le ralentir (Disney +). L’intelligence artificielle de Disney serait probablement toujours insuffisante à contrer celle de Netflix pour créer de l’engagement (temps passé sur la plate-forme), mais qu’importe ! En changeant de perspective, de règle du jeu, il était tout à fait possible de gagner. C’est un enseignement intéressant pour la façon dont les entreprises peuvent se positionner face à la menace de l’IA: changer la perspective.
Changer la perspective
Le contre-positionnement de Disney n’est pas forcément définitivement gagnant. Qui sait si dans le futur une intelligence artificielle différemment positionnée ne permettra pas de maximiser l’attachement au lieu de l’engagement ? On peut penser aux jeux vidéos multi-joueurs qui peuvent mettre valeur des franchises et créer de l’attachement. Même si les histoires racontées, le contexte des jeux est moins creusé qu’une histoire d’Hollywood, l’interactivité entre fans y est bien supérieure et permet de creuser l’attachement. D’où le succès de Mario Bros, Zelda ou autres personnages. L’intelligence artificielle pourrait se saisir de cette interactivité pour creuser son avantage et calibrer ce qui fédère. Les parcs d’attraction pourraient alors être mis au rencard, remplacés par un métavers beaucoup plus interactif et séduisant pour les jeunes. Ce serait de nouveau la victoire de l’intelligence artificielle. Bob Iger a changé de fonction, d’une part car il se cherchait un successeur depuis un moment mais aussi parce qu’il est devenu une nécessité d’être 100 % créatif pour gagner le jeu de l’intelligence artificielle, de faire ce qu’elle ne sait pas faire: reconsidérer le cadre d’analyse d’une situation, changer les bornes et la perspective. L’IA ne répondra pas à la question de la supériorité de l’attachement sur l’engagement, mais une fois qu’on lui aura donné un cadre, elle pourra être redoutable. Pour Disney, la question est maintenant d’éviter la disruption du parc d’attraction: la menace est Roblox ou Fortnite. Mais Reed Hasting, le patron de Netflix semble avoir vu la faille de Disney, cherchant maintenant une diversification dans les jeux vidéo. Reed Hasting est-il le prochain candidat au départ ?
Ce genre de situation va devenir de plus en plus fréquent avec l’intelligence artificielle. L’exécution sera de plus en plus robotisée et menaçante pour ceux qui ne la maitrisent pas ou ne la voient pas venir. Netflix est un robot hyper efficace à visionner des films, TikTok des vidéos courtes, Spotify un robot à diffuser de la musique, Amazon à livrer des colis, etc. Pour contrer ces robots, il faut pouvoir changer de cadre d’analyse, penser en dehors de la boite, car eux ne le peuvent pas. Plus l’exécution sera dominée par l’IA, plus la stratégie devra être créative, jusqu’au point où la division des fonctions sera une nécessité, le rôle suprême sera « Chief Creative Officer ». C’est ce mouvement auquel on commence à assister avec les départs surprise de bon nombre de fondateurs.
Le talon d’Achille de l’IA
L’IA est, on l’a vu dans l’article précédent, un concentré d’expérience, 1 000 ans ramassé dans un programme. L’expérience a pour caractéristique de ne pas chercher la causalité mais de voir les corrélations. Un homme expérimenté quand il reconnaît une situation sait ce qu’il faut faire car la situation lui en rappelle d’autres. Il n’a pas à rechercher la cause. Mais à la différence de l’IA, l’homme n’est pas qu’expérience, ce qui fait sa force est précisément de pouvoir abstraire et donner un sens à une situation, d’y appliquer un cadre, un modèle mental, de chercher la cause. Et si le modèle ne convient plus, il en cherche un autre plus adapté. C’est ainsi que la loi de la gravité de Newton a été remplacée par une autre théorie plus précise, la loi de la relativité générale qui englobe la première. Le propre de l’homme est de construire des théories et de sans cesse les remettre en question, car la quête de la cause n’est jamais finie. L’IA au contraire s’inscrit dans une théorie construite par l’homme, elle est inefficace à imaginer une réalité qui n’est pas encore.
Supposons par exemple que les marchés financiers aient théorisé que les cours de bourse devaient suivre les bénéfices des entreprises. Cette théorie va devenir auto-réalisatrice, les opérateurs arbitrant les valeurs en fonction des bénéfices. Une IA va repérer la corrélation et l’intégrer pour ses prédictions de cours. Mais voilà qu’un petit malin repère qu’on peut tout fait créer de la valeur avec des pertes comptables, si les cash-flows restent positifs. Cette valeur n’est pas reflétée dans les cours. Le petit malin a changé de cadre d’analyse, convaincu que les cash-flows sont plus importants que les bénéfices comptables pour la prévision des cours futurs. Dans un premier temps, les marchés et l’IA vont ignorer cette explication, ce qui va permettre au petit malin d’accumuler pour pas cher des sociétés à fort cash-flow. Dans un deuxième temps, les marchés, vont réaliser que le petit malin a fait fortune sans payer d’impôt et que les cash-flows sont un paramètre explicatif des cours de bourse. Ils vont faire monter les sociétés générant du cash flow, même à bénéfice faible ou négatif et l’IA va l’interprèter comme un signal (mais un peu tard). Le petit malin en question s’appelle John Malone et il a fait ainsi fortune avec les sociétés de câble. Il s’appelle aussi Jeff Bezos et à sa suite Marc Benioff de Salesforce et de multiples fondateurs de sociétés SAAS.
Les limites des sociétés centrées IA
Les sociétés centrées IA sont très fortes et disruptives, tant qu’on reste dans le cadre. Pour maximiser l’engagement sur des vidéos courtes, TikTok est le meilleur, sur des vidéos longues, c’est Netflix. Si on adopte la théorie que la maximisation de l’engagement, du temps passé est l’objectif à atteindre pour un média, il y a peu d’espoir pour les autres acteurs sauf si:
ils élaborent une autre théorie plus efficace à comprendre le succès des médias. Par exemple Mark Zuckerberg pense que les interactions entre personnes sont plus importantes que l’engagement; Bob Iger pense lui que l’attachement prime sur l’engagement.
ils détruisent le cadre tout en gardant les prémices de la théorie. Si les lunettes connectées deviennent le principal vecteur pour l’engagement (au lieu du smartphone), TikTok doit revoir son modèle.
C’est pour cette raison que plus l’intelligence artificielle va imprégner la réalité des entreprise et dominer l’exécution, plus le management devra être imaginatif, créer de nouvelles théories et les mettre en pratique, imaginer une réalité qui n’existe pas encore et qui répond encore mieux aux aspirations des clients. Le plus gros risque maintenant est d’avoir le nez dans le guidon. La séparation des rôles vise à éviter le piège.
C’est pourquoi je trouve les décisions prises par les fondateurs de Pinduodo et Tiktok, sociétés chinoises très avancées en IA, audacieuses. Pour pouvoir imaginer une réalité alternative, un nouveau cadre, il faut être détaché des contingences immédiates et de la roue de la fortune qu’ils ont si bien su élaborer. Il faut pouvoir adopter d’autres modèles mentaux (voir Charlie Munger sur le sujet). Zhang Yiming (Bytedance) le résume très bien en exprimant qu’il est bon de pouvoir rêvasser sur ce qui pourrait être possible. De même Colin Huang (Pinduodo) quand il affirme vouloir sortir de la zone de confort pour se lancer dans un voyage d'exploration.
Pour ceux intéressés par le sujet, je conseille l’excellent livre Framers de Kenneth Cukier, le discours d’introduction de Bob Iger a l’université d’Austin ainsi que la lettre d’adieu de Zhang Yiming, une perle.
Bonne fin de semaine,
Hervé