Voiture électrique, trublion du metavers
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Alors que, pendant l’été, les grands patrons comme Satya Nadella, MarkZuckerberg, Jensen Huang se sont succédés pour annoncer l’avènement du métavers…
CNBC, le 1er septembre 2021:
GUANGZHOU, Chine - Le géant chinois des smartphones Xiaomi a officiellement enregistré son activité de véhicules électriques et a déclaré que la division est entrée dans une "phase de développement substantielle", a déclaré la société.
Le nom de la filiale est Xiaomi EV Inc et elle a été créée avec un capital social précédemment annoncé de 10 milliards de yuans (1,55 milliard de dollars).
En mars, la société basée à Pékin a annoncé son intention de lancer une activité de voitures électriques et d'investir 10 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie.
Xiaomi EV compte désormais 300 employés, a indiqué la société, et l'entreprise est dirigée par le fondateur et PDG du groupe, Lei Jun.
La voiture électrique intéresse beaucoup également: producteurs de batteries (BYD, CATL), fabricants de smartphones (Xiaomi, Apple), start up (Tesla, Nio, Lucid), géants de l’internet (Google, Amazon), constructeurs automobiles traditionnels (GM, Ford, etc.). Pour susciter un tel engouement et des investissements aussi massifs, il faut un enjeu bien supérieur à celui de se déplacer d’un point A à un point B, fonction correctement assurée par les véhicules à essence. En fait, les constructeurs traditionnels sont débordés par la frénésie d’innovations provenant de la Silicon Valley ou de Chine. Car la voiture électrique représente une alternative puissante à la direction actuelle prise par l’internet, alternative que la Silicon Valley et la Chine prennent de plus en plus au sérieux.
La direction de l’internet: une histoire de pouvoir
Dans les premiers temps (années 2000), l’internet a libéré l’information qui était jusqu’alors largement l’apanage des gouvernements et de ses affiliés (médias). voir mon article Le cinquième pouvoir:
Les institutions, dont les états, les entreprises, etc. ont été créées et légitimées pour gérer la rareté; elles concentrent l’information qui leur permet de réaliser ce dessein et de légitimer leur pouvoir. Les institutions sont dispensateurs du savoir, de la vérité et adoubent leurs experts. Leur pouvoir est assis sur une histoire invérifiable, considérée comme LA vérité. En distribuant l’information de manière parcimonieuse, elles gardent une longueur d’avance et cachent leurs turpitudes. L’invention de l’imprimerie, puis de la radio et de la TV ont facilité la concentration du pouvoir: les ressources nécessaires pour publier constituaient un coût fixe important que peu pouvaient se permettre, hormis les institutions (publiques ou privées) d’où provenaient la richesse. Le pouvoir des institutions reposait sur la retention d’information, assurant une légitimité.
Brusquement, tout le monde a eu droit à la parole et pu reprendre le pouvoir sur les élites:
Il y a maintenant possibilité pour tout le monde d’exercer sa soif de reconnaissance en donnant une part de soi-même sous forme de contenu exclusif, toute la terre est susceptible de recevoir et de répondre au message. Enfin le partage de contenu suscite une reconnaissance de soi immédiate, sans friction: le nombre de like et de share ainsi que la qualité des personnes qui aiment et partagent. Il devient donc beaucoup plus facile pour chacun d’obtenir une reconnaissance sociale en partageant quelque chose d’unique, une petite pièce de contenu soit propriétaire, soit découverte avant les autres (retweet/like/share). Je poste et je reçois une réponse, donc j’existe.
Ce pouvoir était au départ exprimé par le blog, outil parfaitement adapté à l’ère du PC et de l’internet lent. Le principal impact a été la destruction de la presse. Puis Facebook et Twitter ont pris le relai avec des messages plus courts adaptés à l’usage du smartphone. Bien que créés pendant l’ère du PC, les deux réseaux sociaux n’ont décollé et définitivement éclipsé le blog que dans les années 2010, exploitant un nouveau pouvoir octroyé par le smartphone: l’abolition des distances. Tout un coup, on pouvait se trouver sur le lieu d’un événement, au coeur de celui-ci, où que l’on soit, grâce à Twitter ou Facebook. On pouvait acheter n’importe quel produit, où qu’il se trouve de n’importe où. Ce pouvoir a donné un énorme coup de fouet à l’industrie technologique, entraînant le marché du cloud, backup du smartphone: l’hyper-croissance a succédé à la stagnation marquant l’ère du PC, les valeurs technologiques ont emporté la cote vers des sommets. Bill Gates rêvait d’un ordinateur sur chaque bureau, Steve Jobs et Larry Page ont mis un smartphone dans toutes les poches. Le schéma ci-après permet de visualiser comment il est devenu plus facile soudainement pour une entreprise d’atteindre toute la terre:
Avec le smartphone, une entreprise peut atteindre une masse considérable de gens, sans mobiliser de points de présence physiques. La proposition commerciale est dans le smartphone, donc déjà dans la poche de tous les clients potentiels. La question devient celle de l’attention. Les conséquences sont majeures sur le développement des entreprises:
auparavant, la distance était la limite: il fallait se rendre proche du prospect, le coût était proportionnel à la distance à parcourir, donnant un avantage de départ au local. Les grandes entreprises devaient compenser ce handicap par un effet d’échelle supérieur, leur permettant d’amortir le coût de l’éloignement. Il y avait cependant une sorte d’équilibre entre les petits et les gros: chacun avait sa chance. Les multinationales ont alors voulu s’imposer aussi sur le local. Coca Cola qui connaissait depuis longtemps l’avantage du local en a fait un slogan en 2000: “Thing global act local”. Harvard Business Review, aout 2003:
En mars 2000, le PDG de Coca-Cola, Douglas Daft, a annoncé la nouvelle stratégie marketing de l'entreprise "penser global, agir local". Après avoir adhéré à la vision de Levitt pendant des décennies, les cadres des entreprises mondiales américaines ont commencé à se rendre compte qu'ils avaient poussé trop loin leurs stratégies de marque mondiale. Avec leur prise de décision centralisée et leurs programmes de marketing standardisés, ils avaient perdu le contact avec le nouveau marché mondial.
Face à l'effondrement des ventes, les propriétaires de marques mondiales ont commencé à écouter plus attentivement leurs partenaires commerciaux locaux pour savoir comment adapter les attributs des produits et les messages publicitaires aux goûts locaux. Ils ont commencé à déléguer davantage de pouvoirs aux responsables locaux en matière de développement de produits et de marketing. Et ils ont commencé à former et à promouvoir des cadres locaux pour prendre la relève des expatriés.
Pendant ce temps, des multinationales américaines comme Philip Morris et Coca-Cola ont intensifié leurs acquisitions de marques locales, pour les mêmes raisons que les investisseurs diversifient leur portefeuille d'actions. Aujourd'hui, les deux tiers des ventes de Coca-Cola au Japon proviennent de marques de boissons locales, et la société possède désormais plus de 100 marques de boissons locales dans le monde. Dans certains cas, les propriétaires de marques mondiales financent des sociétés totalement distinctes. Unilever India, par exemple, a créé l'organisation indépendante Wheel en tant qu'entreprise à faible coût qui commercialise des marques locales de qualité et à bas prix sur le marché de masse.
Le coût de la distance supprimé, seul compte désormais l’attention, la compétition est mondiale, le local pulvérisé. Sans l’équilibre antérieur, des phénomènes extrêmes se produisent. Quelques sociétés jouent sur l’aspect routinier de l’attention pour la capter en la saturant. Les principaux vecteurs de l’attention sont l’apprentissage, la distraction, les autres, les achats, les passions. Hormis ces dernières qui laissent leurs chances à de petits acteurs mondialisés, les autres vecteurs de l’attention sont la proie de Google, Facebook, Amazon et quelques autres. Le graphique suivant est intéressant car il montre la domination des sociétés qui ont capté le marché de l’attention ou y contribuent par leurs outils (Apple, Microsoft, sociétés cloud). Au temps de la ruée vers l’or, les fabricants de jeans se sont enrichis ( Levi’s):
Le résultat est une économie extrêmement polarisée entre les quelques marchands d’attention tout puissants et le reste des entreprises qui la quémandent. Il s’ensuit un écart de plus en plus important sur la répartition du pouvoir et de la richesse, des taux de croissance à deux ou trois chiffres du côté des affaires oeuvrant à retenir l’attention, une stagnation de l’autre pour les affaires traditionnelles, avec des conséquences géopolitiques importantes.
L’évolution de l’internet ne s’arrête pas là: l’idée est maintenant de s’affranchir complètement des contraintes physiques en virtualisant notre être tout entier et notre environnement, de gagner le pouvoir sur la matière en l’éliminant de l’équation et en la remplaçant par sa copie numérique.
Le métavers
C’est le pouvoir suprême qui nous rend semblable à de purs esprits et qui sort tout droit de l’idéologie libertaire de la Silicon Valley. Facebook est encore à la manœuvre pour faire triompher cette vision de l’internet, très en avance avec ses investissements massifs dans Oculus depuis plusieurs années. Les marchés ne voient pas le lien entre l’obsession de Mark Zuckerberg pour la réalité virtuelle et le modèle publicitaire de Facebook. La question n’est en fait pas celle de la monétisation mais du pouvoir conféré à ses utilisateurs. C’est le fil directeur du modèle Facebook: toujours plus de pouvoir aux utilisateurs, par le biais de l’internet. Facebook lance à l’essai Horizon Workrooms, un service de collaboration en univers virtuel. Une équipe de collaborateurs peut tenir une réunion dans une salle virtuelle, chacun restant chez soi avec un casque Oculus. Ceux qui n’en ont pas suivent la réunion comme s’ils étaient en visioconférence invités d’une réunion en « présentiel ». Chacun est représenté par un avatar. Le sentiment d’immersion est total.
Les briques se mettent progressivement en place pour vivre une partie de plus en plus conséquente de sa vie dans un univers virtuel: la connexion permanente à internet (grâce au smartphone), l’internet des objets qui permet de virtualiser l’environnement, l’accoutumance à échanger dans l’univers virtuel (emojis avatars, NFTs, biens virtuels). Le marché des biens virtuels est de $54 milliards en 2020, 10 fois plus qu’il y a cinq ans ! Le facteur unifiant n’est pas cette fois un hardware (PC, smartphone) mais la qualité du réseau qui permet désormais l’échange de données riches en multi-intervenants avec une très faible latence.
Le Metavers fait disparaître les frontières entre jeux et travail, il donne tout pouvoir…virtuel. Si bien qu’il intéresse autant Facebook (réunions virtuelles) et Microsoft (usines virtuelles) qu’Epic Games et Roblox (jeux). Les effets d’échelle potentiels sont massifs et font saliver la Silicon Valley. Selon Jensen Huang, le fondateur de Nvdia, Le metavers devient premier et va modeler le monde réel:
À l'avenir, le monde numérique ou le monde virtuel sera des milliers de fois plus grand que le monde physique. Il y aura un nouveau New York. Il y aura un nouveau Shanghai. Chaque usine, chaque bâtiment aura un jumeau numérique qui simulera et suivra sa version physique. Toujours. Ce faisant, les ingénieurs et les programmeurs pourront simuler de nouveaux logiciels qui fonctionneront finalement dans la version physique de la voiture, la version physique du robot, la version physique de l'aéroport, la version physique du bâtiment. Tous les logiciels qui fonctionneront dans ces objets physiques seront d'abord simulés dans le jumeau numérique, avant d'être téléchargés dans la version physique. Et par conséquent, le produit s'améliore à un rythme exponentiel.
C’est la vision optimiste, qui considère le métavers comme un jumeau du monde réel, non pas comme un univers autonome. Cette vision du monde “politiquement correcte” arrange bien les géants de l’internet car elle est dans la continuité de ce qu’ils proposent déjà avec leur montagne de serveurs et de câbles. C’est idéal pour eux de faire levier sur leur infrastructure existante et de renforcer ainsi leur avantage concurrentiel. La différence entre l’internet d’aujourd’hui et le métavers est le sentiment de présence qu’il confère à celui qui se plonge dedans: le smartphone abolit les distances physiques, le métavers les distances mentales. C’est encore plus fort pour ceux qui arrivent à dominer ce nouvel univers.
A force de ne plus avoir de distances à parcourir, le risque est de s’atrophier, de perdre le goût de vivre. Le désir, propre à l’homme nécessite la distance. Evoluer dans le même univers finit par être lassant. Une autre version de l’internet, conçue comme un outil au lieu d’un univers peut finalement prévaloir et gagner la part du lion. C’est cette vision que poursuivent les fabricants de voitures électriques.
L’autre version de l’internet
Plus les distances sont abolies virtuellement, plus se manifeste le désir de les parcourir réellement, de découvrir de nouveaux univers. Comment expliquer sinon le regain d’intérêt pour la conquête spatiale. Le voyage dans l’espace est le luxe suprême que peuvent s’offrir des Jeff Bezos ou Richard Branson. Le ticket pour le premier voyage de 11 minutes sur Blue Origin, en compagnie de Jeff Bezos, s’est vendu pour $28 millions ($250 000 par km). C’est dire le prix attribué à la distance: personne ou presque ne serait intéressé par un tel voyage virtuel.
C’est pourquoi on peut se demander si l’internet du métavers ne va pas finalement aboutir à une impasse. Ne faut-il pas revenir à la version de Steve Jobs qui voulait faire du PC un outil ?
“l'ordinateur est l'outil le plus remarquable que nous ayons jamais inventé. C'est l'équivalent d'un vélo pour notre esprit.”
Tout est dit dans cette maxime: l’importance de l’outil au service du déplacement ! Elon Musk est parfaitement dans la lignée de Steve Jobs avec Tesla, il élargit simplement le concept à la personne toute entière, plus seulement à son cerveau. La voiture à essence fait le job (du déplacement) mais elle n’est pas intelligente…et même souvent exaspérante: bruyante, polluante, difficile à comprendre et à manoeuvrer, exigeant sans cesse des retours au garage. En intégrant l’internet à la voiture, la glue étant l’électricité, Elon Musk veut la rendre intelligente et réellement au service du déplacement:
La voiture est silencieuse et non polluante,
Elle obéit au doigt et à l’oeil (0 à 100 km en 3 s),
Les pièces multiples sont remplacées par du logiciel “réparable” à distance
la voiture est équipée d’une puce d’intelligence artificielle comprenant le conducteur, anticipant ses désirs, allant jusqu’à se substituer à lui pour la conduite
Elon Musk va plus loin que Steve Jobs, s’attaquant non plus seulement à l’esprit mais à la matière. La tâche est loin d’être aisée, il faut lourdement investir pour domestiquer la matière et la faire se mouvoir. Des challenges se posent à différents niveaux qui n’ont pas été résolus loin s’en faut par les géants de l’internet:
Comment fabriquer en masse une batterie abordable qui tienne la distance et la durée, sans bruler en chemin ?
Comment transmettre l’énergie de la batterie à un moteur électrique de manière contrôlée, afin de gérer la vitesse ?
quel est le dosage idéal entre logiciel et matériel ?
Comment éviter les bugs du logiciel (pas grave quand il s’agit d’un jeu vidéo mais crucial quand des vies sont en jeu) ?
Comment transmettre l’intelligence à une carrosserie en mouvement ?
Comment éviter que les voitures électriques ne deviennent des bombes humaines à la merci de terroristes ?
Comment gérer les recharges de batteries ?
Toutes les questions qui se posent pour le smartphone, le PC ou le métavers se posent en puissance 10 pour la voiture électrique. Brusquement, la recette du succès n’est plus de constituer la plate-forme la plus large pour retenir l’attention. La voiture électrique rebat les cartes de l’innovation et de la centralisation du pouvoir, le jeu est plus ouvert. Les fabricants de batterie, laissés pour compte du smartphone, entrent dans la cour des grands (Voir mon dernier article), en jouant l’intégration. Le logiciel est à repenser pour être plus sûr: Apple n’a pas forcément d’avantage par rapport à Tesla qui peaufine son logiciel depuis de nombreuses années pour répondre aux problème spécifique du déplacement. Un marché potentiel colossal est celui de la cyber-sécurité. Une intrusion cyber dans un réseau de voitures électriques connectées à internet pourrait avoir l’effet d’un 11 septembre. Le problème va vite devenir exponentiel:
On est loin du blocage d’un site internet pendant 24 heures ou de la demande de rançon pour restituer les fichiers d’une entreprise. Comme pour la batterie ou le logiciel, une nouvelle ère s’ouvre pour la cybersécurité. Les enjeux changent de dimension: la batterie de voiture électrique est une compilation de batteries de smartphones mais a créé de nouveaux acteurs majeurs du fait de l’écart entre les attentes et la réalité. De même, le logiciel de voitures électriques est fait de petites pièces de code développées en open source pour les serveurs, PC et smartphones. L’introduction de code malicieux est facile car la priorité de ces développements était la créativité, pas la sécurité. Il faut maintenant faire face à de nouvelles exigences de sécurité inédites qui peuvent relancer l’internet dans de nouvelles directions, créer des unicorns.
Pourtant l’internet de la voiture électrique et le métavers peuvent se rejoindre: Cybellum, une start up israélienne, veut résoudre les problèmes de cybersécurité des véhicules électriques en leur créant des jumeaux digitaux mimant en temps réel leurs déplacements. Quand le moindre écart se produit entre le véhicule et son avatar, les ordinateurs de Cybellum agissent immédiatement pour envoyer un correctif. Cet exemple vise à montrer que les deux internet peuvent coexister. Mais la balance du pouvoir pourrait s’équilibrer en faveur d’un internet plus moteur…et plus décentralisé. Les pouvoirs publics feront tout pour…
Bonne semaine,
Hervé