Voitures sans chauffeur: la fin du tunnel ?
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
Waymo était valorisé $200 milliards en 2019. Lors de sa dernière levée de fonds le 16 juin, la valorisation est tombée a $30 milliards. Manifestement, les investisseurs préfèrent cette voiture:
à celle-là:
Contrairement à la voiture électrique, la voiture sans chauffeur n’est pas très attirante pour le consommateur final:
Elle est moche avec son LIDAR encombrant perché sur le toit.
elle ne peut vanter ses performances techniques comme la vitesse (0 à 100 km en 2 s) ou le silence du moteur. La sécurité prime sur l’expérience de conduite.
Le rôle du chauffeur n’est pas exaltant: regarder la route avec attention sans rien faire…juste au cas où…
Le flop est assuré. Dans mon article La voiture autonome est-elle un gigantesque flop ? paru en janvier 2020, je fustigeais l’approche maximaliste de Waymo et Cruise (GM) qui privilégiaient la performance absolue (niveau 5) au détriment du feed-back des clients et risquaient fort de produire des véhicules qui ne se vendraient jamais. L’approche de la conduite autonome par Tesla était certes moins ambitieuse mais avait l’aval de clients réels ce qui permettait de progresser et peut être un jour d’atteindre le fameux niveau 5. Le gros problème de l’approche Waymo est le tout ou rien pour un investissement massif. Cependant, le jeu n’en vaut-il pas la chandelle?
L’automobile, offre groupée
La voiture peut être considérée comme une offre groupée proposée à son propriétaire et chauffeur, tout comme un bouquet numérique est proposé à l’abonné du câble. Mais alors que ce dernier groupe différents types de chaînes, la voiture regroupe différents types de fonctions: le transport individuel domicile/travail, le transport pour les courses (coffre), le transport pour les vacances, le transport des enfants, la manifestation du statut (beauté de la carrosserie, de l’intérieur, performances du moteur). Tesla a réalisé la parfaite offre groupée tout comme Apple avec son IPhone (pour d’autres types de fonctions), représentant un sommet pour l’ère automobile du XXeme siècle. Waymo n’est pas dans ce registre, mais dans celui de la disruption de l’offre groupée: éliminer purement et simplement le chauffeur, casser le lien propriétaire/chauffeur qui existe depuis les débuts de l’automobile. L’automobile a permis d’abord au chauffeur de réaliser des performances sportives:
puis à constitué un standard pour se déplacer à bon marché avec le modèle T:
notez que le modèle T au départ n’avait pas de coffre. Puis les fonctions se sont développées: le coffre a accompagné le développement des banlieues. L’automobile est devenue berline:
Puis le SUV a rehaussé le statut social du conducteur, en même temps que son siège.
L’offre groupée tourne toujours autour du conducteur en lui apportant plus de fonctions, tout comme les bouquets numériques proposent toujours plus de chaînes. Tesla en cela n’est pas un innovateur mais l’aboutissement de l’offre groupée avec notamment une option supplémentaire offerte au chauffeur: la conduite autonome, qui n’est pas censée le supprimer, mais lui donner des moments de repos, renforcer la sécurité de la conduite. La conception fondamentale de la voiture reste identique, centrée sur le chauffeur.
Regroupement, dégroupage
“Il y a deux manières de gagner de l’argent” disait Jim Barksdale, l’associé de Marc Andreessen chez Netscape: “regrouper et dégrouper. Les gens passent la moitié de leur temps à ajouter et l’autre moitié à retrancher. C’est comme ça que cela fonctionne.”
Le regroupement est un moyen pour mutualiser l’utilisation d’une technologie, pour en tirer le plus d’effet d’échelle possible par l’ajout de plusieurs produits sur un même support. Le disque vinyl 33 tours par exemple regroupait une série de morceaux de musique sur le même bout de plastique. La production faisait ainsi des économies d’échelle sur le matériel et la distribution. C’est pourquoi le 33 tours était moins onéreux par morceau que le 45 tours. Tout l’art était de trouver le bon public qui s’intéresserait plutôt à un patchwork de morceaux à bon prix plutôt qu’un morceau particulier mais plus cher.
L’idée commerciale derrière l’offre groupée est qu’on peut s’intéresser à plusieurs choses à des degrés divers: en l’occurrence être prêt à payer le prix fort pour un morceau mais pas pour un autre même s’il est plaisant. Si on réunit plusieurs personnes dans le même cas mais pour des morceaux différents, on peut faire une offre mutualisée intéressante pour tous: chacun se retrouve avec son morceau préféré et d’autres qu’il peut apprécier, même à un degré inférieur, le tout pour un prix intéressant. L’offre groupée se nourrit de notre désir de faire des compromis et des affaires même sur des services que nous ne désirons pas absolument. C’est à l’opposé de l’ethos de la Silicon Valley qui veut des produits qui correspondent parfaitement, le fameux “product market fit”. Je l’avais mentionné dans mon article Comment disrupter la Silicon Valley :
La vision négative de l’offre groupée est influencée par la Silicon Valley qui privilégie les produits purs, mono-fonction. J’y vois plusieurs explications possibles:
l’informatique ne connaît que deux réponses, 0 ou 1, c’est blanc ou noir, il n’y a pas de grisé. Cette logique structurante imprègne l’état d’esprit des développeurs logiciels.
La culture de la Silicon Valley est dérivée de mai 68 (4 ans avant à l’université de Berkeley, près de San Francisco). Elle est idéaliste et radicale, refuse les compromissions du monde ancien.
Clayton Christensen, qui a pourtant enseigné à Harvard, a profondément influencé les fondateurs de la côte ouest avec des théories sur la disruption (The innovator’s dilemma, The innovator’s solution). Un de ses ouvrages clés fut Competing against luck dans lequel il développe la théorie du «job to be done ». En gros, il s’agit de trouver la véritable fonction à laquelle répond un service et orienter sa stratégie pour y répondre encore mieux.
Dans le contexte de la Silicon Valley, l’offre mono-fonction devient disruptive par rapport à l’offre groupée, cette dernière reflétant les compromissions du passé
Contrainte par la technologie, l’offre groupée a de sérieuses limites que la Silicon Valley est experte à débusquer et éliminer, par l’introduction de nouvelles technologies. Au temps du microsillon, la distribution de musique était contrainte par l’utilisation d’un disque de plastique onéreux à produire à l’unité. En libérant la musique du disque vinyl, la technologie digitale a fait baisser drastiquement le coût marginal de distribution et le prix d’un morceau de musique. Apple s’est engouffré dans cette technologie pour proposer des morceaux à l’unité très abordables, rendant l’offre groupée précédente sans intérêt.
Éliminer le chauffeur de l’équation
Le chauffeur est inséparable de la voiture comme le plastique l’était de l’enregistrement musical. Le plastique représentait un coût marginal élevé pour la distribution musicale poussant à l’offre groupée pour l’amortir. De même le chauffeur représente le coût le plus élevé d’une automobile et un coût marginal de surcroît. Une voiture parcourt en moyenne 20 000 km par an. Supposons qu’elle le fasse à 80 km/ heure. Cela fait 250 heures sur la route. Le salaire moyen étant de 28 euros l’heure, le coût moyen revient à 7 000 euros l’année…Et sur 10 ans, bien plus cher que le coût de la voiture elle même…
Pour amortir ce coût, la solution jusqu’à présent était de diluer le poids du chauffeur par rapport à la valeur transportée:
soit en augmentant la capacité de transport: transports en communs, transport par camion, taxi…
soit en multipliant les fonctions de l’automobile pour augmenter ses capacités et sa valeur pour le chauffeur.
La troisième option plus radicale est d’éliminer le chauffeur purement et simplement, réduire le coût marginal pour disrupter l’offre groupée par une approche mono-fonction réellement bon marché, l’équivalent de l’iPod pour la musique. Ce sera l’explosion de la conduite pour compte de tiers. Cela implique que le chauffeur ne doit pas rester derrière le volant, même cantonné à un rôle passif (l’approche Tesla, Mobileye, ou Argo AI). La difficulté est de taille car c’est l’ensemble de la circulation routière qu’il faut repenser, dans un but de coordination: l’individu doit céder le pas au collectif. C’est tout sauf l’approche adoptée jusqu’à présent, qui reste individualiste se contentant de substituer un domestique robotisé au chauffeur.
La querelle LIDARs/caméras est hors sujet
Pour l’instant la question est de savoir s’il faut mettre des LiDARs sur la voiture, se contenter de caméras ou faire un mix des deux, complété éventuellement de radars. Il s’agit toujours de prolonger les sens du conducteur. Les caméras voient à 50 m les LiDARs à 250 m. Ils ont chacun leurs avantages et inconvénients :
les LIDAR sont plus intéressant quand la visibilité potentielle est lointaine et le temps nécessaire pour s’arrêter important (routes de campagnes, zones peu urbanisées, autoroutes). En revanche, ils sont encore chers et en conséquence n’ont pas beaucoup roulé en conditions normales.
Les caméras sont facilement installées dans des voitures ordinaires, adaptées pour la conduite du quotidien et alimentent depuis plusieurs années des systèmes d’IA. Il compensent une visibilité limitée par une meilleure connaissance des routes.
Dans les deux cas, voire les trois en intégrant les radars, il reste le problème des nombreuses situations où la visibilité est bouchée pour l’œil humain ou son remplaçant embarqué caméra ou LiDAR. Une situation comme celle-ci par exemple:
Le sujet pour la voiture sans chauffeur est d’introduire un troisième oeil placé sur la route et donc un nouveau partenaire: la puissance publique. Sans ce partenaire la voiture sans chauffeur risque bien de rester voiture autonome, une innovation de continuité selon la terminologie de Clayton Christensen. L’enjeu de la voiture autonome est important: elle peut apporter plus de sécurité à l’offre groupée automobile actuelle. Mais, cette technologie n’est pas disruptive, n’apportant pas l’effet d’échelle suffisant pour bousculer la situation actuelle.
Le troisième oeil
Les plus grandes innovations et phases de croissance sont le fruit d’investissements conjoints du public et du privé. Malgré leur côté individualiste, les américains ont pratiqué avec succès le partenariat public/privé pour dominer le secteur technologique. Pour en savoir plus, cliquez sur le lien. Citons l’industrie des semi-conducteurs, propulsée par les dépenses militaires, l’énergie nucléaire, ou même l’internet. Citons également la construction des autoroutes aux Etats-unis après la deuxième guerre mondiale. Or depuis quelques années, le dogme est de laisser l’investissement au privé, dogme renforcé par des déficits budgétaires abyssaux destinés à soutenir la consommation. Dans un tel contexte, il faudrait un changement d’état d’esprit majeur pour que les Etats-Unis prennent le leadership sur la voiture sans chauffeur. Waymo ne veut pas renoncer à l’idée, car elle correspond parfaitement au modèle économique de Google du coût marginal zéro. Pour l’instant ses nombreux partenariats concernent des sociétés privées, des futurs distributeurs du système comme Daimler, Stellantis ou Toyota, des fournisseurs de composants comme Intel ou de futurs clients comme Lyft ou Avis. La encore Waymo adopte la stratégie de partenariat de Google ou Android. Les villes et l’Etat fédéral sont absents de l’équation, si ce n’est pour obtenir les autorisations. Et celles-ci risquent de traîner.
La Chine en revanche a repris la recette des Etats-Unis et avance sérieusement sur le chantier des voitures sans chauffeur, les robotaxis pouvant être une première application. Baidu, l’équivalent chinois de Google a développé son Waymo, appelé Apollo, avec une différence: la société cherche à créer le système complet incluant l’intelligence artificielle non seulement dans la voiture mais sur le terrain. Baidu travaille en partenariat avec l’université de Tsinghua pour introduire Apollo Air, un système de capteurs installés sur le bord des routes. La Chine a pour objectif stratégique de couvrir le pays en communications V2X (vehicles to everything) d’ici 2025 avec un spectre dédié. Pendant ce temps, les fabricants de puces V2X occidentaux comme Qualcomm essaient d’évangéliser l’Europe et les Etats-Unis sur l’importance du 3ème œil.
La Chine risque bien d’être la première à disrupter le modèle traditionnel de la voiture. On peut imaginer que l’Occident, poussé par cet aiguillon, mais certainement avec plus d’atermoiements finira par pousser les technologies V2X et finalement la voiture sans chauffeur. C’est pourquoi, alors que beaucoup se résignent à ce que la conduite autonome ne soit qu’une option de plus dans la voiture, l’histoire pourrait être différente…