Starlink: l'effet Starship
Les cimetières sont remplis de sociétés qui n’ont pas compris les règles du jeu.
D’après Wikipedia:
Starship est un lanceur super lourd à deux étages, entièrement réutilisable, en cours de développement par SpaceX. En juillet 2024, il s'agira du véhicule le plus massif et le plus puissant jamais construit. SpaceX a développé Starship dans le but de réduire les coûts de lancement grâce à des économies d'échelle, en réutilisant les deux étages de la fusée, en augmentant la masse de la charge utile en orbite, en augmentant la fréquence des lancements, en créant une filière de fabrication de masse et en l'adaptant à un large éventail de missions spatiales. Starship est le dernier projet en date du programme de développement de systèmes de lancement réutilisables de SpaceX et de son projet de colonisation de Mars.
Starship, la méga fusée construite par SpaceX, représente une avancée majeure par rapport à la fusée Falcon 9, qui a mis en basse orbite la presque totalité des 7 000 satellites Starlink en activité1. Elle permet de transporter beaucoup plus en un voyage et à moindre coût car contrairement à Falcon 9, les deux étages de la fusée sont réutilisables et non pas seulement le lanceur. Même si le projet de colonisation de Mars est mis en avant, la réalité est plus prosaïque: constituer un réseau de 42 000 satellites en basse orbite, capables de délivrer un internet haut débit partout sur terre à un coût hyper-compétitif, rendant obsolète l’internet propagé par voie terrestre…
Starlink aujourd’hui
Avec ses 7 000 satellites en basse orbite, Starlink délivre de l’Internet haut débit à 2,7 millions de clients dans 75 pays. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le service est adopté par des clients aisés. D’après Spacenews, le 9 mai 2024 :
L'ambitieux réseau de satellites Starlink de SpaceX dépasse les attentes à un rythme effréné, selon un nouveau rapport de Quilty Space, une société d'étude de marché et de conseil.
Le rapport, discuté par les analystes de Quilty Space lors d'un webinaire le 9 mai, prévoit que Starlink est sur la bonne voie pour générer un revenu stupéfiant de 6,6 milliards de dollars en 2024, défiant le scepticisme de l'industrie et réécrivant l'avenir de l'internet par satellite.
De plus, d’après Quilty Space, Stalink devrait générer une EBITDA de $3,8 milliards en 2024 et être cash-flows positif !
La précédente expérience de réseau internet par satellite en basse orbite s’est avérée un échec jetant le doute sur ce type de tentative. Le réseau Iridium lancé à la fin des années 1990 comprenait 66 satellites en basse orbite (plus quelques satellites de rechange) destinés à fournir une couverture internet globale à bas débit. Cependant le coût était exorbitant:
$25 000/kg de satellite pour la fabrication
$60 000/kg pour le lancement
Une redevance importante payée à l’initiateur du projet Motorola.
Le projet Iridium a coûté $5 milliards pour 55 000 clients ($91 000 par client !). La faillite est arrivée très vite, dès 1999. Iridium a été repris à la barre du tribunal avec l’aide du gouvernement US en 2001. La société est toujours en activité avec 75 satellites lancées par…Falcon 9.
Comparons maintenant avec Starlink:
Coût de production d’un satellite: $800/ kg pour la V1 (2019), $1 100/kg pour la V2 (2023) et $800/kg pour la V3 (2025).
Coût de lancement d’un satellite en basse orbite par une fusée Falcon 9: $1 500/kg environ2.
Le coût total est de l’ordre de $2 300/kg contre près de $100 000/kg pour Iridium, soit 40 fois moins cher. Dès lors, Starlink peut pratiquer des prix compétitifs avec la fibre, gagner des abonnés et générer des résultats lui permettant de déployer d’avantage de satellites, augmentant ainsi l’efficacité du service, comme le montre sa tarification:
Pourquoi Elon Musk réussit-il là où Motorola a échoué?
Tout d’abord il voit grand quand Motorola cherche simplement à occuper une niche: 12 000 satellites, nombre révisé à 42 000 contre 66 pour Iridium. En visant l’intégralité de la population humaine, Elon Musk privilégie l’échelle et la courbe d’apprentissage (voir mon dernier article).
Il vise l’intégration maximum pour éviter les marges prélevées par des tiers et se focaliser sur la baisse des coûts à tous les étages: de la fusée aux composants des satellites jusqu’à leur intégration en réseau, la gestion des déchets et de la pollution visuelle.
Chaque partie du produit final est pensée pour maximiser à long terme l’impact des effets d’échelle, quitte à connaitre des échecs initiaux importants sur des paris insensés. Il ne suffit pas de produire plus, il faut aussi produire beaucoup mieux. Par exemple pour les fusées Falcon 9, la récupération du propulseur (1er étage) était un élément déterminant des économies d’échelles. II a fallu bon nombre d’essais et changement de technique avant de pouvoir récupérer une fusée: les premiers tests ont commencé en 2010 et la première fusée a été récupérée en 2016. Elon Musk a accepté des années de pertes et de ridicule pour acquérir cet avantage décisif: le lanceur représente plus des deux tiers du coût de la fusée. Sa récupération permet de réduire sensiblement les coûts et les délais de lancement, donc d’envoyer plus de satellites à moindre coût. Pour réduire les coûts, Elon Musk utilise des éléments standards peu coûteux, tout l’art étant dans l’assemblage avec un élément propriétaire. Ainsi pour relier les satellites, Starlink utilise des liaisons laser pour augmenter considérablement la bande passante et diminuer la latence. Ces liaisons laser permettent d’augmenter la capacité des faisceaux, une contrainte des satellites traditionnels. Les concurrents utilisent des fréquences radio, une technologie éprouvée mais peu précise, dépendante des stations terrestres pour plus de fiabilité, gourmande en énergie, nécessitant de lourds satellites. Au total, la technologie radio ne permet de desservir qu’un petit nombre de personnes par faisceau, ce qui est incompatible avec l’Internet en agglomération. La constellation Starlink, reliée par lasers, sera beaucoup plus efficace à moindre coût pour distribuer une connexion internet haut débit partout dans le monde. Le défi est de mettre en place au départ ces liaisons laser, et de les faire fonctionner: il y a un coût initial, des tâtonnements et des échecs. Mais à long terme, l’effet réseau constitué par ces liaisons laser renforce l’effet d’échelle et protège Starlink de la concurrence.
Cela nous ramène à Starship et au futur de Starlink.
Starlink demain
Avec Starship, SpaceX fait un bon de productivité. La fusée est entièrement récupérable et capable de transporter 6 à 7 fois plus que Falcon 9 en orbite basse:
Dès lors, les coûts de lancement des satellites en basse orbite (la principale variable du coût global) vont s’effondrer rendant la constellation Starlink hyper-compétitive pour distribuer de l’internet haut débit. Voici les chiffres réactualisés pour Starship:
-coût de production: $800/kg
-coût de lancement (objectif d’Elon Musk): $20/kg.
A $820/kg, le coût est encore divisé par 3 par rapport à ce que coûte aujourd’hui un satellite en basse orbite.
Où en est le projet Starship ? D’après Perplexity:
Le projet Starship de SpaceX est actuellement en phase de test intensif. En septembre 2024, SpaceX prévoit de réaliser le cinquième vol d'essai intégré de Starship, connu sous le nom de IFT-5. Ce vol inclura une tentative inédite de récupération du premier étage, le Super Heavy, en utilisant une tour équipée de pinces pour attraper le booster lors de son retour sur Terre.
SpaceX a déjà effectué quatre vols d'essai de Starship, avec le quatrième vol marquant un succès notable. Lors de ce vol, le Super Heavy a réussi un atterrissage contrôlé, et le Starship a traversé la rentrée atmosphérique pour atterrir en douceur dans l'océan Indien, malgré des dommages importants à une des surfaces de contrôle.
Starship va donc très prochainement être opérationnel et permettre à Starlink de baisser drastiquement ses tarifs. Mon opinion est qu’Elon Musk reproduit la stratégie de Tesla: créer d’abord un modèle haut de gamme pour une clientèle fortunée (le modèle S) vendu cher ($100 000 environ), puis avec les économies d’échelles réalisées, descendre progressivement en gamme pour inonder le marché (modèle 3, modèle Y…puis modèle 2 à $25 000 et robotaxi en 2025). Starlink n’est pas destiné à rester un fournisseur internet de la périphérie et des nomades, mais à constituer le premier opérateur mondial grâce à une combinaison qualité prix imbattable par rapport à des liaisons terrestres remplies d’obstacles.
Mesurer l’avantage Starlink
Capacité
Avec 42 000 satellites de capacité unitaire 120 gbps (gigabits par seconde) pour la V3, la constellation aura une capacité globale de 5 000 tbps (térabits par seconde). Le chiffre de 120 gbps est une estimation prudente, s’appuyant sur les progrès de la V2 (80 gbps) par rapport à la V1 (20 gbps).
Or la capacité utile de l’Internet terrestre est aujourd’hui 1 000 tbps. Starlink sera donc largement capable de fournir de l’Internet à l’entière population mondiale, quand les 42 000 satellites seront en orbite.
Coût
Il faut raisonner en coût marginal par rapport à une solution qui existe déjà mais qui doit régulièrement ajouter de la capacité: l’Internet terrestre.
Le coût global d’un satellite V3 lancé par Starship est de $820 par kg. Un satellite pesant environ 300 kg, le coût global est de 250 000 euros, soit $10,5 milliard pour la constellation. La durée de vie d’un satellite en basse orbite est de 5 ans. Donc le coût annuel en dépense d’immobilisations pour fournir de l’internet à l’ensemble de la population mondiale est de $2,1 milliards par an. C’est une broutille par rapport aux dépenses en immobilisations des opérateurs de télécommunication tous les ans. Verizon par exemple dépense $20 milliards tous les ans, AT&T $18 milliards, Orange $8 milliards, etc.
On peut également croiser ces estimations en raisonnant en tbps. Le coût marginal des installations terrestres de télécommunication est d’environ $150 million par tbps installé. D’après nos calculs, un satellite V3 coûte $250 000 pour une capacité de 120 gbps et dure 5 ans. Le coût marginal par tbps est donc de $400 par gbps ou $400 000 par tbps.
Récapitulons dans un tableau
Ces chiffres sont approximatifs mais montrent l’immense avantage de Starlink par rapport aux connexions terrestres. C’est logique: il n’y a pas d’obstacle dans l’espace3
Comment Elon Musk va exploiter son avantage
Le précédent Jio
Jio, société de télécommunications du groupe Reliance Industries, appartenant au milliardaire indien Mukesh Ambani, établit un précédent, une expérience de laboratoire utile pour notre sujet.
Jio a pris les sociétés de télécommunications indiennes à contrepied. Ces dernières ont conçu leur réseau mobile à l’origine pour transporter de la voix, ce qui nécessitait un appareillage coûteux pour dédier des canaux spécifiques à chaque conversation (switches). Puis elles les ont fait évoluer pour accommoder de la donnée, en rajoutant des couches: 2G, 3G, etc. Jio a lui construit directement un réseau de données 4G, la voix étant une donnée comme une autre. Un tel réseau a pu être construit avec du matériel basique. Le coût initial était certes important ($32 milliards) mais le coût marginal quasi nul, si bien que Jio a très vite cassé les prix des opérateurs historiques (2016) pour s’imposer comme le premier réseau mobile en Inde (470 millions d’abonnés fin 2023 et 40% de part de marché).
L’Internet étant un marché très large, la question est de savoir si Jio s’est contenté d’être un opérateur à bas coût ou a fait levier sur son avantage pour prendre une part encore plus substantielle de ce marché.
La tentation est de chercher l’intégration verticale pour gagner une plus grosse part du fromage internet. Jio l’a fait des 2016 en créant de nombreuses applications: JioSphere (navigateur), JioChat (messagerie), JioCinema(streaming), JioMart (e-commerce), JioMoney (paiements), JioSaavn (musique), etc. Jio a également créé sa propre ligne de smartphones. Même avec un avantage de tarif qui permet d’orienter le consommateur vers les applications propriétaires, il est difficile de résister à Facebook, YouTube ou Netflix très appréciés de leurs utilisateurs. Jio s’est rendu à la raison et a finalement accepté le rôle de porte d’entrée pour les grandes applications internationales. En contrepartie, Facebook a pris 10% du capital de Jio pour $5,7 milliards et Google $4,7 milliards pour 7,7%. Jio a ainsi pu rembourser la dette contractée pour construire son réseau 4G.
La leçon est que les applications des BigTech sont quasiment impossibles à concurrencer; que l’avantage de Jio sur l’infrastructure de télécommunications est insuffisant pour l’emporter face à Netflix ou Google Map; qu’il est donc préférable à la place de négocier avec elles pour leur arracher quelques royalties. La verticalisation nécessite d’avoir un avantage à chaque étage.
Cela nous amène au sujet incontournable de l’IA. Jio peut-il gagner un avantage sur cette technologie primordiale grâce à son réseau à bas coût ? L’Inde a été plutôt négligée par les BigTech jusqu’à présent puisque les 195 centres de données existants ont une puissance combinée d’un gigawatt seulement, ce qui est faible pour entraîner un LLM de pointe adapté aux cultures locales. Jio a donc cette fois une réelle opportunité pour prolonger son avantage sur un marché à plus d’un $trillion:
1/ Il va offrir (gratuitement) 100 Giga à ses clients mobile pour qu’ils adoptent son offre cloud
2/ il propose sur son cloud un service d’enregistrement et de transcription des conversations. Sur 480 millions de clients à son réseau mobile, Jio pourra ainsi constituer un trésor de données uniques pour entraîner un LLM.
3/ Jio annonce la construction d’un centre de données d’un GW pour entrainer ledit modèle (équivalent d’un million cinq cent mille H100), bien plus puissant que tous ce que les BigTech ont construit jusqu’à présent. Le plus gros cluster était jusqu’à peu de 32 000 H100 (Meta).
Le pari est certes intelligent mais pas gagné car Jio a construit son succès initial sur des concurrents peu dynamiques, les opérateurs téléphoniques historiques habitués à collecter une rente. Il doit cette fois affronter les géants de la Silicon Valley, qui sont des paranoïaques. Ces derniers ont déjà de multiples utilisateurs indiens sur leurs serveurs et comptent bien exploiter les données collectées. Whatsapp par exemple a plus de 500 millions d’utilisateurs en Inde.
Starlink
Starlink a le même type d’avantage que Jio mais a l’échelle mondiale cette fois. Comme Jio pour tenter l’intégration verticale, il lui faut faire face à une concurrence sérieuse. Ce n’était pas le cas quand les concurrents étaient Boeing, la NASA ou les constructeurs automobiles traditionnels. La prochaine étape sera donc plus dure que celle de la construction de Starlink ou Tesla. Il s’agit d’arriver en premier à l’intelligence générale au travers de sa société xAI, but également poursuivi par OpenAI, Meta, Google, Microsoft et Amazon. Pour ce faire il faut de la puissance de calcul, des données et une force de distribution:
Puissance de calcul: xAI vient d’achever la construction du super calculateur le plus puissant du monde: 100 000 H100/150 MW. L’objectif est d’entraîner la prochaine version de Grok (Grok 3) et de doubler tant GPT-5, Llama 4 que Gemini 2. Colossus ne fonctionnera probablement pas du premier coup mais la direction est lancée.
Données: Grok va utiliser les données uniques de X (notamment en matière scientifique), de Tesla (sur le comportement routier) et Optimus (robotique) pour avoir une intelligence unique capable d’enclencher des actions intellectuelles et physiques.
Force de distribution: le problème se l’IA générative est qu’à la différence du modèle économique d’Internet, le coût marginal n’est pas nul en raison de la consommation de GPUs à chaque requête. Le modèle payant est incontournable et la distribution rendue plus difficile. Les souscripteurs se comptent en millions et non pas en milliards. Elon Musk s’appuie sur X (550 millions d’utilisateurs mensuels) pour commercialiser Grok, une IA entraînée sur 25 000 GPUs à partir des données de X. X premium est proposé avec Grok 2 au prix de €8,4 par mois. C’est moins cher que les abonnements payants de ChatGPT, Gemini, Claude et Poe.
Grok est cependant parti avec 6 ans de retard par rapport à GPT. Il n’a ni sa marque, ni la puissance de distribution de Meta, dont l’IA a déjà 400 millions d’utilisateurs, ni un cloud propriétaire. Mettre en place un cluster de 100 000 H100 pour l’entrainement va aider certes, mais il faut un catalyseur pour propulser les ventes, d’autant qu’Elon Musk à la différence des autres LLMs, n’a pas adopté le modèle freemium: une version dégradée de Grok n’est pas disponible. Starlink pourrait constituer un point d’entrée plus décisif que le réseau X pour vendre Grok 3. Considérons les sommes à débourser aujourd’hui pour accéder à la version payante de ChatGPT (calcul dos de l’enveloppe): 40 euros pour la connexion Wifi haut débit, 30 euros pour la connexion 5G, 20 euros pour ChatGPT, soit 90 euros. Starlink, grâce à Starship, sera en mesure de proposer une offre à très bas coût, concurrente du Wifi et de la 5G, mettons à 20 euros. Dès lors, qui pourrait résister à une offre groupée avec X et Grok 3 à moins de 30 euros. Starlink ferait vendre Grok 3 qui ferait vendre X. Il y a une dynamique vertueuse entre X et Grok qu’Elon Musk a bien compris: X fournit les données qui permettent d’améliorer Grok et Grok permet de vendre X, d’où l’offre groupée qu’il propose aujourd’hui:
Le problème aujourd’hui est celui de l’étincelle. Il faut désormais compter avec l’effet Starship.
Bonne semaine,
Hervé
La basse orbite comprend des distances comprises entre 400km et 1 200 km de la terre. Les satellites Starlink évoluent à 550 km d’altitude en moyenne pour réduire la latence. La tendance est de les lancer plus bas (jusqu’à 340 km).
À ne pas confondre avec le prix de lancement qui est plutôt de $3 000/kg en basse orbite avec Falcon 9. Pour Ariane 6, il faut compter $7 500/kg.
Il y a un mythe concernant les déchets de satellites. S’il est vrai qu’ils constituent un problème en haute orbite, c’est différent en basse orbite: pour chaque 100km d’altitude en plus, les débris mettent 10 fois plus de temps à être absorbés par l’atmosphère. Il faut 1000 ans pour descendre de 700 km à 600 km, 100 ans de 600 km à 500 km, 10 ans de 500 km à 400 km et enfin 1 an de 400 km à 300 km (source Casey Handmer).